Chapitre IV
Articles parus dans la revue EUROPE (de 1961 à 1967)
L'HOMME SELON ROUSSEAU
Bien qu'il paraisse à peu près impossible de nous représenter les premiers tressaillements de la pensée et les images qu'ils firent éclore à travers notre sensibilité mentale, il est toutefois permis d'affirmer que l'Homme est la cause de toute expression littéraire.
Sans doute devons-nous supposer qu'il ne s'est pas immédiatement déduit de sa perception des choses environnant son existence ; mais un jour — qui sait de quelle durée ? l'intuition de son phénomène s'est obscurément glissée dans les frémissements de sa réflexion, faisant intervenir une différenciation, jusqu'alors inaperçue. A partir de ce moment, la certitude de soi s'est ajoutée à celle de l'existence, et, sans qu'il soit permis d'aboutir à une démonstration, on peut prétendre que l'Homme est né de cette coïncidence.
Nous ne connaîtrons probablement jamais la nature des angoisses, des enthousiasmes que cette certitude de soi-même a sans doute imposés à la succession des êtres qui nous ont précédés dans le rude chemin de l'existence. Des centaines, des milliers de siècles nous séparent de ces premiers émois.
Cependant, c'est cette invisible accumulation qui devait conduire, il y a à peu près deux mille cinq cents ans à l'orgueilleuse mais décisive affirmation de Protagoras « L'homme est la mesure des choses » ou du monde.
Nous ne rappelons la phrase, si souvent citée, que pour indiquer sa signification ; car, à partir de cette expression, il semble que l'Homme considère que l'aventure vitale a perdu une part de son obscurité première, ou antérieure, au moins, que son mystère cesse d'être impénétrable. A partir de ce moment, si l'Homme ne se considère nullement comme le créateur des choses ; au moins, adopte-t-il la posture de témoin de l'existence. Par cet apport, qui est celui de son originalité, il indique l'extension du simple sensoriel vers le spirituel, et leur possible cohésion dans la faculté intellectuelle. Or, ces particularités ont pour conséquence de relier l'ensemble des manifestations vitales à un pouvoir de compréhension, et, finalement, de connaissance, que rien ne permettait de prévoir avant l'intervention humaine ; ce qui fait, au peut faire, que la Vie se double d'un état qui peut être celui de la lucidité.
Certes, ce n'est pas sans effroi qu'on mesure l'ampleur de la responsabilité imposée aux représentants de notre espèce.
Correspondre à « la mesure des choses, ou du monde », c'est se trouver dans l'obligation, tôt ou tard, de traduire le langage de la Vie ; de justifier, peut-être, ses manifestations au nom d'une pensée d'ordre dont, après tout, nul n'est sûr qu'elle soit autre chose qu'une préoccupation subjective. Il faut saisir les effets de cette vie, et les « organiser » pour répondre aux sollicitations d'une volonté cherchant à entraîner la vie du tout, vers une justification qui se voudrait rationnelle. Une telle prétention suppose une nouvelle exploration de ce qui nous environne ; et faite, cette fois, au nom d'une curiosité qui se propose d'interroger le mystère initial avec l'intention de le soustraire, de l'arracher à la contamination de tout fabuleux, pour, en somme l'amener, et certains diront le réduire, aux proportions de la dimension humaine.
Sans, pour autant, avoir, peut-être, la possibilité de remonter jamais aux sources de la formation originelle.
Mais si nous évoquons ce problème, c'est avec l'intention d'aboutir au rappel d'une particularité qui ne nous parait pas toujours suffisamment signalée cette hantise du Monde
et de sa nature possible, a pour conséquence de détourner, trop souvent, l'Homme de l'attention de son propre phénomène. Souvent perdue dans les manifestations d'une existence illimitée, l'Espèce oublie son cas. La Vie, objet de notre connaissance, sans doute ; mais l'Homme serait-il permis de demander. Or, trop souvent, trop longtemps en tout cas :l'homme, son principe, sa condition, son organisation se voient comme abandonnés à la simple efficacité du hasard.
Si bien que, de développement en développement, et, il faut ajouter : d'improvisation en improvisation, on parvient à ce milieu du XVIIIe siècle, et, très exactement à Jean-Jacques
Rousseau, en un état de perception suffisamment larvaire pour autoriser la ligne qu'il écrit dès le début de la préface de son Discours sur l' Inégalité 1753-54 :
La plus utile et la moins avancée de toutes les connaissances humaines me parait être celle de l'homme.
Par conséquent, toute l'Histoire, et, à plus forte raison : la Préhistoire se sont écoulées sans que l'inquiétude du phénomène ait été dissipée. Même à cette époque qui est la nôtre, la somme d'ignorance est loin d'être écartée puisqu'Alexis Carrel pourra donner ce titre à son livre
« l'Homme, cet inconnu » et écrire ceci : « Malgré l'étendue de nos connaissances, nous ne nous sommes jamais embrassés d'un regard assez général ».
Il semble, cependant que l'avertissement ne puisse concerner Rousseau, qui, dès ses premières affirmations laisse entrevoir qu'il est obsédé par cette question de la Connaissance de l'Homme. S'il s'insurge contre la science, c'est qu'elle lui parait s'écarter de l'approfondissement de sa cause et de son but. La Connaissance, selon lui, doit avoir ce centre et ce terme : l'homme ; sinon, elle reste superflue. Mais de quel homme est-il question ? Les couches humaines se découvrent aussi juxtaposées que celles de la géologie. Mais le génie de Rousseau n'est pas déconcerté par les difficultés rencontrées, et c'est l'homme fondamental qu'il a l'ambition d'identifier. Avant les ethnologues de notre temps, il possède ce souci de remonter — autant que cela est possible à notre pouvoir d'investigation, à l'être le plus originel qu'il soit permis d'atteindre. Comme tant de rêveurs, ce rêveur est un réaliste. Il s'inquiète par conséquent de savoir : Comment l'homme viendra-t-il à bout de se voir tel que l'a formé la Nature, à travers tous les changements que la succession des temps et des choses a dû produire (tans sa constitution originelle, et de démêler ce qu'il tient de son propre fond d'avec ce que les circonstances et ses progrès ont dû ajouter à son état primitif ? Discours sur 1' Inégalité. Il ne rencontre en effet, depuis qui sait combien de millénaires à la place de la nudité originelle :
...que le difforme contraste de la passion qui croit raisonner et de l'entendement en délire. Dès lors...comment connaître la source de l'inégalité parmi les hommes si l'on ne commence par les connaître eux-mêmes (id.).
Par ce qui est ici affirmé, nous devinons déjà tout ce qui écarte Jean-Jacques Rousseau des Encyclopédistes ; pourtant, la rupture n'interviendra qu'au moment de son grand repliement sur lui-même, mais, dès cet instant, nous devinons qu'ils sont séparés par l'abîme creusé, grâce à la Révolution, entre deux âges humains ; celui auquel se rattache le 18e ne traduisant qu'une déduction intellectuelle de la Vie ; tandis que le suivant tentera de lier le pouvoir de l'Intelligence à l'interprétation du Rêve, en laissant intervenir ce facteur tout puissant : la sensation. Ce n'est ni par la mémoire et moins encore par l'analyse qu'il est permis de remonter à la perception des structures originelles, mais par une émotion intuitive recréant sinon l'ensemble, au moins la plus grande part de condition humaine. Aussi, à ce moment (1753) où il rêve (le présenter une sorte de parcours de l'Espèce à travers la Vie, n'est-ce pas à la connaissance historique qu'il s'adresse, mais à lui-même, à sa puissance de rêve. Il délaisse les bibliothèques et s'enfonce seul, dans la forêt de St-Germain.
« Ce fut, je pense, en cette année 1753, que parut le programme de l'Académie de Dijon sur l'Origine de l'inégalité parmi les hommes. Frappé de cette grande question, je fus surpris que cette Académie eût osé la proposer ; mais, puisqu'elle avait eu ce courage, je pouvais bien avoir celui ci de la traiter et je l'entrepris. Pour méditer à mon aise ce grand sujet, je fis à St-Germain un voyage de sept à huit jours... Je compte cette promenade pour une des plus agréables de ma vie... Enfoncé dans la forêt, j'y cherchais, j'y trouvais l'image des premiers temps... comparant l'homme de l'homme avec l'homme naturel... Mon âme, exaltée par ces contemplations sublimes, s'élevait auprès de la Divinité... » De ces méditations résulta le Discours sur l'inégalité. (Les Confessions, livre VIII.)
Sous cette simple et profonde apparence, c'est en réalité la spiritualité de deux positions mentales qui se trouvent confrontées par la phrase : « l'homme de l'homme » que Rousseau oppose A « l'homme naturel ». La première déduction contient l'être classique, alors que l'autre porte en elle l'essence d'une spiritualité romantique. L'émotion humaine cesse d'y être uniquement intellectuelle, pour indiquer, traduire l'effervescence lyrique. L'homme tente de se soustraire à la domination de l'humanisme abstrait, pour rejoindre la vie des choses et subir leur imprégnation.
Le romantisme n'est rien d'autre qu'un rattachement mental de l'Homme à l'Existence. Or, s'opposant, à cette cause de fécondité, la suprême incarnation du classicisme qu'est le 18e siècle, n'aboutit (va la stérilité définitive. En effet, son principe de « l'homme par l'homme » ne propose en réalité d'autre solution que celle de l'homme par l'homme de Cour ou du Monde. Ainsi, les monarchies occidentales ont privé l'Espèce de toute chance de renouvellement. C'est en présence de ce vide que se trouve l'aristocratie française.
Avec un effroi teinté d'épouvante, elle découvre l'aboutissement de son principe, tout en se soupçonnant incapable de le modifier. C'est en fonction de cet ensemble que se réalise le plus paradoxal des accords jamais vus : d'une société, visiblement parvenue au dernier degré d'un raffinement inutile, et de cet homme : Rousseau Mais l'élite sent, à travers lui, sourdre la possibilité d'un renouvellement dont elle se déclare incapable. Et la perception de ce désarroi procure au penseur sa certitude. Il est l'avenir, le devenir... tout le reste, pourrait déjà dire Verlaine, est littérature. Et c'est ainsi que le symbole de la Volonté s'incarne en lui, comme celui de la Révolution qui doit être entreprise, si l'Homme veut parvenir à la réalité de son principe. Et c'est pourquoi Hegel dira Rousseau est le premier qui ait posé ce principe : l'homme est volonté, et il n'est libre que dans la mesure où il veut ce que sa volonté veut.
Nietzsche, de son côté notera quelles conséquences s'éveillent avec cet homme
Dans tous les séismes sociaux, c'est toujours l'homme selon Rousseau qui agit, pareil à l'antique Typhon sous l'Etna... Et s'il s'écrie : « Seule, la nature est bonne, seul, l'homme naturel est humain, c'est encore qu'il se méprise et aspire à se dépasser ; dans cet état, l'âme est prête à des décisions redoutables, mais fait appel aussi à ce qu'elle a de plus noble et de plus rare en elle ». (Considérations, intempestives Aubier 1954, trad. de Geneviève Bianquis.)
A travers tout le développement de l'influence rousseauiste, nous sentons l'homme envisager le retour à sa condition organique, afin de se voir dans sa totalité. Il lui faut, et il le sent, se libérer d'on ne sait quelle quantité de considérations abstraites venues du religieux, du philosophique, du social et, naturellement du légal. Toutes ces puissances enfantées au nom de volontés secondaires, étouffent sa chance d'expansion vers lui seul. Certes, il n'est pas certain que Rousseau ait eu l'absolue notion de sa puissante, de son extraordinaire originalité ; ceci importe peu, puisqu'il se conduit exactement comme si la perception guidait ses gestes et ses pensées. Il est d'abord l'homme rêvant l'Homme dans sa condition initiale, car l'état sauvage est déjà une post-image de la première figure.
Il nous propose le Rêve comme source d'inspiration ; la survivance des dons primordiaux pouvant alors parvenir jusqu'à la sensibilité mentale et illuminer sa réflexion. Pour une telle entreprise, la solitude lui semble indispensable. Il quitte Paris, les relations acquises, les chances de succès, pour se trouver seul, détaché de tout, devant la virginité de la vision. Il espère, par ce moyen, parvenir à la totalité de la puissance individuelle. C'est dans les bois de Montmorency et après qu'un orage passionnel l'aura secoué jusqu'à ses ultimes profondeurs, que le rêve s'ébauche, de l'Homme uni à la vigueur des Choses. Elles sont la permanence de la vitalité, le témoignage accessible à la méditation. Les œuvres vont naître, de cette rencontre, à l'état de grandes enjambées qu'il fait à travers le mystère existentiel. Pendant un court espace de temps : 1756-1762 — et encore, convient-il de soustraire la période d'adaptation qui dure presque jusqu'à la fin de la première année de son séjour — c'est la Lettre à d'Alembert sur les spectacles ; c'est la Nouvelle Héloïse, ce roman qui est un tel témoignage I Et ce sont enfin, les pages inoubliables d'Émile (ou de l'éducation) et le puissant Contrat social devant lequel l'esprit ne cesse de réfléchir.
A l'aide de cet ensemble, il entreprend, selon l'expression d'Alain « d'ébranler le monde », non pour le seul et vain plaisir de s'extérioriser, mais avec l'intention de participer à sa possible orientation
La pénétration de ce rare et puissant esprit, nous dit encore Alain, devait ébranler le monde. Car partout OÙ il a porté sa lente attention, l'attaque est directe. Mais je dis plus, je dis que l'invention en cet auteur a de quoi nourrir les siècles. (Histoire de mes pensées, Politique.)
Et sans doute, le rayonnement de cet esprit est-il en partie dû à cette volonté d'atteindre l'homme dans son état fondamental, par conséquent, de construire un humain permanent, pouvant, au besoin, avoir l'efficacité d'une référence constante :
« Je méditais donc sur le triste sort des mortels flottant sur cette mer des opinions humaines, sans gouvernail, sans boussole et livrés à leurs passions orageuses, sans autre guide qu'un pilote inexpérimenté qui méconnaît sa route, et qui ne sait ni d'où il vient ni où il va. » (Émile, Profession de foi du vicaire savoyard.)
Mais alors, et les philosophes ? leur langage l'a déçu : « Si vous pesez les raisons, dit-il, ils n'en ont que pour détruire » (id.).
Est-il donc plus fort que tous les autres ? Il est plus simple, voilà tout. Le raisonnement l'intéresse moins d'ailleurs que la relation existentielle. Et encore, entend-il lui assignerdes limites ; car, dira-t-il « Nous n'avons point la mesure de cette machine immense. » Et, aussi : ...des mystères impénétrables nous environnent de toutes parts... Pour les percer nous croyons avoir de l'intelligence, et nous n'avons que de l'imagination.
Alors ? Eh bien, il faut se défier des systèmes et s'en tenir à l'Existence. Mais par quoi ? Mais par elle ; par ce lien qu'elle nous assure : nous-mêmes. L'immense (ou intense) simplicité d'abord : J'existe, et j'ai des sens par lesquels je suis affecté. Voilà la première vérité qui me frappe et à laquelle je suis forcé d'acquiescer. (Emile.)
Enfin ! serait-il permis de s'écrier : l'Homme-organique. Observons en passant la différence avec Descartes « Je pense, donc je suis », position abstraite et qui conditionne l'Existence. Rousseau part du concret. Si nous étions logiques et ne faisions pas dépendre l'existentialisme de faux existentialistes, nous tiendrions ce point de départ : tout débute par une constatation vitale (énergétique, serait-il possible de dire encore). Rousseau crée comme une intimité de palpitations entre l'effet et sa réception immédiate. La perception tient d'abord au sensible pour parvenir, mais ensuite, à sa réflexion. Le « Moi » s'instaure, mais par l'effet d'une similitude d'impressions sensorielles
« Mes sensations se passent en moi, puisqu'elles me font sentir mon existence. » Et il aura cette remarque hardie : « Ainsi toutes les disputes des idéalistes et des matérialistes ne signifient rien pour moi » (souligné par nous).
D'abord, par conséquent, une admirable passivité émotionnelle ; l'Existence est cet extérieur qui va vers le sujet qui le reçoit. Il est encore intellectuellement nul en présence des impressions :
« Cet être passif sentira chaque objet séparément, même il sentira l'objet total formé des deux (sensations et manifestation intelligente) ; mais n'ayant aucune forme pour les replier l'un sur l'autre, il ne les comparera jamais, il ne les jugera point ». (Emile.)
Cependant, une impression, mais, cette fois, de jugement se dégage des afflux sensitifs, et une forme d'indépendance se fait jour qui est celle de la faculté enfin intelligente. C'est alors que naît un « Moi », frémissant d'impressions vitales ; et la constatation se fait : « Je ne suis donc pas simplement un être sensitif et passif, mais un être actif et intelligent ».
Et c'est cette remarque digne d'attention :
« M'étant, pour ainsi dire, assuré de moi-même, Je commence à regarder hors de moi, et je me considère avec une sorte de 'frémissement, jeté, perdu dans ce vaste univers, et comme noyé dans l'immensité des êtres, sans rien savoir de ce qu'ils sont, ni entre eux, ni par rapport à moi. Je les étudie, je les observe ; et, le premier objet qui se présente à moi pour les comparer, c'est moi-même ». (id.)
Une chance de parvenir à la nature indemne de l'Homme nous est donc suggérée. Par-delà l'Histoire et la Préhistoire (qui d'ailleurs n'existait pas encore) l'Individu est le résultat valable de la Nature. En l'innocentant de toutes les causes secondes, ou fortuites, peut-être avons-nous quelque chance de parvenir à l'intégrité initiale. C'est évidemment la porte ouverte à toutes les formes d'intuition, de connaissance, où réalisme, lyrisme se 'trouvent consciemment ou inconsciemment associés, pour aboutir à ce surréalisme dont notre âme moderne s'est enrichie. La Nature est cette évidence offerte à notre investigation. Il n'est d'ailleurs pas question de voir en elle une force « fraternelle », mais cet inépuisable état dans lequel le nôtre se sent inclus. L'Homme peut être le témoin de l'Existence, surtout s'il dispose de ce pouvoir si magnifiquement défini par Bergson comme celui de « la sympathie divinatrice ».
L'Homme est alors un lieu de convergences qui assemble en soi les effets de l'Existence pour les interpréter, grâce à l'apport d'un subtil mélange de sensations (d'inspiration ?) et de réflexion. Hors un terme suprême qui est Dieu, la constatation est ouverte devant lui et c'est elle qui le place au Premier rang des êtres :
« ...par mon intelligence, je suis le seul qui ait inspection sur le tout. Quel être ici bas, hors l'homme, sait observer tous les autres, mesurer, calculer, prévoir les mouvements, leurs effets, et joindre, pour ainsi dire, le sentiment de l'existence commune à celui de son existence individuelle ? » (1' Emile, Profession de foi du vicaire savoyard. )
Témoin de l'intense palpitation de la fécondité qui a l'amour pour cause, comment ne reporterait-il pas sur l'homme l'essentiel de la leçon qui se dégage de sa contemplation ?
C'est cet élan qui lui dicte ces Phrases dont l'enthousiasme incite l'esprit à approfondir sa pensée :
La justice est inséparable de la bonté ; or la bonté est l'effet nécessaire d'une puissance sans borne, et de l'amour de soi, essentiel à tout être qui se sent. Celui qui peut tout étend, pour ainsi dire, son existence avec celle des êtres.
C'est le principe de la cohésion intérieure, dont le report vers l'extérieur parait inévitable ; et c'est cette « force » qui l'incite à déclarer mauvaise, malsaine, toute société en qui cette valeur principale n'est pas respectée. Dans une telle forme de « contrat » toute hiérarchie devient fatalement la caste, et favorise la tendance au particulier, aux dépens du général qui est aussi le tout. Or, la loi fondamentale de Rousseau suppose un Amour conduisant au bien, c'est-à-dire, englobant dans sa puissance la masse la plus totale d'existence.
C'est le frémissement panthéistique, mais, cette fois appliqué à l'Homme pour constituer l'humain, c'est-à-dire : sa valeur supérieure, sa puissance d'attraction vers le tout. C'est de ce frémissement du global dans 1' Individu que naîtra, si vite après lui, le Romantisme. En ce qui le concerne, il veut un Amour qui soit ordre, donc : totalité ; car, note-t-il avec circonspection :
Il y a quelque ordre moral partout où il y a sentiment et intelligence. La différence est que le bon s'ordonne par rapport au tout, et que le méchant ordonne le tout par rapport à lui. Celui-ci se fait le centre de toute chose ; l'autre mesure son rayon et se tient à la circonférence (id.). Il n'est que de jeter un regard sur les diverses formes d'aristocratie des monarchies occidentales, comme sur « les castes ) des sociétés actuelles pour sentir la force du précepte de Rousseau.
Si dans la vie universelle, et selon la phrase du Poète « La Nature est un temple », sur le plan de la société humaine, le Peuple aussi est ce tout auquel notre souci, notre besoin d'amour de nous-mêmes doit aboutir. De même que la Nature est la source de toute émotion, le Peuple est celui de toute adhésion ; il faut s'unir à son principe, source de toute souveraineté, et par conséquent, source de toute justice.
Dans l'ordre social, il est l'équivalent organique à celui que propose la Nature ou la Vie dans l'autre règne. Une émotion, de nature identique doit nous souder à la réalité collective, qui est le point de départ de toute valeur juridique, parce qu'elle incarne la puissance, la seule qui soit vraiment effective, du Grand-nombre.
Cependant, là non plus, le juridique, qui est un abstrait, peut être le principe en soi ; là encore, il découle de l'organique. Nous ne devons pas dire : « 11e. Pense, donc je suis », mais bien « J'existe, parce que j'adhère » et, bien entendu à la somme la plus complète d'individus. A cette condition seule, une société peut tendre à l'harmonie et devenir la réalité du Contrat Social, par l'effet d'une dépendance qui « organise » l'indépendance. C'est cette sorte d'apparente contradiction dont Alain, encore, signale l'extraordinaire puissance.Le Contrat Social n'était pas moins effrayant que l' Emile... Tout est dit là-dessus dans le chapitre qui a pour titre : Le Droit du plus Fort ; et je tiens qu'on n'a rien lu de pareil depuis Platon... Ce titre (le Contrat social) n'annonce nullement, comme on feint quelquefois de le croire, une étude sur l'origine des sociétés ; non, c'est bien plus grave.Il s'agit de formuler les titres d'une société supposée légitime, c'est-à-dire qui aurait le droit de compter sur la libre obéissance (le ses membres... En cette situation personne n'obéit et personne ne commande, chacun est à la fois souverain et sujet ; comme souverain il décrète ce à quoi il devra obéir comme sujet. Cette situation étrange, d'un peuple debout et délibérant, n'est jamais réalisée à la rigueur, sinon pour un très petit peuple. Et pourtant un peuple n'est un peuple qu'autant qu'il se renouvelle, et presque à chaque minute, ce serment de lui-même à lui-même. (Histoire de mes pensées, Politique.)
Lorsque dans nos bavardages, nous faisons allusions à la,« dignité humaine », il n'est pas sûr que nous ayons toujours conscience de la responsabilité que nous imposons à Homme.
Pris dans un temps qui est celui de notre génération, ou de la précédente, ou de dix générations antérieures, nous nous irritons fréquemment des obstacles qu'un réel, aussi momentané que nous, oppose à nos impulsions. Mis en présence des tendances affirmées par Rousseau, nous nions le réel de son rêve. Nous oublions alors la position de cet esprit par rapport au Temps et qu'il est ce Temps lui-même et son implacable sérénité. Or, sa grandeur est de confier le problème de la Vie à la Vie elle-même. A peine commençons-nous à concevoir
Rousseau dans sa réalité, féconde, car la réflexion humaine, ainsi que l'indiquent certains savants, est encore à son stade infantile. Ali aussi est l'avenir et coïncidera, de plus en plus, avec lui. Un de ses disciples, Édouard Claparède, avait, en 1912, entrevu cet accord de l'avenir et. de Jean-Jacques, car il a écrit : « De Rousseau, on peut dire que l'oeuvre se modernise au fur et â mesure que le temps s'écoule ». Rousseau sera pénétré des jeunes générations mieux que des anciennes.
Ce développement de la lucidité grandissante suffit à attester l'actualité de ce penseur parmi nous et que des découvertes peuvent encore se faire. puisque Alain nous a, de son côté,
Prévenus « L'invention de cet auteur a de quoi nourrir les siècles ».
Où est le centre de ce vaste ensemble ? En ceci (d'abord : Jean-Jacques oppose une conception dynamique de la. Vie aux précédentes, plus volontiers statiques. C'est un point essentiel. Il associe, nous l'avons vu, Il Lomme et la fonction humaine à l'énergie vitale, tout en rendant cependant cette fonction humaine indépendante des forces naturelles. Cependant, le rôle des forces naturelles est si grand qu'il serait possible de voir en Rousseau le précurseur de certaines théories actuelles qui veulent que la Nature prépare l'Homme et voient en lui comme un échelon suprême du développement général. Oit dirait qu'il a entrevit une Nature qui justifie son œuvre par la compréhension qu'elle fait éclater dans l'être humain. En ce cas, la Nature assumerait la responsabilité de sa transformation ; de sa transfiguration serait-il possible (le dire, par la mutation du mouvement en intelligence.
En ce cas, l'intelligence, imprégnée de vitalité initiale serait comparable ?t ce râle (le 1' « Ur-mélodie » qu'on entend dès la première mesure du prélude de l'Or du. Rhin ? Ia vie monte, lourde de tous ses éléments. C'est l'organique sonore qui s'étaie, par degrés, it travers tous les timbres de l'orchestre et donne naissance aux thèmes triomphaux de la Tétralogie wagnérienne…
Rousseau impose un pareil accomplissement héroïque à la fonction humaine ; l'Homme est, et, cependant, n'est plus. Les circonstances l'ont égaré. Mais qu'il se détache d'elles,par un acte de lucidité consciente, et le thème essentiel revient, la progression peut reprendre, se poursuivre. Même les chutes dans l'erreur peuvent être profitables, si la vigilance de la conscience demeure. La vie douloureuse de Jean-Jacques est un splendide exemple. Il a subi les conséquences de l'individualité fatale. Il a sombré parfois, ou s'est trouvé sur le point d'être totalement immergé. Une racine, la présence salutaire d'un roc lui a permis de s'accrocher, de respirer, de revenir à la surface.
Son chant qui, par moments, est celui du complet désespoir contient pourtant le double cri l'allégresse terminale que sont la Ve et la Xe Rêverie. Un instant avant la mort, le rappel des cloches de Pâques, l'unit au souvenir de sa première rencontre avec Mme de Warens. Sa sensibilité est projetée, à la fois, vers l'évocation du passé et la vision de l'avenir ; comme s'il entendait nous prouver, avant de nous quitter, que la Vie est une et ses difficultés fécondes. Il suffit, non de la dominer, mais de la comprendre, à l'aide d'un courage égal à sa mesure.
Maxime NEMO.
Secrétaire général de l'Association Jean-Jacques Rousseau.
Paru dans Europe n°391-392 Année 1961 pp.42 -52
L'ÈRE DE LA MATURITÉ (Extrait)
Jean-Jacques donne son sens total à notre insurrection d'esprits modernes. S'il avait limité son expression au Discours sur l'inégalité, même aux vigueurs, presque mathématiques, du Contrat Social, 1' étendue de la personnalité civique serait définie, mais il manquerait à l'homme cet extraordinaire enrichissement, cette originalité profonde, surgie des puissances de Rêve, et qui opposent aux visions plus ou moins apocalyptiques des temps passés, la foi candide dans l'existence, affirmée depuis deux siècles. C'est par cet apport — dont les conséquences ne sont pas encore mesurées — que Jean-Jacques mérite le titre d'Annonciateur. Aux capacités sociales de l'homme, il ajoute une pédagogie de l'existence entière, puisée dans les seules ressources, les seules correspondances » de notre vieux rêve humain.
Car J.-J. Rousseau n'opère pas seulement le mélange de ces facultés ; il réalise leur fusion et nous reconduit, ainsi, à l'humain organique, en opérant, le premier, la jonction de la dialectique la plus rigoureuse et de l'émotion lyrique la plus intense.
Au simple raisonnement, il ajoute ce frémissement qui projette notre vision de l'homme et du monde hors des limites rationnelles, Pour instituer, de toutes pièces un merveilleux où, depuis deux siècles, nous puisons notre réconfort lyrique et l'assouvissement de notre instinct religieux.
Il dresse l'image de l'homme total ; puis place en face d'elle, l'énigme du monde et de la vie, nous obligeant à revoir le symbole de l'homme du Cro-Magnon dont on aperçoit le bloc à peine dégrossi à l'entrée des Eyzies. Par l'effet de l'intervention cosmique, ce que nous nommons « le sacré est situé dans l'immédiat de notre dimension. C'est par cette disposition qu'il communique au Romantisme l'élan qui emportera ces plus grands individus, non seulement vers l'homme, mais jusqu'au surhomme.
Bien sûr, Beethoven, Hölderlin, Shelley, Delacroix, Walt Whitman, Rimbaud — tant d'autres! seraient nés si Jean‑Jacques n'était pas apparu ; ils seraient nés, parce que nous les portions dans notre maturité. Je crois cependant que leur personnalité, encore mystérieuse, serait plus indéchiffrable, si cette science du merveilleux ne rions avait pas été révélée par lui ; cette science qui arrache notre vie pensante au seul mécanisme de la cérébralité désséchante... Et si Jean-Jacques rompt avec toutes les mythologies, qu'elles soient chrétiennes ou païennes, c'est pour instituer celle de l'homme moderne, la mythologie de l'homme seul ! Car il exige de chacun de nous l'interprétation personnelle du grand mystère existentiel. Il nous reconduit par conséquent, à cet incompréhensible destin qui exige que nous découvrions la Vie constamment — du moins jusqu'à l'heure, où nous finirons par découvrir qu'elle est enfin conforme à notre esprit logique.
Maxime NEMO.
Secrétaire Général de l'Association J.J. Rousseau.
Paru dans Europe n°401-402 Année 1962 pp.42 -52
JE HAIS BALZAC
Je ne crois pas qu'il existe dans l'étendue de la littérature qui m'est connue, un pouvoir créateur m'inspirant une répulsion que je puisse comparer à celle que Balzac et son oeuvre
m'imposent. Dans l'immédiate intention de justifier cette impression, j'indiquerai mon impuissance à découvrir dans ce créateur comme dans sa création rien d'autre qu'un gigantisme difficilement conciliable avec la grandeur. De plus, je me sens affecté par la constance d'une vulgarité qui imprègne êtres et choses d'une bassesse incompatible, elle aussi
avec la dimension, habituellement octroyée.
Sans doute, cette vulgarité fait corps avec ce moment de l'Histoire en qui s'incarne le spectacle d'assouvissements sordides et dont Balzac entend nous présenter l'image au nom de ce réalisme qui lui est cher. Dans cette préface de Splendeurs et misères des courtisanes qu'il écrit en 1844, il note qu'en ce roman sont peintes les existences dans toute leur vérité ; des espions, des filles entretenues et des gens en guerre avec la société qui grouillent dans Paris.
On pourrait demander si la réalité sociale ne comportait, même à ce moment, aucune chance de compensation, et si la nature de l'Artiste ne lui ordonne pas, ainsi que d'autres Pont fait — de laisser pressentir l'existence de courants, au besoin invisibles, en qui s'incarne l'humble souci de la dignité humaine, au profit des plus déshérités. Ces préoccupations humaines ne semblent le préoccuper que pour être exclues de sa réalité
Selon nous, ces peintures sont dangereuses et antipolitiques (ib.).
C'est pourquoi, la Comédie humaine ne fait que d'accidentelles allusions à ce frémissement de 89 qui a cependant secoué le monde, il ne pressent rien de celui que l'explosion de la Commune manifestera 21 ans après sa mort. On le dirait privé de la nature de ces avertissements qui animent la sensibilité de Victor Hugo et celle même de Stendhal. Lui reste enfermé dans la seule apologie de son « Moi ». On ne saurait, certes, lui reprocher cette conscience de soi, qui est une des caractéristiques de la pensée moderne ; mais on ressent
l'envie de lui appliquer la définition qu'il nous donne d'un de ses personnages
Malheureusement, chez lui, les jouissances de la vanité gênaient l'exercice de l'orgueil, qui est certes le principe de beaucoup de grandes choses.
Est-ce à l'évidente option en faveur de la vanité qu'est due la description d'une humanité asservie à l'assouvissement d'un réalisme, d'où toute chance de transcendance de la Réalité parait exclue ? L'orgueil du « Moi » s'y dissout dans un oubli, et, probablement, le mépris des disciplines capables d'imposer à la nature de l'Artiste la présence de ces qualités esthétiques et humaines dont l'absence explique l'invraisemblance de tant de situations balzaciennes, plus représentatives de la psychologie d'oeuvres du Grand-Guignol, que de l'épique de toute vie réelle. Le fait divers y règne au point d'emprisonner toute notion générale dans la mesquinerie de l'épisode particulier, qui vit et meurt dans l'expression de son cas singulier.
Certains balzaciens, nous dit Julien Gracq, font, dangereusement (selon -nous), état d'un Balzac hanté par l'invisible, par les aspects magiques du monde, aventuré parfois jusqu'aux abords du mysticisme. (Préface de Béatrix, le Club du Livre.)
Faut-il, en cette manifestation, voir autre chose que l'expression d'une avide curiosité, qui ne traduit nullement l'adhésion du « Moi » à l'acceptation d'une puissance, susceptible de discipliner le désordre de sa nature, essentiellement anarchique ?
C'est tout de même cet appétit d'un « inconnu » à découvrir qui lui permet de nous présenter dans Ursule Mirouët l'attachante figure du Docteur Minoret, qui pourrait, si un certain
respect de la constance philosophique lui était attribué,constituer un symbole des valeurs de pensée que le XVIIIe siècle a incarnées. Mais le rapport reste superficiel. Dès le début du roman, le personnage, cependant, s'identifie à cet état de maturité pensante qui prétend n'extraire la réalité de ses affirmations que d'après l'observation, estimée rigoureuse, des phénomènes organiques. C'est rattacher cet individu au positivisme « matérialiste ». qui fut une des préoccupations du temps. Le docteur caractérise donc une position mentale qui oppose à la foi ingénue de sa pupille, Ursule, une forme d'ambition qui a le doute pour base et l'examen de « ce qui est », comme méthode.
Laquelle, des deux puissances d'attraction, sera susceptible d'entraîner l'autre vers son contraire, pour l'amener à communier avec sa propre ferveur ? Problème captivant, qui, tout de suite, nous révèle qu'une volonté préalable le domine celle de l'auteur qui entend parvenir à ses fins. Le docteur s'est retiré à Nemours où il vit avec sa pupille. Le voici convié à une expérience de spiritisme, qui doit avoir lieu à Paris, à 60 kilomètres de son lieu d'habitation. Un médium lui révèle alors tout ce qui, en ce moment, se passe dans la maison lointaine. La précision des indications données est bouleversante, surtout lorsque Minoret apprend la présence d'un amour dans le coeur de la jeune fille et dont elle prend à peine conscience. Or, ce qui est normal, non seulement, le docteur admet l'intervention des forces magnétiques mais
cette « révélation » l'amène, presque subitement, à admettre l'existence de Dieu, du Dieu d'Ursule, naturellement.
Arrivé chez lui, vers cinq heures du matin, nous dit le texte de l'oeuvre, il (le docteur) se coucha dans les ruines de toutes ses idées antérieures sur la physiologie, sur la nature, sur la métaphysique... — A son réveil, certain que, depuis son retour, personne n'avait franchi le seuil de sa maison, le docteur procéda, non sans une invincible terreur, à la vérification des faits.
Ceux-ci sont rigoureusement exacts, et l'auteur, faisant état d'une réponse d'Ursule, conclut à la « conversion »
Cette réponse dite avec une candeur angélique, prononcée d'un accent plein de certitude, confondit l'erreur et convertit Denis Minoret à la façon de St Paul. (Ursule Mirouët).
Balzac adore' extraire du mysticisme, tel qu'il le comprend, l'invraisemblable de situations qu'il impose à ses personnages. Dans Splendeurs et misères des Courtisanes, Vautrin, s'il vous
plaît, lave de ses larmes le cadavre de Lucien et relate de quelle façon il a imploré celui que je connais pas et qui est au-dessus de nous, Moi qui ne crois pas en Dieu ! (...) J'avais résolu cela (de se livrer à la Justice) ce matin quand on est venu m'arracher ce corps que je baisais comme un insensé, comme une mère, comme la Vierge a dû baiser Jésus au tombeau...
Ramener des problèmes de cette dimension à la simple équation d'une intrigue romanesque présente un danger que la futilité de l'imagination n'est pas toujours capable de surmonter. On ne peut s'empêcher d'observer, dans le docteur Minoret, un état de certitude si artificiellement élaboré qu'il doit céder devant la fascination qu'exerce la candeur mystique d'Ursule ; mais c'est plus touchant que vraisemblable 1 Il eût été, je pense, plus réel de faire vivre le positivisme du docteur entre l'abîme d'un état de fait auquel il ne peut plus rattacher sa croyance, et l'impossibilité où il se trouve d'accéder aux effusions religieuses de la jeune Ursule. Le créateur évite cette possibilité tragique par l'intervention d'une pirouette qui emporte le problème vers les dimensions d'un simple fait divers. Et cette impression ne sera pas dissipée à la fin de l'oeuvre par l'apparition du fantôme de Minoret, mort depuis peu, qui intervient pour que sa pupille obtienne son héritage et épouse l'homme qu'elle aime. Sans doute cette solution permet au bienfaisant fantôme, d'accéder enfin au repos définitif. Si Balzac possède une certaine technique du fantastique, il ignore le secret d'une Poésie qui rend, seule, le fantastique vraisemblable. L'absence de cette haute faculté veut que tout, de l'action entreprise, expire dans un n'ombre incroyable d'anecdotes qu'il juxtapose, sans être capable de les élever à la hauteur de l'unité qui impose l'événement à l'attention.
Tout de même, le thème de la Révolution, comme à Victor Hugo, s'est imposé à Balzac et il a écrit, en dehors de la Comédie humaine, son premier roman les Chouans et Hugo
Quatre-vingt-treize... Quelle disproportion entre les oeuvres ! D'un côté, le trio : Marie de Verneuil, Montauran, Hulot ; de l'autre : Cimourdain, Lantenac, Gauvain ? Des personnages, des héros ; un drame, une tragédie ; des êtres qui ne sont reliés qu'à l'épisode alors que les autres figurent le pathétique d'un des plus grands choix de l'Histoire.
Si bien qu'on se sent déconcerté lorsque dans sa préface de Béatrix, Julien Gracq associe au nom de Balzac celui de Dante (?), l'évocation d'un passage du Parsifal de Wagner ;et encore, le nom de Dostoïevski ; et qu'il nous dit : « La psychologie de Balzac atteint ici à des perspectives qu'on croirait à tort réservées au seul Dostoïevski. Je suis un peu surpris que, même sous l'effet d'aussi considérables influences, Béatrix permette d'envisager qu' : « Une tragédie d'un genre inconnu s'amorce. » J'ai vécu dans la tiédeur argentée des marais, autour de Guérande, sans avoir jamais éprouvé de tels mirages.
Mais sans recourir à ce qui peut n'être qu'un artifice de style, on peut s'inquiéter de découvrir la possible identification de l'homme = Balzac, avec un « quelque chose » — homme ou principe, ou les deux en même temps, qui lui apporterait ce qui, selon moi, lui fait défaut. Non pas l'incertitude qui domine la notion du surhomme ; mais l'ordinaire purification que celle de l'homme tout court est susceptible de propager jusqu'aux plus grands des individus de l'espèce.
On prête à Balzac cette prétention : « Je serai le Napoléon de la littérature ». Intention des plus louables ; à la condition, bien entendu, de la justifier ; or, l'évidence, reste discutable.
On peut épiloguer à perte de vue sur le définitif des réalisations de l'homme d'État, on ne saurait douter de ce destin, point de rencontre de hasards extraordinaires et d'impératifs secrets, qui inspirent et ordonnent un sort individuel, particulièrement éclatant. Il est étrange de constater la puissance d'une exaltation intérieure chez un homme qui ne se privait pas d'affirmer son dédain pour les idées pures. Elles interviennent cependant, à travers l'homme = Napoléon, comme pour ajouter aux impulsions du génie la secrète constance de leur fonction régulatrice. Dans cet état, il le sait, Napoléon est le résultat de la Révolution. Il le sait, même lorsqu'un élan d'orgueil personnel déclenche ce délire qui l'incite à négliger, momentanément, la présence de cette cause, dont il n'est que la conséquence vivante. Mais le délire éteint il devine qu'il doit à 'cette cause le principe de son rayonnement sur le monde, et qu'en dehors de cet accord, l'Histoire ne conserverait que le nom d'un aventurier, ajouté à une liste déjà longue. C'est le sens d'une telle filiation que Las Case fait revivre dans le Mémorial de Ste Hélène.
Avril 1816 ; nous sommes sur cette terre qui est celle de l'expiation possible et, en tout cas, de la méditation de soi même sur soi. Ce jour-là, les idées de la Révolution forment le thème de cet entretien entre intimes. L'auteur dit au sujet de Napoléon
« Continuant sur le même sujet, il a conclu avec une chaleur qui tenait de l'inspiration : La contre-révolution, même en la laissant aller, doit inévitablement se noyer d'elle-même dans la révolution... » (Vol. H, pp. 106, 107, Classiques Garnier).
Et, toujours au sujet des « grands principes de notre révolution ; ces grandes et belles vérités... » Napoléon dit encore :...voilà le trépied d'où jaillira la lumière du monde... Un peu plus loin : ...et cette ère mémorable se rattachera à ma personne, parce qu'après tout, j'ai fait briller le flambeau, consacré les principes et qu'aujourd'hui, la persécution achève de m'en rendre le Messie. (lb.).
C'est de cette manière que Napoléon, en reliant la grandeur individuelle à l'acceptation de quelques grands principes, consent à son abolition en eux. Une telle assimilation de l'homme = Balzac à tout austère préalable ne s'impose pas à l'observation, bien que l'idée d'une relation se soit présentée â sa pensée, ou, plus exactement : â son ambition. Est-il possible d'expliquer l'écart ? Lors du colloque Balzac (que reproduit ce numéro), l'un des participants : M. Pierre Citron, fit état d'une lettre dans laquelle, Balzac déclarait (je cite de mémoire) « Je ne suis plus ni fils, ni frère, ni père, ni mari... je suis un cerveau et je veux que chacun tienne compte de ce fait. » Bien ; mais, cerveau de quoi ? Cerveau-en-soi ? Qu'est-ce que cela signifie 2 Est-ce qu'un tel cerveau n'aurait pas, pour être ainsi, subi l'ablation d'un certain nombre de lobes dont l'existence lui aurait permis de se sentir relié à l'humilité indispensable des affections ordinaires ? alors que leur suppression l'isole dans l'assouvissement du seul instinct de puissance. Est-ce à la permanence d'un tel état de sécheresse qu'entend aboutir ce constructeur d'une humanité, qui n'envisage le rayonnement de son réalisme que sous l'angle de la seule comédie ? Et le labeur écrasant auquel le créateur s'astreint justifie-t-il son indifférence à l'égard des événements du temps et des pulsations d'une force populaire qui prétend parvenir à un style de vie, où la dignité d'être serait simplement incluse. On regrette la brièveté des allusions à une ; condition dont la misère était le principal support. Le fait fut heureusement signalé par plusieurs participants à ce colloque. Une, deux silhouettes, détachées de l'activité de ce monde qui était aussi celui du travail l C'est peu pour une telle masse, une telle « classe », dont l'agitation lui paraît être celle d'un élément non seulement « dangereux », mais « crapuleux », et qui menaçait de troubler l'effort personnel de l'écrivain-romancier, enfermé dans la suffisance d'un égoïsme, d'où il contemple le misérable univers de tous ces Gobseck‑ Grandet-Nucingen-Goriot-César Birotteau, et de tant d'autres grains de poussière, même dorés I qu'emporte le tourbillon d'un événement dont ils ne perçoivent pas le souffle. Est-ce cela la conséquence du cerveau et de sa sensibilité créatrice, obnubilée par le souci d'aboutir à ce magma d'êtres, de faits, de situations, qui remplit la Comédie humaine. Magma ? oui ; ce qui implique la présence d'un génie, certes, mais à qui celui de la Forme fut refusé. Si bien que dans l'inextricable d'un monde sans dimensions, nous n'assistons, en réalité qu'au spectacle de la prostitution d'un gnome, dont un simple effet d'éclairage agrandit l'ombre, au point de laisser croire à l'intervention d'un géant. D'ailleurs, il est permis de supposer que l'assimilation à laquelle nous procédons n'effaroucherait pas le personnage le minime étant susceptible d'une agilité que sa nature refuse au Géant ; et peut-être pourrait-il nous dire « Je suis le mouvement et vous cherchez le rythme. Je ne suis pas ce qui se déduit, mais bel et bien, ce qui est. Ce magma auquel vous faites allusion, n'est rien de plus et rien de moins que l'existence. Souffrez que je me vautre en elle. Ainsi, je prends conscience de sa réalité qui, justement, veut qu'elle demeure informe. Et je parviens à sa réalité, non pas à l'aide d'élans affectifs que, bien sûr, le mélange vital colporte, mais grâce à ce procédé d'exclusion qui apparaît et joue à travers mon cerveau. Et si vous me reprochez d'aboutir à des êtres que vous déclarez épisodiques, permettez-moi de vous faire remarquer qu'il n'existe rien en dehors de ce découpage ; que nous sommes tous épisodiques —sauf quelques-uns, sur qui, précisément, mon attention s'attache, parce qu'ils tranchent — et par n'importe quel moyen sur l'impersonnabilité de l'ensemble, et constituent ce « type » en qui mon instinct de puissance s'identifie. C'est pourquoi j'aime Napoléon ; non pour ce qu'il signifie, mais bien parcequ'il est une manifestation d'énergie qui le sépare (en le libérant !) de la société. C'est cet amour, ou ce choix, qui m'a fait écrire qu'il « n'y a plus d'énergie que dans les êtres séparés de la société ». J'ai ajouté « Il faut présenter ces êtres-là, ce qu'ils sont, des êtres mis à toujours hors la loi. » (Préface de Splendeurs et misères des courtisanes, 1844).
Bon. Mais on peut être « hors la loi » pour des raisons inverses. Les unes conduisent à la condamnation de la loi au nom de l'injustice qu'elle perpétue' au contraire, d'autres exemples justifient les rigueurs de la loi, en incarnant ce fait qu'aucune disposition humaine ne saurait tolérer : le Crime.
Dans la première perspective, c'est la silhouette de Jean Valjean qui apparaît' dans la seconde, celle de Jacques Collin, alias Vautrin, da aussi « Trompe-la-mort » l'un « des délégués à la réalité » signale Samuel S. de Sacy dans l'importante préface qu'il consacre à Splendeurs et misères des courtisanes. Ce personnage, dit le critique « figure dans la hiérarchie de la Comédie humaine, au nombre des incarnations du génie ». Ces lignes suivent : « Goriot » date de 1834.Illusions perdues de 1836 1843 et les quatres parties de Splendeurs et misères de 1838 1847 : l'ancien forçat couvre de son ombre impérieuse la plus grande partie de la période créatrice de Balzac. Et comme en, 1847, la mort est bien près d'arrêter La Comédie humaine, nous ne pouvons nous défendre de voir dans « la dernière incarnation de Vautrin , dans cette conclusion d'un immense périple à travers toutes les couches sociales et tous les cercles de l'âme, quelque chose de testamentaire. » De Vautrin, il nous est précisé Il reste que la colonne vertébrale » soutient tout un organisme spirituel ; et que plus on examine l'anatomie de cet organisme, plus complètement, on est ramené, en Balzac, de la périphérie vers un centre secret. (ib.).
Ainsi, tous les agents sociaux, humains, sont identifiés au Crime ; au nom d'une insurrection contre ce qui existe.Balzac fait appel à la complicité de nos plus bas instincts pour satisfaire les siens. Samuel S. de Sacy précise encore :
Les lettres de femmes dont Trompe-la-Mort fait monnaie d'échange pouvaient n'être que compromettantes, Balzac a voulu qu'elles fussent ignobles... — Il y a dans Balzac un forcené. Un forcené qu'exalte • l'idée de la filiation de Caïn. (ib.).
Donc, l'instinct de puissance comme point de départ du mythe de soi-même, et, naturellement, par soi seul. C'est cette forme de frénésie qui mêle le mythe du Crime, de la Justice, de la Police, qui apparaît au critique
...le crime et la répression du crime ne sont que deux aspects ou deux variantes ou deux faces d'une même extrémité. La police se sert de la loi, bien sûr, mais de l'extérieur et parfois de fort loin, et avec des moyens policiers plutôt que légaux, 'et avec indifférence. Les criminels ne se donnent pas pour but d'attaquer la loi ; obstacle ou danger, elle les gêne dans l'exécution de leurs desseins qui sont ailleurs... (ib.)
Où sont ces desseins dans lesquels réside l'idée que Balzac se fait de lui et de sa toute puissance ? Vautrin, a indiqué Samuel S. de Sacy, est le Crime servi par le génie, il dit de ce terrible personnage
il n'est ni ceci, ni cela, il est Balzac.
Or voici que le Crime - Vautrin, devient la répression du crime. L'individu cherche une fin de vie confortable et, pour l'obtenir, se vend à la Justice en devenant : « Le pourvoyeur du bagne au lieu d'en être le locataire. » Il suffisait d'y penser. Et l'homme songe qu'avec cette dernière « incarnation » il sera plus fort que dans l'état antérieur « Je suis ou je serai plus puissant que jamais » (p. 297).
C'est à une telle conclusion qu'aboutit, chez Balzac le culte du cerveau.
Maxime NEMO.
Secrétaire Général de l'Association J.J. Rousseau.
Paru dans Europe 328 -430 Année 1965