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19 octobre 2011 3 19 /10 /octobre /2011 14:13

Chapitre III

NEMO : « la guerre qui vient ». (Bureau d’Editions, 1 franc)

Une brochure qui vient à son heure. Partant du conflit en Extrême Orient et des guerres en Amérique Latine, l’auteur dévoile d’une façon claire et concise les principaux foyers de l’incendie prochain.

La situation en Europe centrale rappelle l’année 1913. La lutte pour le maintien du système de Versailles ou pour un nouveau Versailles conduit inévitablement à une nouvelle guerre. D’ailleurs les données « matérielles » pour cette guerre sont préparées. La documentation, les chiffres sont fournis par Nemo à ce sujet sont impressionnants (l’armée de réserve des 5 principales puissances est passée de 8 millions en 1914 à 20 millions en 1933 !) Les moyens les plus raffinés pour tuer les gens, pour exterminer des populations des villes entières sont recherchés dans les laboratoires par des savants au service des impérialistes.

Et dans une telle période les chefs social-démocrates veulent faire croire que de Genève viendra le salut, que la conférence du désarmement, présidée par Henderson, préparera la paix. En réalité, les impérialistes, sous le couvert de cette conférence, s’apprêtent à liquider leurs contradictions sur le dos de l’Union soviétique (projet Hitler-Hugenberg, embargo de l’Angleterre sur les marchandises soviétiques, etc…) Mais la guerre et son issue dépendent de l’action du prolétariat.

Notes de lecture : l’HUMANITE n° 12652 du 4 aout 1933 p.4

 

Sous forme de prédictions… (inédit)

N’ayant pas le goût des notations fréquentes, il y a un an que je n’ai rien inscrit sur mon Cahier. Encore, aujourd’hui je ne me risque à donner cette forme à mon jugement qu’afin de pouvoir, un jour, vérifier l’exactitude (ou l’erreur) de ma prévision, toute intuitive.

L’Allemagne a déclaré la guerre à la Russie soviétique et Hitler vient de prononcer un discours dont la presse française donne le compte rendu in extenso.

Le moins qu’on puisse dire de ce discours c’est qu’il  décèle un embarras, d’ailleurs compréhensible !  On sent que la pensée du chef allemand hésite à se préciser – et cela se conçoit !  Pour la deuxième fois au cours de cette guerre, l’orientation  donnée à la politique allemande est si radicalement renversée que l’esprit  de l’homme ordinaire doit être bouleversé.

Ces renversements sont évidemment fort dramatiques ; reste à savoir s’ils se peuvent aisément assimiler !...

Fin Aout 39, le nazisme opère  une conversion doctrinale absolue, en provoquant cette entente avec la Russie qui laissa pas mal de gens à l’esprit droit, ébouriffés. L’Histoire dira plus tard si la Russie – ses dirigeants, bien entendu- n’ont pas commis une faute majeure !

A partir de ce moment le nazisme ne parle plus de la menace que fait peser sur le monde occidental, le marxisme russe ; à partir de cet instant, la notion de la culture humaine et des biens spirituels  qu’elle conserve, ne sont plus en jeu, on appuie au contraire sur les proximités doctrinales ou de faits auxquels aboutissent les deux régimes : le russe et l’allemand.

Cette « fraternité spirituelle » conduit à la campagne de Pologne, l’Allemagne attaquant à l’Ouest alors qu’à la fin de la campagne  et quand les risques sont infimes, la Russie attaque les quelques divisions polonaises qui se trouvent sur la frontière est. La Pologne est « fraternellement » partagée.

Quelques mois après, attaque, mais cette fois opérée par la Russie seule, de l’infime position finlandaise. La Finlande étant un protectorat allemand. Le Reich assiste à la défaite fatale de son protégé et en endosse la responsabilité peu glorieuse.

Six mois après, la France est écrasée et l’Allemagne donne l’assaut à l’Angleterre. En dépit des destructions opérées, elle échoue.

Les péripéties se succèdent, mais en dépit de succès considérables, le débarquement des forces allemandes en Angleterre est différé, et de ce fait le résultat final n’est pas obtenu.

Soudain au matin du dimanche 22 juin, j’apprends que la Russie a déclaré la guerre à l’Allemagne. Je resterai la journée entière  sous l’impression de cette nouvelle stupéfiante, Le soir il se confirme que la déclaration de guerre est l’œuvre  non pas des Soviets, mais de l’Allemagne elle-même ! Dès lors, les perspectives sont tout autre, ou plutôt il existe des perspectives.  

Le nazisme (ou fascisme) a pour essentielle mission de s’opposer à la lutte des classes décrétées par le marxisme. Il veut faire entrer les fonctions antagonistes dans le cadre national pour faire éclater l’idée de nation créée de toutes pièces par la Révolution Française.

Fort de cette conception du rôle des classes divergentes, (….) groupe : les éléments cultivés du pays qui savent le sens de la lutte provoqué par l’antagonisme entre classes et en plus les membres de l’entreprise industrielle moderne qui travaillent soit comme patrons ou dirigeants soit comme techniciens, soit comme ouvriers.

Par l’action régulatrice qu’il prétend exercer, L’Etat nazi qui a besoin de paix à l’intérieur (à cause de sa politique extérieure) – alors que la vie démocratique, basée sur les partis, a besoin elle de paix extérieure mais de luttes internes, (justifiant les partis !) L’Etat naziste préside à l’organisation du travail, la juridiction de ce travail relevant non d’une des parties engagées dans l’action productrice, mais d’un pouvoir qui domine les particularités internes.

Doctrine à coup sûr heureuse si on admet sa sincérité et le moment historique où elle est située. Elle a pour fins, de mettre un terme, au moins momentané – aux interminables conflits nés de la croissance du travail industriel.

Ce parti national socialiste peut sans démentir l’un de ses éléments essentiels, se présenter sous l’aspect d’un parti conservateur ou d’un pouvoir révolutionnaire. Il assure un sort à l’ouvrier et, tout en lui enlevant une liberté abstraite et inefficace, il le fait entrer dans une organisation concrète.

Il exerce sur l’industriel un contrôle qui peut être bienfaisant, puisqu’il a pour effet d’empêcher le désordre provoqué par la liberté infinie du libéralisme. Il peut donc, sans mentir, se présenter à l’observateur impartial comme un principe doué de dynamisme et de nécessaire conservation. Il peut  revendiquer le terme, révolution, comme lui appartenant, ce terme qui d’ailleurs est rarement défini et rarement pensé dans sa réalité.

D’aout 39 à ce 22  juin 41, le Reich a incliné dans le sens de la pesée révolutionnaire en indiquant qu’il luttait, moins contre l’Angleterre que contre le Capitalisme. Il espérait rallier à l’Allemagne, tous les mécontents que les excès du régime du libéralisme économique avaient multipliés.

Si l’assaut donné à l’Angleterre avait été effectif, il est probable que le sentiment révolutionnaire, c’est à dire l’impulsion plus socialiste que nationaliste, l’aurait emporté

A l’intérieur du parti, entrainant un continent dans son ascension. Peut-être aurions nous assisté à un renouvellement de la société européenne, à un rajeunissement des cadres dirigeants. C’est à coup sur, ce qu’entrevoyaient  les partisans des intéressés de la collaboration proposée. Ils tablaient moins sur une position actuelle que sur des perspectives à provoquer après un rejet du conservatisme libéral désuet.

Avec l’échec de la guerre allemande vis-à-vis de l’Angleterre, avec le renversement, vieux de 24 heures, cette prévision passe à l’arrière plan. On sent, tout à coup, que le Reich se trouve dans une position dont il reconnaît l’embarras car lui faut, en dépit de ses victoires indéniables, donner une conclusion à l’aventure, et une conclusion qui ne démente pas ses triomphes. Seule, en effet, un triomphe certain rendra possible l’adhésion des masses populaires qui ont souffert et vont souffrir encore ! Sans doute est-ce devant ce problème de la fin  que se trouvent les dirigeants du monde : Allemagne, Angleterre, Amérique, France et Italie. Car en dépit des positions antagonistes, le problème est le même pour toutes….

C’est pourquoi, il est permis de se demander si des tractations ne vont pas – ou n’ont pas déjà rapproché les adversaires d’hier ? - surtout qu’il convient, peut-être, de ne pas oublier la dramatique aventure de Rudolph Hess, qui n’a pas été exclu de son parti et dont la tentative n’a pas été dénoncée…

Est-ce que les deux puissances : capitalisme, nazisme, sentant l’égalité de leurs forces – et leur épuisement !- ne vont pas décider d’arrêter leur querelle en « orientant » la guerre vers la conclusion vainement espérée en 1918 : la destruction de ce qui demeure de puissance révolutionnaire bolchévique du mythe de la révolution « rouge ».

On parle en cet instant, d’une conjonction russo-anglaise… je l’estime peu réalisable pour les mêmes raisons qui empêchent l’union de la carpe et du lapin. La victoire de cette coalition serait négative, car elle laisserait subsister les antagonismes de classes dont l’un des deux associés doit se méfier et dont sans doute il a plus horreur que d’une alliance avec le nazisme !

En admettant qu’une telle incohérence soit possible et devienne victorieuse, le dynamisme révolutionnaire du pari « rouge » mordrait immédiatement sur le capitalisme exsangue anglo-saxon. Celui-ci sait son degré d’épuisement et ce que serait son impuissance contre un assaut venu en même temps de l’extérieur et de l’intérieur. Le Prolétaire n’accepterait d’entrer dans la lutte qu’à la condition de voir « sa » révolution s’accomplir. Les chances conservatrices sont trop faibles pour se permettre une seconde expérience !

Au contraire les diverses idéologies (religieuses, morales, sociales) qui composent ce monde occidental ont intérêt à ce qu’un pouvoir effectif  veille sur leur agonie, et peut-être, est-ce ce rôle de gardien des forces « civilisatrices » de l’Occident que sa victoire limitée par un échec va faire adopter à Hitler. Ce qui reste de vigueur capitaliste n’hésiterait pas à accepter cette position, à la servir  passant l’éponge sur les destructions opérées.

En face de cette pure hypothèse, que peut valoir le phénomène russe  même si on le suppose vigoureusement soutenu par son allié chinois ?

Impossible de répondre avec certitude. Il est probable  que les Soviets joueront encore sur deux tableaux, faisant, à l’intérieur, intervenir la puissance du slaviste, et à l’extérieur celle de la révolution prolétarienne.

Sans évidemment l’affirmer, on peut prévoir que le Russe moyen sera sensible au premier argument comme on peut être sûr que l’ouvrier, à quelque nationalité qu’il appartienne ou éprouvera davantage l’efficacité du sentiment de classe que celle de son nationalisme. En Allemagne, en Angleterre, les masses prolétariennes seront « troublées » au contact de l’idée russe. Mais on ne fait pas une telle guerre avec, seulement, des forces sentimentales ! Il faut des cadres techniques égaux ! Que valent ceux de l’URSS ? Et jusqu’à quel degré seront-ils « engagés » dans ce conflit ? 

Il parait difficile d’oublier : 1 – Les défaillances de l’armée rouge au cours de la campagne de Finlande ; 2 – quelle ébullition a provoqué, quelques années avant la guerre, « l’épuration » des cadres de l’armée ; 3 – Qui a le pas en Russie, du technicien ou du politique ?

Autant qu’une estimation puisse se faire, elle parait devoir être nettement défavorable à l’URSS.

D’ailleurs ne serait-ce point cette entreprise « aisée » que les forces de l’autre camp, redevenues unifiées, vont tenter, afin de sortir de l’imbroglio du conflit, et ne risquons nous pas de voir, la défaite russe achevée rapidement, Hitler proposer une paix qui sera alors acceptée avec gratitude. Il serait, naturellement, entendu, que ce n’est pas au chef de l’Allemagne belliqueuse mais au sauveur de la civilisation occidentale que l’on se fie.

Il se pourrait que, dès cet instant le scénario soit réglé car la question qui risque de devenir la plus importante est celle concernant la façade dont il convient, avant tout, de dissimuler les lézardes profondes. Tout ce qui : en France, en Espagne, en Italie est « bien pensant », tendances monarchiques, conservatrices, cléricales (le silence de la Papauté est peut-être l’indice d’un travail réel ) tout ceci accepterait une fois de plus l’appui du monde financier et acclamerait dans Hitler le sauveur des forces « spirituelles ».

A la base de ce « malentendu » ainsi dissipé  il resterait une classe ouvrière repliée sur elle-même et qui serait la grande vaincue de l’expérience guerrière.

Maxime NEMO  le 23 juin 1941


AIR MARIN

A mon fils

Que la vie est inverse à toute vraisemblance imaginée

Je respire et tu dors

La mer, la grande mer ailée par tous les vents qui passent

La mer me frappe de son image éblouie

Et tu reposes, aveugle et sourd, et muet

Au sein de la terre endurcie.

Là est ton beau corps d’homme

Fait pour la joie des sens, mon fils,

Là ton cadavre aveugle et sourd :

Tu me précèdes dans la mort

Et ton pas, ton pas lourd de chagrin

O fils, ne retentira pas sur mon chemin de deuil.

Que la vie est inverse à la logique

Pour laquelle je t’avais créé !

Tu t’es tu, privé soudain, de voir, de sentir

Et l’odeur d’océan que, libre, je respire

Ne remonte plus jusqu’à tes poumons creux ;

Tu dors et si profondément, ô fils

Que ma voix affectueuse

Retentit, presque infime

Au bord de ton néant…

Ah, si tu pouvais d’un doigt

Soulever tant de terre étouffante

Et me faire, en dormant, comme en rêve,

Un signal amical !

Le signe, ami, de notre éternité….

Mais toi, tu es rentré dans l’autre mystère

Où le langage est pur silence

Où, seul, tu vis parmi les morts.

Et la mer jase à perdre haleine

Si vive, si légère !...

Que ton silence est grand, mon fils,

Qui dédaigne nos enchantements.

 

 

Maxime NEMO

Ker Maz Nou  9 aout 1945


 

Mon fils, mon enfant, tu n’es plus.

D’un coup, d’un seul coup tu es mort ;

Un grand silence a pris ta vois chantante

Et ton sourire et ta lèvre fleurie pour les baisers !

ET quel instinct te fit ouvrir les bras si grands

Du beau geste habituel

Que tu faisais pour étreindre

Et que, ce jour là, tu ne refermas point

 

La mort est elle plus grande que la vie

Que tu ne pus l’étreindre ?

Ta lèvre que j’avais créée pour le sourire et le baiser

Ta lèvre s’est ouverte

Et n’a bu que la mort

D’un seul trait.

Mon fils, un dernier souffle que tu n’as pas rendu

Quand, suffoqué, tu l’aspiras d’un coup ;

Ce souffle de l’espace bu et conservé

Comme un dernier regard de la lumière

Au fond de la prunelle entière.

 

Tes yeux n’ont pas changé à l’instant de la mort

Et cependant, ils avaient vu la mort.

Mon fils, la mort existe-t-elle ?

Ou n’existerait-elle qu’à la longue ?

Mon fils, elle n’existe pas ; je t’ai créé

Et créé pour la vie :

Je te garderai de la mort

Moi qui t’avais donné la vie

Pour son sourire et pour sa gloire.

 

 

Ton visage où n’existait nulle ombre

La mort le remplit de son ombre

O, mon enfant ! Et tu passas de ce regard à l’autre

D’un seul jet ;

O souplesse du corps éparse en la raideur de l’autre !

Accident qui te fit cadavre

Ceci, cela, en un instant !

Maxime NEMO    Aout 1945


Claude Baugey fils aîné de Maxime Baugey-Nemo , attaché à l’armée Leclerc est décédé à 23 ans le 19 mai 1945. Son père adresse des cartes d’avis de décès depuis le 10 rue JJ Rousseau à Montmorency en Seine et Oise.

 

 

 

 

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19 octobre 2011 3 19 /10 /octobre /2011 14:12

Chapitre 2 :

ODE DANSANTE A PANAÏT ISRATI  

Panaïki, Panaïki... tu sens bon, sentant le musc et les conifères. Panaïki, Panaïki, tu danses dans une lumière orange et la mer fait autour de ta taille une écharpe bleue. Panaïki, Panaïki, tu es beau comme un petit cheval arabe et ta douceur est celle d'un sucre d'orge, ô cavalier ! bouche pour les petits enfants qui nichent éternellement dans le coeur des hommes, qui sont le meilleur de leur coeur : cette chose qui fond et qui pleure, violente comme une jeune femme en amour et douce comme un amour apaisé, ô toi qui fonds comme du sucre d'orge et qui sucres les lèvres !

Parfum de rose et de sueurs turques, vendeur de salepgdi toi qui marches sur terre sans avoir de route devant les yeux afin de n'avoir pas de but sur cette terre, toi qui fais « je pleure », et puis » je chante » dans le même sourire, en te tournant à droite et à gauche vers d'invisibles amis, ô toi ! dont le coeur saute sous une petite veste turque, brodée et jolie (comme on n'en voit plus en Turquie) et sur laquelle se posa le long regard rêveur d'étranges seigneurs turcs,des beys et des effendis, dis Panait Istrati, l'as tu vraiment connue, Kyra Kyralinâ ?... et sa pitié si douce et ses vices qu'on dirait parfumés et sucrés...

O Panait, tu portes déjà bien des noms sonores dans la mémoire des hommes : Stavro, Codine et Nérranttsoula, tout le rêve du pauvre désir dès hommes, les élans de leur chair comme gonflée des souffles de leur âme, ou le contraire, ce qui serait encore pareil, tout étant la même chose pour le grand visionnaire, comme tout doit être pareil au regard du Dieu supérieur......

Car la nature est la Nature même, ô Panaïki, petit cheval arabe: l'horrible et doux mélange qui fait danser les hommes, rude et ravissante tendresse qui fait du crime une forme encore de l'amour et comme une autre fonction de l'amour ! car tu sais bien qu'il n'y a que l'amour sur la terre, à l'état de force, l'amour illégal et mensonger, le contraire de la raison puisque la raison de l'éternité... et c'est pourquoi tu portes ta notion humaine comme Cosma les femmes qu'il allait adorer, délaisser : sur un cheval noir, contre sa poitrine, près des battements de ce coeur qu'il savait inconstant, dans ses bras qui serraient leur être fragile avec une précautionneuse et virile tendresse... tandis que sa bouche parlait, qu'il devenait poète sous l'impulsion de la nuit et de l'amour et que, sur le cheval, la femme au creux de cette immense poitrine, sur le front de l'homme, les étoiles fuyaient, rieuses, sarcastiques et tendres, emportées dans le rythme qui tient le sang du monde et l'esprit du monde. Et Cosma parlait. Et dans la naissance de son désir, il ne sentait pas apparaître —et pourtant, il en était ainsi — la fin du désir qui venait de naître...

Tout est ainsi, ô Panaïtki ! seul, ce qui est à naître est fatalement vrai. Nous ne nous trompons que sur la mort et sur l'existence, mais le reste est vrai.

Maxime NEMO  paru dans  Alger Etudiant 1927-1928

 

Chroniques littéraires dans la revue « Monde »

Le 4 aout 1928, Augustin Habaru avait précisé dans le Numéro 9 de la revue « MONDE »  le sens exact de l’Enquête dur la littérature prolétarienne lancée quelques mois plus tôt par son fondateur par Henri Barbusse

Voici la réponse apportée par  Maxime NEMO à l’Enquête de la revue Monde sur la littérature et le prolétariat.  Dans le numéro N°18 p 6 de l’année 1928.

Vos deux propositions me semblent si étroitement liées qu’il me paraît difficile de la traiter séparément car, pour pouvoir répondre de façon précise à vos questions, il faudrait également pouvoir définir l’étendue du mot « prolétariat » et savoir à quel groupe d’individus sa signification s’étend. En 1928, où commence le prolétariat, où finit-il ?

Tout est là. L’absence de délimitation engendre forcément la confusion car il me paraît évident que si une sensibilité prolétarienne, nettement particulière n’est pas un art prolétarien, n’a nulle raison d’être et ne sera d’ailleurs pas. Enfin si le mot : « prolétariat » englobe dans sa signification tous ceux qui n’ont « pour vivre que le produit de leur travail », nous atteignons le groupe humain dans sa presque totalité. Mais cette masse n’est pas unanime dans ses aspirations, ses sensations, et ses états, et nous nous trouvons dès lors en face d’une dissociation psychique, psychologique et sociale, qui en présidant à la formation de sensibilités différentes, aboutira à la création d’œuvres d’art d’un caractère peut-être particulier.

Seulement, est-ce que le don du créateur esthétique n’est pas constitué avant tout par la possession d’une intuition profonde qui lui permet de saisir l’humain dans ses manifestations les plus diverses et parfois les plus contradictoires ? Et est-ce que son individualité n’est pas le résultat de la concentration qui s’opère magiquement en lui sous l’influence de ces perceptions multiples ? Est-ce qu’enfin son heureuse fatalité n’est pas de résumer l’humain ? Dès lors tout ce qui est humain ne doit-il pas devenir – je mets devenir – le bien du prolétariat ? Et le devoir de ses doctrinaires n’est-il pas de guider l’esprit prolétarien vers la foule des créateurs quoi expriment l’humain dans ses mille nuances : Villon, Shakespeare, Michel Ange, Racine, Velasquez, Jean jacques, Vigny, Goethe, Renan etc… On peut objecter qu’il est difficile et même imprudent d’exiger d’un mineur par exemple, la compréhension de tant de phénomènes juxtaposés et que de belles préoccupations intellectuelles ne sauraient convenir qu’à des catégories d’individus : les médecins, les professeurs… Peut-être, mais ceux-là sont prolétaires, cependant….. C’est qu’il me paraît qu’il existe sinon un prolétariat du moins des prolétariats, qui hélas s’ignorent, et même s’opposent. Dès lors comment conclure ? Le juste et le beau ne voudraient-ils pas que soient confondus  les deux termes : prolétaire et humain, chargés de représenter ce qui vit, lutte, souffre, et aussi espère.

Mais sans doute existe-t-il une définition pour l’intellectuel et une autre pour l’homme d’action et comme je reconnais que l’action a ses nécessités et qu’elles sont immédiates, l’avenir me parait appartenir à la conception assez vaste et assez généreuse pour comprendre qu’il est deux fonctions possibles, l’une que le momentané diminue et qui s’y consacre, l’autre à qui ses loisirs nécessaires, indispensables, permettent d’envisager le problème humain sous son aspect, mettons éternel… maintenant, je le sais bien, l’individu qui saurait dans son œuvre réfléchir une partie de ces préoccupations  qui ne sont pas fatalement ne perpétuelle contradiction, celui-là aurait bien mérité de l’humanité et, sa tâche achevée, pourrait mourir en répétant la phrase de Marc Aurèle « quittons la vie avec sérénité, ainsi qu’une olive mûre qui tombe en bénissant la terre qui l’a produite et en rendant grâce à l’arbre qui l’a portée. »

Revue « Monde » n° 27 ; 8/12/1928, p.4 : « La trahison des clercs et notre point de vue »

Nemo loue le courage de Benda qui s’attaque à l’Église et à l’Impérialisme, dont il établit le "matérialisme actuel". Mais, s’il leur réserve l’essentiel de ses coups, il ne prétend pas moins "enfermer dans sa définition des matérialismes maîtres du monde actuel nos conceptions sociales". Nemo s’efforce donc de montrer que le socialisme se réclame de la lutte des classes mais que cela ne contredit pas l’"universalisme" ni la "spiritualisation de la valeur humaine et sociale", dont au contraire le socialisme est porteur.

 « Un monde quine connaîtrait que la morale des laïcs ne serait que barbarie; un monde qui ne pratiquerait que la morale des clercs cesserait d’exister. » Julien Benda (la fin de l’éternel)

Reconnaissons-le, il faut plus que de l’originalité pour, devant une époque vautrée dans son bien être, venir exalter la tonicité de l’utopie ; il faut du courage et ce courage – si rare parmi les gens de lettres- (celui-là comme tant d’autres) , Julien Benda l’a affirmé. Il ne craint pas par ses attaques réitérées, de heurter les deux  colosses sociaux modernes et d’établir le matérialisme actuel de l’Eglise et de l’Impérialisme. Il ne criant même pas de dénoncer la trahison de l’un  et de proclamer l’affreuse barbarie de l’autre et leur commun pouvoir de régression. Je sais que Julien Benda prétend enfermer dans sa définition des matérialismes maîtres du monde actuel nos conceptions sociales, mais il est d’abord évident qu’il réserve la plus grande part de son animosité pour les puissances que j’ai désignées et, ensuite, il me semble aisé de démontrer que si le socialisme n’est pas d’essence cléricale – et ni Julien Benda ni le socialisme , ni moi ne l’accepterions-  il tend par son essence même à réaliser la jonction des deux principes qui soutiennent le monde : l’esprit et la matière.  Notre mission est avant tout terrestre. Benda l’admet en indiquant que son absolu ne peut-être que le fait d’individus éternellement isolés, chargés d’introduire dans l’ordre à la fois élémentaire et complexe qui est celui du globe, cette pensée que toute tâche humaine est relative, imparfaite, nécessairement imparfaite et qu’un sentiment plus fort que toutes les perfections pratiquement impossibles, doit agir sur nous et stimuler notre notion de la perfection idéale.

Nous devons donc voir dans le socialisme la forme nouvelle de l’indispensable discipline sociale et c’est bien parce qu’il est ainsi qu’il constitue un élément d’ordre réel. N’est-il cependant que cela ?  Le rôle de notre doctrine est si limité qu’il ne représenterait que ce souci d’équilibre imposé au troupeau des hommes au nom de leurs justes besoins ? La situation serait déjà admirablement défendable. Mais le souci qui nous guide est plus profond, et, dégagé des causes accidentelles, tend dans son besoin de justice et d’amour, à rejoindre les plus pures conceptions que certains hommes ont eues de l’homme et de l’univers. Il est évidemment impossible de conserver dans l’ardeur de la mêlée, la sérénité du penseur, c’est donc sur la qualité de nos pensées que je demande qu’on nous juge. Un lien nous unit déjà à la morale des créateurs d’absolu dont Julien Benda note l’heureuse influences sur les mœurs, et fait qu’un abîme nous sépare du nationalisme quelle qu’en soit la forme. Notre pensée au lieu de diviser l’homme ne le conçoit que sous l’aspect d’un seul et même principe et cet « universalisme » pour n’être que terrestre n’en constitue pas moins un pas, ou plus exactement un élan vers l’absolu des prêcheurs d’éternel.  Mais une pensée un peu élémentaire peut-être arrête fréquemment ceux dans lesquels la vie moderne n’a pas étouffé toute générosité : la lutte des classes dont nous nous réclamons. Les apparences peuvent être contre nous, mais décide-t-on d’après les seules apparences  lorsqu’l s’agit d’établir et de juger les raisons d’être d’une cause ? La tâche qui nous est imposée est double : immédiate et éternelle. Encore une fois la première a ses nécessités, mais que sont-elles si elles obéissent à une volonté qui pour n’être pas visible n’en est pas moins profondément sensible. Qu’est-ce que le socialisme, sinon la conclusion de la pensée que Julien Benda détache de l’Ethique et nous propose comme élément de perfection.

«  Le bien que désire pour lui-même tout homme qui vit selon la raison, il le désirera aussi pour les autres hommes, et d’autant plus fortement qu’il vivra plus selon la raison. »

Je pose ici la question en face de cette brève définition de la fonction humaine et je réponds en disant que si le socialisme est cela, il est tout l’avenir, en dehors de cela, il n’est rien, car c’est de cette valeur essentielle dont nous avons besoin, c’est de son absence de nos rapports multiples, dont nous souffrons. L’énorme crise actuelle n’a pas d’autres causes et le seul oubli de ce principe menace toutes nos œuvres.

Aujourd’hui, non seulement l’équilibre est rompu – il l’est fatalement me dirait Julien Benda- mais ce qui est plus dangereux, c’est que la « notion » de  l’équilibre  est niée. Dès lors la lutte est inévitable, et momentanément, la parole est aux hommes d’action, si pénible que cela puisse paraître. Nous subissons le poids d’une évolution aujourd’hui accomplie et le XIXè siècle aura donné au monde ce spectacle déconcertant tandis que les Etats civilisés se transformaient au moyen de révolutions dominées par la philosophie idéaliste de Jean jacques par-dessus les Etats et les révolutions, un pouvoir se formait dans l’ombre, auprès duquel tout pouvoir antérieur n’est que dérision, celui de l’industrie née de la science, et sa conséquence se dégageait : le capitalisme ;  Tandis que la démocratie  tendait à la formation d’un être moral conscient, et représentait par ce fait un indéniable progrès, l’évolution économique transformait ce même être en paralysant l’action politique, en la réduisant lentement au rôle de verbiage dont s’émeuvent dans nos chefs lieux de cantons, les métayers lorsqu’ils ont bu. L’homme est devenu un instrument de production et de consommation et une sorte de respiration artificielle a été ajoutée à la première et la domine depuis longtemps déjà. Le pouvoir que le capitalisme s’est constitué est tel que le fait humain est dévié de ses origines, ou si celles-ci sont trop obscures pour pouvoir être définies, il n’en demeure pas moins que le principe humain est détourné des fins que les meilleurs et les plus beaux d’entre les hommes lui avaient assignées. Le marxisme et le nationalisme ne sont que la conséquence de l’état de choses créé par l’amplification subite du pouvoir industriel et de la valeur qu’il donne forcément au principe matériel. Pour la première fois sans doute, les forces économiques occupent dans les préoccupations humaines le premier plan  et soumettent les valeurs abstraites ou les nient. D’où, au cours de la dernière guerre (qui a été la première guerre moderne) la matérialisation  des principes religieux mobilisés au profit des drapeaux, comme de vulgaires troupiers de 2è classe. Notre époque aura vu cette chose inouïe : des prêtres tenir le rôle d’adjudants de « l’ordre moral » nécessaire à la victoire de l’un des partis. Pour la première fois, dit en somme Julien Benda, les valeurs abstraites sont non seulement négligées, elles sont niées, tournées en ridicule. C’est que pour la première fois dans l’histoire des hommes, telle que nous la connaissons, le poids de la matière est devenu dominateur et représente un nouvel absolu, s’il n’est pas grotesque d’employer un tel mot pour un tel élément.

Mais précisément, si nous examinons les aspects sociaux de l’heure présente, si nous étudions ce que j’appellerai la structure interne de leurs principes secrets, nous trouverons dans le socialisme une spiritualisation de la valeur humaine et sociale. Notre doctrine tend à organiser les deux phénomènes : production et consommation sur une base rationnelle à les détourner de leurs fins, individualistes pour les constituer non en principes de vie mais en simples moyens d’exister. Il faut toute l’indigence intellectuelle moderne pour proposer comme type de vie parfaite celle du travailleur des Etats-Unis « où un homme sur cinq possède une auto » comme si tout humain tenait dans plus ou moins de bien être. L’exemple des Etats-Unis fascine les esprits européens et cela se conçoit :le génie de l’utilité est le leur ; ils représentent la conclusion à la fois logique et absurde de l’évolution industrielle, la société construite à l’image des machines, et les fonctions humaines soumises à celle des rouages. Le film « Métropolis » et le roman de Jack London « le talon de fer » constituent la sommaire mais éclatante démonstration de l’état social créé par le seul mot : besoin.

En face d’une telle humanité, vivant non seulement sans idéologie mais dans un tressaillement d’entrailles, qu’est le socialisme sinon, avant toute chose, ce « verdict au cœur » dont Julien Benda note la disparition et qu’il considère comme seul capable d’apporter dans les rapports humains une détente consolatrice. Qu’est en effet notre doctrine dans ses fins essentielles, sinon « le grand cri » dont parle Malbranche qui entre « infailliblement dans les oreilles de ceux qui sont assez proches pour donner le secours dont on a besoin » et qui se fait entendre à eux, de quelque nation et de quelque qualité qu’ils soient car ce cri est de toutes les langues et de toutes les conditions.

Je sais tout ce que l’on peut opposer à cette affirmation, mais je répondrai, en citant l’attitude de jésus pénétrant dans le temple pour en chasser les marchands. Dans sa connaissance profonde de l’être humain, sans doute estimait-t-il impossible toute prédication tant que les marchands y tenaient leurs assises ; alors il fit le geste énergique dont la tradition a conservé le souvenir. Certaines forces ont le pouvoir de tout matérialiser. Ce que l’on nomme le capitalisme n’est pas autre chose que la puissance qui entraîne l’espèce humaine vers le principe dont cette puissance est issue. Loin de libérer l’individu, elle l’asservit en surexcitant en lui les facultés nocives qu’il ne peut vaincre qu’en leur substituant une perfection abstraite. La valeur du socialisme lui vient de ce qu’il propose à l’homme des buts qui ne seront jamais d’une réalisation immédiate, car le propre d’une pensée qui tend vers la perfection est d’éloigner perpétuellement celle-ci en la complétant sans cesse.

Maxime NEMO

JEAN GUÉHENNO CONTRE ROBERT GARRIC

par Maxime Némo

               n° 38, 23/2/1929, p.4 : « Hommes de ce temps : Jean Guéhenno contre Robert Garric »

Après l’article de Lefèvre dans « Les nouvelles Littéraires ». Un catholique et un révolutionnaire dialoguent. L’un recherche dans le passé l’image du présent, l’autre "voudrait donner à ce même présent l’aspect du futur imaginé". Il faut agir : collaboration des classes ou reconnaissance d’une lutte des classes "existante si l’on veut qu’un jour elle finisse".

 

RARES sont les entretiens qu'a Frédéric Lefèvre, avec certains de nos contemporains et que

« Les Nouvelles Littéraires » relatent sous ce titre: « Une heure avec... » qui vaillent notre attention. Confessions, souvenirs ou affirmations de gens de lettres et d'intellectuels, il n'est pas fréquent qu'on sente dans la personnalité qui s'exprime une de ces inquiétudes où celles de l'époque se retrouvent. Pourtant, il serait injuste de dire que cette époque est dépourvue d'angoisses ou d'aspirations ; je crois même une partie de l'esprit actuel assez troublé, car il paraît bien impossible qu'une certaine qualité d'esprit et de coeur ne soit pas capable de dominer les épaisses jouissances c 'e l'époque nous tend, et qu'on reste insensible devant tant de faillites intellectuelles, spirituelles, ou les deux à la fois.

Nous arrivons au bout d'un temps, et cette agonie d'une période qui eut, au moins, le souci partiel de la grandeur ne manque point de provoquer des réactions dominées par l'orientation ou la sensibilité particulières des esprits. Les uns vont chercher l'oubli du présent dans le passé, d'autres cherchent des raisons de croire et d'espérer dans l'avenir. Hélas, on cherche l'espoir et la force où l'on peut ! et il n'est que trop normal que, pour un esprit, sinon éclairé, du moins affiné par sa culture, le contact avec le passé soit aussi consolateur que la tension de l'être vers l'avenir. Notre esprit imagine le passé que sous la forme de l'illusion dont il a besoin, mais nous croyons à l'exactitude de cette forme pour la raison toute simple, d'abord que nous voulons croire et, aussi, que nous savons que le passé fut une réalité. Je suis pourtant persuadé qu'il est aussi difficile de ressusciter une chose morte que d'imaginer la forme que prendra le nécessaire futur, un atroce silence nous séparant de tout ce qui n'est pas étroitement le présent.

Frédéric Lefèvre a donc eu la pensée d'interroger deux hommes dans lesquels une partie de ce grand drame se joue, deux hommes d'action, nous dit-il, deux penseurs « tous deux tourmentés des mêmes questions, mais, la réponse à ces questions, M. Guéhenno la cherche, tandis que M. Garric la trouve dans le Catholicisme et s'applique surtout à inviter le peuple à l'y chercher. »

Pour nous, le problème que représentent ces deux hommes nous apparaît sous celle forme sommaire, peut-être, niais qui rend exactement notre pensée : Robert Garric est catholique et Guéhenno est révolutionnaire. II se peut que notre pensée soit fausse mais la loyauté veut que nous la disions comme elle nous apparut.

De la rencontre, un dialogue va naître et je n'en sais pas de plus pathétique : côte à ci;le, dans la même pièce, employant l'un et l'autre ce tutoiement qui nous dit le degré de leur intimité, ces deux hommes vont causer et chercher par dessus, non plus leurs divergences d'esprit, mais, ce qui est infiniment plus poignant, une partie de leurs ressemblances et (les liens qui les unissent, ils vont chercher à se rejoindre ; c'est le désir de tout être ému par le mot humain dont le mot social n'est que l'immédiate conclusion. Ces deux hommes en qui s'incarnent le conflit le plus angoissant de notre temps seront obligés de constater — l'un d'eux au moins le fera, mais n'est-ce pas assez? — que dès que les questions qu'ils examinent débordent et absorbent leurs personnalités, une volonté les oppose, les jette l'un contre l'autre, malgré une affection réciproque, malgré ce ton tranquille d'intellectuels manieurs d'idées qui peuvent évoquer les plus tragiques conflits, sans perdre de vue ce respect qu'ils doivent aux idées d'autrui.

Remarquons en passant que le meilleur de l'époque est en ces deux hommes, et non seulement de l'époque, mais du temps éternel, car ils portent en eux et transmettent cette inquiétude qui est l'honneur d'un être, d'où qu'elle vienne et où qu'elle aille. En dehors d'elle, on n'entend qu'In bruit de toupie; celui précisément que fait l'époque actuelle tournant sur elle-même, sans but visible, ce qui est la pire des occupations. Et c'est pourquoi la rencontre de ces deux esprits est à ce point symbolique, et c'est pourquoi leurs divergences sont tragiques ; ils incarnent les deux seules puissances qu'il faille aujourd'hui reconnaître comme telles : celle qui cherche dans un passé plus ou moins lointain l'image du présent, et l'autre qui voudrait donner à ce même présent l'aspect du futur imaginé. Au fond, les deux seules perspectives ouvertes sur la vie : le regret ou l'espoir.

Une partie de l'esprit humain murmure la lotte parole d'Auguste Comte : « Nous sommes gouvernés par les morts u — et ce n'est pas la moins considérable ; tandis que l'autre, frissonnant de ce contact perpétuel, se redresse et, tendue vers la vie aussi profonde de l'avenir, fière de sentir la vie dans ses jeunes flancs, l'autre murmure : « l'éternel est à moi et éternellement devant moi ». Dès lors, il était fatal qu'entre ces deux aspects de la fonction humaine nommée momentanément Garric et Guéhenno, il était nécessaire que dans leur conversation en apparence si tranquille, un mot intervienne, que leur loyauté réciproque appelait : la révolution. C'est justement ce mot que Guéhenno prononce et c'est ce mot que Garric n'aurait pas voulu entendre prononcer bien que, par ses paroles, il l'ait rendu indispensable pour la clarté de l'entretien et de la cause générale. Si terrible que soit certain mot, il ne faut pas avoir peur de l'articuler, mais je ne juge ni puéril ni dérisoire le frisson qu'il fait naître chez autrui. C'est un mot effrayant et qui suppose chez celui qui le conçoit vraiment une abnégation radicale et uns préparation silencieuse des meilleurs esprits et des plus grands coeurs. Le recul d'un homme désintéressé devant un tel mot ne m'étonne pas, et la haine que j'ai pour certains vient de ce fait qu'ils prononcent les mots sacrés sans daigner réfléchir à la transformation profonde à laquelle ils correspondent. Et voici que clans la conversation si paisible de Garric et de Guéhenno, le mot est intervenu nécessairement peut-être parce qu'ils étaient paisibles ou, tout simplement, parce que deux pensées se trouvaient dans l'obligation de s'expliquer ; comme nous ne sommes ici ni devant de bas politiciens et de vulgaires gens de lettres, les mots ont avec eux ce sens absolu qui éveille les idées, cette résonance que possèdent les grandes orgues.

Garric aspire à la formation d’un parti des sans partis, d'une union qui grouperait toutes les probités, ce qui serait évidemment parfait si la probité n'avait que la probité pour objet, s'il n'était point fatal que la probité clive aller quelque part, précisément parce qu'elle est la probité et que sa présence est nécessaire non seulement parmi les honnêtes gens niais surtout – et de plus en plus — devant la canaille, ce qui pose non plus le problème d'une probité individuelle mais celui des probités collectives.., quel problème, aujourd'hui !... Il est des heures, en effet, où la forme la plus pure de noire pensée nous ordonne de rompre avec cette facile pureté que nous procure l'isolement et de la mêler au fatal extérieur ; des heures où nous sentons la présence d'une volonté dominatrice, et que le geste le plus hautement humain que nous puissions accomplir est celui qui brise notre « trois fois chère solitude n.

Il faut agir ; nous vivons sous l'impératif de ce signe. Guéhenno et Garde sont résolus à agir, mais tandis que l'un affirme que la valeur humaine ne peut jaillir que « de l'union des probités », avec, je trouve, une lucidité parfaite, Guéhenno riposte que « la probité nous oblige à la séparation », c'est-à-dire à la classification, à l'analyse des états d'esprit, à laquelle correspondent non seulement des différences d'états sociaux, mais ce que j'appellerai: des différences sentimentales ou psychologiques; ce que, pour simplifier davantage et rendre parfaitement clair, je nommerai ou l'état révolutionnaire ou celui qui ne peut pas arriver à l'être, malgré son indiscutable honnêteté de pensée. Et la vie est telle et ses nécessités présentes, que nous devons balayer ce qui n'est pas nous ou avec nous; ce n'est pas le plus drôle de la tâche qui est la nôtre. Mais encore une fois, nos individualités ne sont rien que des puissances en action au service d'une foi. Mais pourquoi pas une action commune ? dirait certainement Robert Garric. Parce que cela est impossible, son raisonnement nous le prouvera. L'action à laquelle il pense serait une sorte d'évasion, de construction dans l'éternel, et, avec Guéhenno nous nous souvenons de l'éphémère et de ses misères, nous savons que l'éphémère « est un moment de l'éternel » et qu'une action qui vise précisément ce but doit, tout d'abord, se soucier de cet instant sans lequel la liaison avec l'éternel du plan humain, le seul qui nous importe — serait interrompue. « Pourquoi ne pas s'unir, pourquoi ne pas mener la même action u, dit Robert Garric.

Mais une action vers quoi, Garric ? répond aussitôt Guéhenno. Il ajoute : « La condition du progrès te paraît être sans doute la reconnaissance d'une collaboration nécessaire des classes, tandis que je ne cesserai de penser qu'il s'agit, au contraire, d'une lutte des classes, d'une bataille qu'il faut d'abord reconnaître comme existante si l'on veut qu'un jour elle finisse. »

Paroles qui nie semblent infiniment justes, car elles nous ramènent à cette obligatoire révolution à laquelle l'indigence spirituelle des dirigeants nous a acculés. Il s'agit de la Révolution et du sens que nous lui attribuons ; il s'agit de sauver l'homme en l'arrachant au prestige des mots dont Robert Garric chante les syllabes à voix basse : l'humilité, la charité. Par-dessus ces deux hommes, nous rejoignons le violent conflit qui lance aujourd'hui l'homme de demain contre l'homme d'hier, et, par-dessus les mondes abolis, les civilisations écroulées, le jeune Occident contre le vieil Orient, la volonté d'être — ne serait-ce que momentanément — contre la résignation à l'hypothétique existence surnaturelle. Le sens du réel intervient entre ces deux hommes comme, sourdement, il se mêle à tous les conflits du jour, car, tandis que Garric tient à distinguer le plan idéal, Guéhenno, au contraire, entend soumettre les réalités du moment — elles ne sont pas éternelles — aux disciplines de l'idéalisme' et exiger de ces réalités qu'elles plient le genou devant la puissance de l'idée socialement réincarnée. Tout le pathétique de cet entretien est dans l'affirmation de ces deux volontés dont la rencontre est impossible ailleurs que sur le plan des batailles, car essayer de définir la valeur humaine avant d'avoir libéré la race humaine de la servitude des choses « nos dures maîtresses », dit Guéhenno, est une utopie dangereuse. L'appel à la haine est nécessaire. Rien ne se ferait sans elle en cet instant ; mais, ne nous y trompons pas, cette forme de haine est encore un appel à l'amour, à la fraternité, en tout cas, à l'unité qui, seule, rendra l'amour enfin possible. « Cette haine, dit encore Guéhenno, vise les choses, va à certaines institutions, à des lois, non pas à des hommes », et, faisant allusion à son Caliban, il ajoute : « La révolution à laquelle il songe (Caliban ou l'homme du peuple) ne doit avoir d’autre effet que de supprimer les classes. La révolution est un esprit, un esprit prométhéen que je vois en action depuis le commencement du monde, mais plus particulièrement à certaines époques où l'homme prend conscience de sa destinée et décide d'en être le seul ouvrier ». A l'heure où mille forces souterraines tentent de rajeunir le christianisme, il est utile d'indiquer pourquoi nous ne pouvons collaborer à ces entreprises. L'homme moderne est antichrétien puisqu'il estime que son salut lui viendra de lui seul. A tort ou à raison, l'homme moderne affirme son dédain pour un certain invisible. L'oeil fixé sur la tâche humaine, l'esprit hanté par des concepts harmonieux, c'est à l'harmonie de cette tâche qu'il songe et qu'il voue le meilleur de lui-même. Si l'infini existe, nous le découvrirons, voilà tout. Ce n'est plus seulement par le silence que nous répondons « au silence éternel de la divinité » mais par une sorte de mépris et peut-être de haine ! car si nous sentons que nous n'avons que des adversaires ici-bas, c'est que nos ennemis sont là-haut.

L'attitude de Jean Guéhenno est la seule qui soit humaine, et moderne. Sa pensée incarne celle de l'homme en perpétuelle révolte contre les forces de l'inconnu. Actif, il se dresse contre le mystère ; résigné, il se couche à ses pieds. Mais c'est une chose bien belle de vivre et de sentir la vie aspirer à la totale lumière. N'aurait-elle que cette signification, la vie vaudrait d'être vécue et la lutte d'être poursuivie.

Verhaeren avait magnifiquement compris le sens de l'humain moderne, lui qui prêtait cette pensée et ce geste de révolte à son Eve qui, chassée du paradis, songe « ardente et lente »:

 

« Au sort humain multiplié par son amour.

« Elle espérait en vous, recherches et pensées,

« Acharnement à vivre et de vouloir le mieux,

« Dans la peine vaillante et la joie angoissée,

« Si bien que, s'en allant, un soir, sous le ciel bleu,

« Libre et belle, par un chemin de mousses vertes,

« Elle aperçut le seuil du paradis là-bas :

« L'ange était accueillant, la porte était ouverte,

« Mais, détournant la tête, elle n'y rentra pas ».                                    MAXIME NEMO.

MONDE 1929 – Les lettres – Notre galerie  François Mauriac par Maxime NEMO

n° 36, 9/2/1929, p. 3 : « Notre galerie  - François Mauriac » L’argent domine la vie sociale mais le Capital se montre sous des aspects différents à la Bourse ou en province où il se cache derrière la bourgeoisie. L’œuvre de Mauriac annonce la dissociation des valeurs de la classe bourgeoise dont l’ordre repose sur le mariage et la famille. Elle nous introduit dans un milieu médiocre qui étouffe toute originalité, et se trouve lui-même écrasé par les problèmes actuels.

La Classe, réalité poignante qui prend l’individu et fait qu’une nature artificielle s’ajoute à sa nature. Toute vie individuelle, collective est une lutte entre les impérialismes de groupe ou de caractère. La nature même de l’organisation sociale veut que l’individu soit saisi dès son enfance par une réalité plus grande et qu’à de rares exceptions, il soit tenu de s’incliner devant la volonté du groupe.

Nous avons connu la Classe du sang, nous subissons celle de l’argent. Elle domine impérieusement par les mille moyens que la vie sociale engendre, domination directe ou sournoise.

La société actuelle ? Une construction genre palace, avec son luxe sobre, ses larbins qui ont vu dix romans chez les bouquinistes, cent toiles dans les galeries d’arrière ou d’avant-garde ou des palais de ciment armé dans le cerveau. Ces messieurs sont propres et parfumés. Il leur arrive même d’être distingués bien que ce ne soit plus nécessaire. Ils sont stylés à souhait, savent accepter décemment les pourboires et même les places de vendeur aux galeries Lafayette où leur roman se vend 12 francs sans escompte, quoique au comptant, le sourire de l’auteur comblant la différence.

Une société bien faite ayant comme Louis XIV une littérature à son image et peut-être son siècle dans l’histoire des siècles.

Elle règne. Elle tient tout, le premier et l’arrière plan. Elle domine les villes populeuses où son luxe brille au centre comme le diamant d’une bague. Elle domine les pays qui étendent leur silence autour des capitales où sont les banques, les parlements, les académies et les prix littéraires. Elle tient les familles opulentes des grands centres. Par d’obscures mais certaines ramifications, elle tient l’opulence de nos sous-préfectures et des chefs lieux de canton. Ville idéologiques par le pouvoir monarchique elle a substitué une domination équivalente, elle tient dans sa main puissante  les raisons d’être du petit bourgeois de Bazas ou de Mimizan. Par ses moyens d’agir, elle leur vole la puissance des biens qu’ils ne possèdent plus car les capitaux du bourgeois sont entre les mains du financier de Londres ou de New York, mais à l’abri de leur pouvoir stricte et assure en échange  le lointain rôle conservateur d’un ordre social en même temps créateur – en tant que créations industrielles- et étroitement traditionnaliste. Les villes ne sont encore rien. Leur puissance dépend de la tranquillité des campagnes environnantes. Le pouvoir du capitalisme est fragile, il le sait et par sa presse, sa littérature, il entretient au loin, à l’écart des centres d’action, un état d’esprit dont la destruction l’atteindrait, il le sait. Il impose donc que de la Picardie au Poitou, le respect d’une classe soit obtenu par des moyens et que l’élément hobereaux et propriétaires terriens, bourgeois de petites villes continuer à jouer le rôle de franquers et d’arrière garde.

Selon le lieu, la valeur des arguments se trouve transformée, adaptée aux nécessités du cas précisément. A la Bourse dans les Conseils d’Administration au cours des discussions avec les syndicats, la puissance créatrice du capital est exaltée en tant que force indépendante de toute autre : dans les villes lointaines de province, on lui substitue les valeurs morales de la classe bourgeoise et les principes qu’elle représente. Il importe peu que la vie scandaleuse du grand financier soit dénoncée, la puissance s’impose toujours lorsqu’elle crée sans cesse. Mais le rayonnement de cette puissance moderne est limité, l’homme qui travaille au loin n’a aucune notion du lien qui unit son labeur aux agitations financières : ses maîtres son immédiats, leur prestige le touche. C’est ce prestige qu’il importe tant de sauvegarder. C’est pourquoi la plupart des romans « régionalistes » sont idylliques et comme imprégnés d’une béatitude à la fois virgilienne et conservatrice et c’est aussi pourquoi je dénonce en François Mauriac un destructeur de ces béatitudes salutaires à tant d’intérêts dissimulés.

Son œuvre est significative. Elle assure la lente mais sûre dissociation des valeurs d’une classe qui eut son heure d’énergie et par conséquent, d’utilité sociale.

Jadis, une classe aisée envoyait  ses fils achever leurs études dans les universités de Paris ou de province. ? Ils y devenaient avec le temps médecins, avocats et qui sait quoi encore ! Ils y restaient le plus d’années possibles au creux des tièdes voluptés  que ces centres contenaient car ces « fils de famille » redoutaient par-dessus tout, l’existence morte de la petite ville lointaine ou l’isolement dans la propriété paternelle. Ils savaient qu’à moins d’un hasard politique ile n’en sortiraient  que par la mort. Tandis que les sœurs cascadaient, les sœurs surveillaient l’épanouissement de leurs charmes dans la glace minuscule que les règlements du Sacré Cœur autorisaient dans la maison. Frères et sœurs se mariaient un jour : l’histoire sociale continuait. L’homme ou bien se résignait à la mort lente dans la solitude ou bien s’évadait grâce à la politique. La femme à l’abri des prestiges sociaux, cultivait son inquiétant bovarysme. Ce monde était tabou. Il était entendu une fois pour toutes, qu les vertus bourgeoises s’y conservaient intactes et qu’à l’abri des solides façades, la vie familiale s’y poursuivait sans hâte. C’est vers cette sainteté que François Mauriac dirige son regard aigu et ce sont les turpitudes de ce milieu qu’il peint. A l’heure où s’opère une si redoutable révision des valeurs sociales et humaines, je trouve le document important. Que deviendrait la classe dominante si par toutes les provinces des pays traditionnalistes : Angleterre, France, Italie, Espagne, le principe bourgeois s’écroulait ? Tout se tient dans le monde actuel : le financier le plus émancipé sait très bien qu’avec toute sa puissance, il resterait là en l’air face à face avec la gueule populaire, si cet immense et silencieux soutien lui manquait tout à coup.

François Mauriac ! Comme il est bon pour certaines béatitudes que vous ne pénétriez jamais dans les chefs lieux de cantons où vivent vos Fernand Cazenave et Thérèse Desqueyroux, car quel pouvoir de dissociation est le vôtre, homme amer et attardé.

Le peuple est vaste, obscur et incliné a écrit Charles Vildrac et cela est vrai. Or voici selon Mauriac devant quelle race de dieu le peuple s’est incliné.

L’ordre bourgeois repose sur ce minime syndicat du sang qu’est la famille. La vie de ses membres s’abrite derrière cette grille. Sans cesse il repeint les grandes lettres qui  composent le mot et sans cesse il tente d’en augmenter la hauteur. Ce sont précisément ces bannières que d’une main nerveuse, Maurras eramera et c’est cette ligne si privée ou collective qu’il va éluder.

Les raisons d’être de la bourgeoisie sont uniquement matérielles et les institutions qui la soutiennent se ressentent de ce contact. Naturellement et en dépit de tant d’œuvres romanesques qu’elle a inspirées, l’association qui préside à l’association de deux êtres, le mariage est d’essence éminemment pratique.  Tout le pays les mariait parce que leurs propriétés se touchaient  écrira François Mauriac au sujet des causes qui ont déterminé l’union de Thérèse Desqueyroux, livre dont l’importance du point de vue social, vaut d’être signalée. Lorsqu’après avoir tenté d’empoisonner son mari, grâce à la conjonction de puissantes influences (car sa condamnation toucherait « la famille »). Thérèse obtient un non lieu et pensant à son mari, se demande : « pourquoi l’ai-je épousé ? » Elle reconnaît que les deux mille hectares de Bernard (son mari et sa victime) ne l’avaient pas laissé indifférente. D’ailleurs, de son côté, « lui aussi était amoureux de mes pins » ajoute-t-elle.

Mais voilà l’association de deux sexes comporte des complexes que la seule passion de la terre ne saurait satisfaire et l’accumulation de tant de biens sur une même tête a des répercussions tout d’abord invisibles. La richesse porte en elle son œuvre redoutable, cette langoureuse et perfide oisiveté, mère des péchés capitaux. La vie sans buts suffisants impose rapidement à ceux qui la subissent d’éternelles sollicitations et de la chair abondamment alimentée naissent ces frémissements secrets  dont l’être tout d’abord s’épouvante auxquels il s’habitue et qu’il se prend enfin à chérir et à caresser, comme un animal familier. Un tumulte silencieux entretenu dans l’individu par des sollicitations obscures et lancinantes, œuvre de tant de forces sensuelles contenues par des générations et, aujourd’hui irritées dans la détente qu’apporte le trop grand bien être. Du trouble naît le rêve et le rêve du trouble. Terrible cercle d’abord immobile qui se met à vibrer, à chauffer et d’où s’élève en spirales, la ronde des dangereux désirs. De vibrations en vibrations, ils envahissent l’être, pénètrent la conscience et courbent sous le pouvoir de la seule loi, toutes les puissances non seulement  d’une vie mais de ce qu’il croit être la vie universelle. Un besoin de jouissance que nul cadre social ne peut réfréner est alors déchaîné, les traditions éclatent comme des vitres qu’on brise, tout est aboli par la force du besoin nu et « un ».

La famille devient alors ces barreaux vivants derrière lesquels François Mauriac voit son héroïne, celle qui incarne si bien la féminité de cette classe, « Thérèse Desqueyroux » tourner en rond à pas de louve. La chair molle et ardente est dressée contre toute loi et hurle dans son affreuse solitude l’âpre besoin d’être telle qu’elle veut- être. C’est la tragédie de la sensualité et c’est le crime rendu fatal car aucun équilibre ne peut contenir cette fureur. L’œuvre de François Mauriac est le résultat de cette décomposition mentale  que le bien être opère et qui ne peut que provoquer le crime sous toutes ses faces  comme  monstrueux du « baiser au lépreux », de « Génitrix » , du « Désert de l’amour » et de « Thérèse Desqueyroux » :crime obligatoire de cette fraction de l’humanité  détournée des buts sains et vigoureux que la vie  assigne aux hommes sans doute pour qu’elles reçoivent sans le savoir cette part que le démon s’est réservée dans l’homme. Mais des êtres plus sûrs de leurs muscles et de la solidité de leurs réflexes n’intéresseraient pas François Mauriac ni ses lectrices. Ceux là n’auraient pas d’histoire à leurs yeux. L’écrivain prend soin de loyalement nous en avertir.

Beaucoup  s’étonnent qu’on ait pu imagier une créature plus odieuse encore, il s’agit de Thérèse Desqueyroux que tous mes  (…)

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Les êtres peints par François Mauriac n’en sortent que pour aiguiser et laisser agir les facultés dangereuses qui sont en eux. Il est certes impossible de généraliser et de soutenir que c’est sa conception de l’homme que Mauriac nous apporte avec ces œuvres mais c’est incontestablement celle des êtres qui forment son milieu et ceux-ci ne lui apparaissent que sous l’aspect d’obscurs crétins ou de redoutables criminels.

Une classe vit dans cette œuvre. Dans le tumulte des villes « tentaculaires » nous perdons souvent la notion de l’immense ensemble qui les environne, nous oublions que les valeurs sociales ne sont pas représentées à Londres et à Paris comme elles le sont à Bazas, à Lannion ou à Carpentras. Et pourtant si nous pensons aux réalisations politiques de l’heure présente ( ou plutôt à l’absence de réalisations de ce temps) nous devons constater qu’une puissance comme secrète, entrave les essors vigoureux, parfois, ou, du moins les velléités. Pourquoi cet arrêt devant l’obstacle à sauter ?

Ne le dissimulons pas, un accord serait souvent possible entre gens dont les intérêts sont, sur certains points, identiques, et qui représentent dans la cité l’élément actif, mais leur bonne volonté est paralysée par l’inertie que leur oppose un pouvoir d’autant plus pesant qu’il vient de plus loin et se manifeste de façon anonyme. Conservateurs de droite et de gauche, petites gens pourvus de petits moyens, inaptes à vivre sur le plan ou des grandes questions industrielles ou des préoccupations morales et sociales qui sont nôtres, ratés de la révolution : engourdis par le silence qui pèse sur leur vie, et par les petits mensonges derrière lesquels se dissimule leur inaptitude à vivre au sens actuel du mot.

« Ici vous êtes condamnés au mensonge jusqu’à la mort » leur dit un des personnages de Mauriac. Ils apportent ce mensonge avec eux où qu’ils aillent et quoiqu’ils fassent et c’est pourquoi tout ce qu’ils tentent avorte ; ils peuvent faire échouer toute autre tentative par leur obstruction têtue, mais ils sont incapables de réaliser une œuvre dotée de vie.

Quand son père proclamait : « un dévouement indéfectible à la démocratie » elle l’interrompait : « Ce n’est pas la peine, nous sommes seuls. Elle disait que le sublime en politique lui donnait la nausée » ( Thérèse Desqueyroux)

Pénétrant dans ces milieux, Mauriac les regarde non seulement vivre mais penser et sentir et c’est sans que son œuvre nous introduit dans une humanité froide et médiocre qui ne peut admettre la puissance, quelque soit son aspect et qui, lorsqu’une virtualité veut manifester son originalité, tente aussitôt de l’étouffer en la ramenant au respect de mesquines disciplines.

Classe écrasée par les dimensions des problèmes du moment, dont elle essaye cependant de contenir le mouvement, ne fonctionnera qu’au rythme de la mort douce qu’on espère.

Maxime NEMO

 

 

 

 

 

Notre galerie MORT DE QUELQU’UN

Jules Romains romancier et auteur dramatique fait oublier par ses succès mondains, Jules Romains, poète. Dans l’article qu’on va lire, Maxime Nemo marque l’importance de l’unanimisme dans la poésie française en même temps que la vanité des œuvres actuelles du fondateur de cette école.

Nous étions avant la guerre, un certain nombre de désolés, mordus par la décourageante sensation de tourner à vide dans l’immensité d’une machine incompréhensible. Un livre vint à nous que le hasard ou le courant littéraire que nous suivions nous fit ouvrir : La Vie unanime de Jules Romains ; le livre entra dans nos existences, et y rayonna.

Le livre s’ouvrit devant nous, chargé de signes internes et externes ; nous prîmes les poèmes les uns après les autres. A nous qui avions lu Verhaeren, ce livre  précisait un rêve ou plus exactement confirmait le grand rêve qui se dégage du total verhaerenien. Du monde des forces frémissantes qui nous entouraient, il nous faisait descendre, ou monter – comme vous l‘entendrez- dans le cerveau de ce monde dans ses réflexes les plus invisibles et les plus silencieux.

Peu de livres, je crois, ont dit à  certains hommes les choses denses dont ils avaient besoin et que ce livre se mit à nous dire. Peu de livres peut-être ont dissipé autant d’angoisse et transformé la tristesse, l’étreinte de cette angoisse en une joie grave et qui, pour certains, devint définitive. C’est que le livre de Jules Romains nous apportait cet élément mystérieux qui manquait à nos vies et dont nous déplorions la disparition. Oui, d’autres mystères subsistaient, mais, pour nous, ils étaient effacés.

De suite, la sensation d’un mystère naissant nous berça et cette sensation donna à nos vies le sens ou la lumière qu’elles cherchaient. C’est qu’il y avait dans le livre des vers inoubliables, par tas :

L’univers marche ayant la tête dans un sac. 

Disait l’un d’eux et ce vers suffisait à nous confirmer notre trouble et à nous rendre le livre fraternel. Car nous sentions l’existence des choses réelles : de notre corps, de notre pensée, mais il y avait si longtemps que des hommes marchaient et pensaient que nous nous sentions isolés dans nos divers attribut physiques et intellectuels. Le livre, justement, disait un malaise qui était notre misère :

Nous avons décharné le monde

Fait par fait, soleil par soleil.

Et il ajoutait une phrase qui nous fut lumineuse :

Comme on serait content s’il on avait un dieu.

Je me souviens du choc que cette vérité produisit en nos poitrines et de la perspective qui s’ouvrit tout à coup devant nous. Notre mal était donc là ? Nous ne nous suffisions pas. Ni l’acide de Shopenhauer, ni l’alcool de Nietzche n’avait vraiment entamé notre être puisque nous avions besoin de « quelque chose » qui dominât l’aridité déconcertante de la personnalité éphémère et qui fût capable de coordonner nos efforts individuels et de transformer nos mouvements en rythmes. Car le poète, étudiant l’évolution qui s’accomplissait en lui, notait qu’après avoir pris vaguement encore, conscience de la notion d’une âme nouvelle, écrivait :

Qu’est-ce qui transfigure ainsi le boulevard ?

L’allure des passants n’est presque plus physique ;

Ce ne sont plus des mouvements, ce sont des rythmes

Et je n’ai plus besoin de mes yeux pour les voir. 

Le mystère de l’association humaine nous était révélé ; nous marchions avec le livre vers une certitude, car il n’y a de certitudes que celles crées par nos besoins d’esprit. Je crois intensément que la vérité n’est qu’une illusion ajoutée à tant d’autres et à laquelle nous nous accrochons parce que nous n’avons pas la fermeté d’âme nécessaire  pour nous en tenir à l’irréel et en faire la base de notre existence. L’évidence n’est que le résultat de nos désirs. La Vie unanime devint notre évidence. La notion dominatrice et douce de l’extérieur nous pénétra et s’associa à nous :

Toute l’immensité d’alentour le sature.

Il charge mes poumons, il empoisse les choses

Il sépare mon corps des meubles familiers

Et l’attache là-bas à des réalités

Que les murailles exilaient dans l’autre monde.

Et afin de nous rendre sensible le miracle qui venait de s’opérer, le poète trouva un vers d’une résonance infinie :

Les forces du dehors s’enroulent à mes mains.

Le romantisme eut l’ambition de fondre l’univers dans la sensation individuelle. La thèse peut encore se justifier, mais le moins qu’on puisse dire d’elle c’est que son désir de rendre l’individu gigantesque risque de détruire l’individu. Nous eûmes l’intuition que la pensée de Jules Romains en rendant à l’individu sa fonction seulement sociale le sauvait de l’isolement où l’avait conduit le romantisme. Il le séparait de la nature et surtout du cosmos, mais, par contre, il obligeait l’individu « à penser » l’humanité  en se concentrant sur elle, et de ce rapport constant, naissait, comme on l’a remarqué, une discipline. L’unanimisme en tant que volonté est une discipline, la seule raisonnable que nous avons eue depuis la disparition de l’idéal monarchique. L’anarchie est une fatalité naturelle dont la vie nous corrige.

Le romantisme après la double défaite révolutionnaire et napoléonienne devait fatalement isoler l’homme dans l’individu et celui-ci dans la recherche de la sensation primitive. La même fatalité – elle guide les évolutions personnelles et collectives – après la faillite de l’individualisme devait avoir pour conséquence de ramener l’homme vers l’homme et, par conséquent, vers la chose sociale. Une doctrine « constructiviste » devait succéder au nihilisme. La Vie unanime fut le lyrisme de cette évolution. Elle eut la volonté de chercher l’infini dans la chose humaine et de substituer à l’instinct primitif qui alimentait le romantisme (le plus souvent) le sentiment de l’imminente liaison sociale. La doctrine avait cette valeur formée par un poète, elle opérait la mystérieuse jonction des puissances de mysticisme et de raison qui sont au fond de tous désirs humains, du vague et irradiant pouvoir poétique, elle obtenait le premier d’un bel effort de pensée ; elle tirait la seconde. Elle répondait aussi à l’appel secret de nos natures qui n’avaient pas dit adieu à l’idéalisme mais qui le voulaient débarrassé de la lourde phraséologie des politiques. Le livre nous entoura de chaleur humaine et fit qu’en adhérant à cette pensée, nous eûmes l’illusion que cette chaleur augmentait. Notre nudité se sentit recouverte d’un uniforme social ; or, s’il est vrai que l’homme naît anarchiste, il devient humain en vivant, il se soumet à la vie, c’est à dire, le plus souvent, à la raison. La vie unanime réalisa l’accord  dont notre pensée avait besoin, elle constitua entre nos diverses sensibilités un élément d’harmonie.

Nous étions chargés d’une conscience qui était plus que la nôtre.

Notre « moi », désensorcelé de son isolement et du plaisir qu’il y trouvait avec une sorte d’ivresse vers ce nouveau mystère dont un poète nous parlait, celui des profondes associations humaines qui sont en effet, un des mystères de la vie, mais tellement constant qu’on n’y pense pas ou que, lorsqu’on l’évoque, c’est pour préciser les ennuis, les dégoûts qu’il procure, c’est pour finalement, le rejeter comme impur et indigne d’être jamais un rêve. Brusquement, nous n’étions plus sourds à la vie environnante dont les aspects se transformaient par le fait même que nous avions cessé de les déclarer hostiles à nous-mêmes :

J’écoute dans mon cœur comme dans une écluse

Affluer avec un immense clapotis

Les rêves, les désirs des hommes. J’engloutis

Un morceau de la cité dans ma poitrine accrue.

Et, avidement penché sur le livre, nous découvrions une raison d’être, d’être totalement dans le beau poème qui débute par ces vers :

Oh, lorsque notre espèce aura poussé plus drue,

Quand nous aurons fini de manger le désert,

Quand nos chairs se fondront en une seule chair…

Une sorte de tumulte musical retentissait en nous, devant nos pas et les guidant. Les accords du livre nous pénétraient : sons, idées, mots, tissant à travers le frémissement de notre esprit comme une nouvelle cellule pour notre âme. L’impérative et douce notion d’autrui nous pénétrait et trouvait un accueil amical en nous. Et il est bien certain que si « l’événement » avait alors éclaté, il aurait trouvé quelques jeunes hommes obscurs prêts à ces sacrifices dont celui de la vie est le plus léger.

L’événement ne se produisait pas ou plutôt, hélas ! ce fut la guerre. Entreprise unanime, diront certains ? C’est une prétention à laquelle nous pouvons le livre en main répondre : « non ». Certes l’unanimisme est une vertu virile, mais la morale qui doit en être déduite n’a de sens que dans une totale fraternité, atteignant le groupe humain tout entier. Réduite aux proportions d’un groupe secondaire : famille, nation ou syndicat, elle se détruit, car alors, elle se soumet à une forme limitée de la vie, ce qui est le contraire de son principe. Celui-ci a, en effet, pour but de nous faire sentir l’unité de la face humaine et d’aviver à ce point notre conscience qu’elle devienne le centre de sensibilité de tout phénomène humain :

Alors quand on fera la guerre aux antipodes…

Chaque homme percevra que sa chair à lui meurt…

Que le sang coule de la bête collective ;

La fièvre des blessés inconnus le mordra,

Et nous aurons le cœur plein de coups de canon.

Le rêve est assoupi. Je ne pense pas qu’il soit mort. Les nécessités vitales sont éternelles. La veulerie est toujours passagère, notre époque passera ; un jour, l’égout social emportera au loin, pêle-mêle les cadavres des pédérastes qui, eux aussi, s’en iront « dormir à reculons » et les débris des boîtes de nuit ou de jour. Il est peut-être salutaire que la guerre s’achève par cette immense fumure pour que le ricanement de tant de morts ait un sens inoubliable.

L’instinct de la santé étant impérissable, l’avenir, en se retournant, ne retiendra des œuvres écrites par nos générations

que celles qui tendaient vers cet équilibre qu’est la santé. Peut-être dans la poitrine des jeunes hommes de 19..  se produira-t-il ce choc éprouvé par la nôtre, lorsqu’ils retrouveront les feuillets jaunis de la Vie unanime.

Je souhaite qu’un heureux hasard ait détruit les œuvres dernières de Jules Romains pour que vivent dans le souvenir des jeunes hommes de cette époque, les seules choses de lui qui méritent l’admiration. Certaines chutes sont pénibles et même douloureuses. Or, le poète que nous aimions est tombé de la Vie unanime il est tombé au Dieu des corps. Hélas, le poète de Cromedeyre était déjà devenu l’auteur des Trouhadec et nous qui suivions cet homme, avec une sorte de tendresse inquiète, nous étions étonnés parfois, irrités souvent, déçus toujours. Je sais, un homme ne nous donne vraiment le son de sa vraie personnalité que lorsque le succès l’atteint. La pauvreté, l’obscurité ne sont pas difficiles à subir ; la plus grande épreuve de l’homme est celle de la richesse et du succès. C’est alors que l’anatomie d’un être apparaît.

Knock a été le succès de Jules Romains ; ce succès l’a perdu. Il se peut, certes, que la Vie unanime soit un tout, dans lequel le lyrisme du poète s’est exprimé et résumé, mais on n’a pas le droit, après qu’on a pris un tel engagement d’écrire n’importe quoi, ou alors, on change de nom, puisqu’on a changé d’âme. Le poète comme le prétendit Thibaudet, voulut-il, jadis, nous mystifier ? C’est possible, mais nous l’avons englobé dans la mystification et nous lui signifions que nous avons pris la chose au sérieux. Nous croyons encore à son œuvre si lui n’y a jamais cru. Or voici qu’après avoir écrit un roman « rose » : Lucienne, M. Jules Romains, écrit aujourd’hui un roman sexuel ou a l’intention de l’écrire. Malheureusement le don de la sensualité – qui peut atteindre le sublime- a été refusé à cet agrégé de philosophie et rien n’est plus froid que cet exercice cérébral qui croit trouver le secret de nouvelles pornographies littéraires dans la description des caresses les plus intimes. Les précisions de M. Jules Romains manquent d’alcool ou plus exactement, en dépit de son titre ambitieux, elles manquent de divinité. Les passions sensuelles ne sont divines qu’à leur pointe extrême, quand la perversité d’un Baudelaire ou la fougue d’un Byron les animent ; ou encore – surtout- quand le mélange des deux extrêmes s’opère dans une même nature et aboutit à la silhouette hallucinante de don Juan. Mais en vertu, peut-être de certains antécédents, ou parce qu’il n’a voulu s’encanailler dans l’époque que tout juste ce qu’il faut pour aboutir au gros tirage, M. Jules Romains nous conte l’histoire d’une sexualité honnête, sanctionnée et, je pense sanctifiée, par le double sacrement du mariage ; cette précaution prise, il nous décrit les nuits de noce – dans le sens le plus légitime du mot – de M. Pierre Febvre et des après midi qui suivirent.

Pour en arriver là, e, 252 pages, il nous avait fait assister à l’enlèvement du même Pierre Febvre par celle qui n’était encore qu’une maîtresse de piano à F….. les Eaux. La jeune fille  raconte « l’enlèvement », le marié, ce qui le suit. C’est assez dans l’ordre des choses. Cette double histoire aura encore une suite. Pour l’instant l’auteur nous apprend en 500 pages, comment le plus normalement du monde, on se rencontre, on se fiance, on s’épouse. Nous avions évidemment besoin de cette révélation.

Les gens heureux n’ont pas d’histoire, dit la vieille sagesse populaire. M. Jules Romains a voulu nous prouver le contraire. Je trouve qu’il n’y est pas parvenu. Peut-être l’avenir démentira-t-il mon affirmation. Pour l’instant la vie sensuelle de ses personnages ne dépasse pas en importance et en signification leurs modestes dimensions sociales, et que nous importe, dès lors, qu’ils fassent – le plus banalement du monde- l’amour : à pied, à cheval ou en voiture….

Est-il donc quand on a eu le malheur de tenir une plume entre ses doigts, est-il donc si difficile de s’abstenir d’écrire quand on n’a rien à dire ?

Il y a deux écrivains dans cet homme, nous nous garderons de les confondre. L’un des deux semble mort pour l’autre. Mais en vertu même du principe qui nous l’a donné, nous nous emparons du premier, certains que sa valeur spirituelle trouvera en nous un meilleur asile que dans la personnalité de son homonyme.

Maxime NEMO 

Voici la réponse apportée par un lecteur à la chronique de Maxime Nemo :

Défense de Jules Romains

L’article que Maxime NEMO consacre à Jules Romains, est loin de manquer d’intérêt. Je ne puis dire cependant qu’il me satisfait pleinement. Il était bon sans doute de rappeler à vos lecteurs l’importance de l’œuvre poétique de Romains. Le grand public ne connaît plus guère que l’auteur des Copains, de Knock et


de Volpone. Malgré sa récente réédition la Vie unanime est oubliée. Mais pourquoi Nemo s’en tint-il à ses seuls poèmes ?

Romains est accusé d’avoir voulu dans


Lucienne et le Dieu des Corps flatter l’opinion – « Roman rose » puis pornographie. Que Jules Romains ait fait d’un volume de pornographie la suite d’un roman rose, cela serait assez étrange. Pour appâter le public n’aurait-il pas dû commencer par où, selon Nemo, il finit ? Pornographie ratée d’ailleurs. Pourquoi faire à Romains l’injure de le croire incapable de bonne pornographie ? Avec tout son talent n’aurait-il pas réussi là où Victor Margueritte réussit si bien ? Pornographie limitée ? Ce n’est pas là le moyen d’arriver au gros tirage, surtout lorsque la critique avec ensemble imprime son ennui. Alors ? Ni Gide, ni Proust ne sont pornographes. Cependant les caresses de leurs héros sont autrement pimentées et bien aussi précisément indiquées que celles que Romains décrit avec la minutie que vous lui reprochez. Mais les héros de Romains sont normaux. Voilà le fond de notre argumentation. Normaux donc peu intéressants.

N’est-ce pas ici une grave erreur de Nemo, erreur qui le conduit à l’opération chirurgicale que rien n’imposait. L’auteur de la Vie unanime n’aurait-il pas le droit d’étudier le couple ? de l’étudier ne médecin, en physiologiste, en sociologue, en poète ? Et cela ne nous intéresserait pas ? Mais c’est la question toute entière de la famille que Romains pose. Comment dans notre société petite bourgeoise elle se constitue, dure et peut durer. Quelle que soit la réponse apportée, dont je ne puis préjuger car je n’ai pas lu les deux parties de Quand le Navire déjà parues dans la Nouvelle revue Française, elle ne peut nous laisser indifférents. Cette étude du coupe type de deux petits bourgeois, instruits, intelligents, artistes, mais prisonniers encore d’un réseau de conventions sociales désuètes est bien aussi riche d’enseignements que celle du plus anormal des homosexuels. La pédérastie peut-avoir son agrément ! Le couple est tout de même encore aujourd’hui une cellule sociale importante. On peut se demander ce qu’il deviendra.

Pardonnez encore d’allonger cette lettre. Je ne voudrais pas m’en tenir au seul Dieu des corps, Knock et les le Trouhadec ne sont-ils pas autre chose que des succès mondains ? Knock n’est pas seulement une satire contre les médecins. C’est encore de la médecine, force sociale, bien plus que celle du Docteur Knock, individu. Romains unanimiste n’avait-il rien à dire ? Faut-il passer sous silence la caricature politique du Voyage de le Trouhadec ? Le créateur du parti des honnêtes gens : un requin de la presse, un ancien cambrioleur, un banquier véreux, un grec de tripot et son président fantoche universitaire Le Trouhadec lui-même – a droit à autre chose qu’à notre mépris.

En somme j’accepte tout ce que Nemo dit du poète de la Vie Unanime. Mais je me refuse à couper Romains par le milieu, à embaumer la première moitié, à brûler la seconde. Tout entier il reste parmi les écrivains actuels, sinon un des plus près du prolétariat, du moins un des plus grands ennemis de la bourgeoisie, et un de ceux où, l’on peut trouver le plus d’enseignements féconds. 

( réponse d’un lecteur à Maxime NEMO dans MONDE)

ODE DANSANTE A PANAÏT ISRATI   in Alger Etudiant 1927-1928

Panaïki, Panaïki... tu sens bon, sentant le musc et les conifères. Panaïki, Panaïki, tu danses dans une lumière orange et la mer fait autour de ta taille une écharpe bleue. Panaïki, Panaïki, tu es beau comme un petit cheval arabe et ta douceur est celle d'un sucre d'orge, ô cavalier ! bouche pour les petits enfants qui nichent éternellement dans le cœur des hommes, qui sont le meilleur de leur cœur : cette chose qui fond et qui pleure, violente comme une jeune femme en amour et douce comme un amour apaisé, ô toi qui fonds comme du sucre d'orge et qui sucres les lèvres !

Parfum de rose et de sueurs turques, vendeur de salepgdi toi qui marches sur terre sans avoir de route devant les yeux afin de n'avoir pas de but sur cette terre, toi qui fais « je pleure », et puis » je chante » dans le même sourire, en te tournant à droite et à gauche vers d'invisibles amis, ô toi ! dont le cœur saute sous une petite veste turque, brodée et jolie (comme on n'en voit plus en Turquie) et sur laquelle se posa le long regard rêveur d'étranges seigneurs turcs, des beys et des effendis, dis Panait Istrati, l'as tu vraiment connue, Kyra Kyralinâ ?... et sa pitié si douce et ses vices qu'on dirait parfumés et sucrés...

O Panait, tu portes déjà bien des noms sonores dans la mémoire des hommes : Stavro, Codine et Nérranttsoula, tout le rêve du pauvre désir dès hommes, les élans de leur chair comme gonflée des souffles de leur âme, ou le contraire, ce qui serait encore pareil, tout étant la même chose pour le grand visionnaire, comme tout doit être pareil au regard du Dieu supérieur......

Car la nature est la Nature même, ô Panaïki, petit cheval arabe: l'horrible et doux mélange qui fait danser les hommes, rude et ravissante tendresse qui fait du crime une forme encore de l'amour et comme une autre fonction de l'amour ! car tu sais bien qu'il n'y a que l'amour sur la terre, à l'état de force, l'amour illégal et mensonger, le contraire de la raison puisque la raison de l'éternité... et c'est pourquoi tu portes ta notion humaine comme Cosma les femmes qu'il allait adorer, délaisser : sur un cheval noir, contre sa poitrine, près des battements de ce coeur qu'il savait inconstant, dans ses bras qui serraient leur être fragile avec une précautionneuse et virile tendresse... tandis que sa bouche parlait, qu'il devenait poète sous l'impulsion de la nuit et de l'amour et que, sur le cheval, la femme au creux de cette immense poitrine, sur le front de l'homme, les étoiles fuyaient, rieuses, sarcastiques et tendres, emportées dans le rythme qui tient le sang du monde et l'esprit du monde. Et Cosma parlait. Et dans la naissance de son désir, il ne sentait pas apparaître —et pourtant,il en était ainsi — la fin du désir qui venait de naître...

Tout est ainsi, ô Panaïtki ! seul, ce qui est à naître est fatalement vrai. Nous ne nous trompons que sur la mort et sur l'existence, mais le reste est vrai.

Maxime NEMO.


Je sens.

Eh quoi, rien que sentir ? Ô Destinée.

Je sens

Ombre du vaste monde jusqu’à moi murmurée ;

Perpétuel univers tendrement incliné,

Délicate et puissante structure,

Murmure étonnant que je sens !

Déjà,

Le diapason s’affaisse au sortilège clôt ;

Plus d’ombre qu’en ce ruisseau

Dont éclatent les ondes ;

Et, seul, au monde pétrifié,

J’apporte

D’étonnants souvenirs de murmures confus.

Quoi, attentif

A qui ne saurait bruire une seconde fois

Resterai à ce point inerte et curieux

Attendant, écoutant mon esprit conclure :

« le Vide est vide et ce néant ne saurait être ? »

Mais la redoutable et profonde présence renaît,

Ô douceur !

L’âme, en son secret insinue et ondule :

Ô trop lucide entendement !

Un monde éveille à sa tendre substance

Ta tige infiniment poreuse et frémissante

Mon âme

Puisque je sens !

 

Seul, mon refuge en cette certitude :

Je sens.

Et comme l’étonnant silence est venu jusqu’à moi !

Et que je suis empli de vide exclu !

Monde, ô monde murmuré,

Me voici nu jusqu’au bout de moi-même !

Nu

Et attentif

A ne pas être une unique présence.

 

Par un seul geste, par un seul mot,

Mon esprit s’emplit à ta mesure

Ô Tout illimité,

Et d’une si profonde et si chaste substance

Qu’un vertige arrêté t’a calculé : Néant.

 

Néant ; erreur.

Forces ,

Libérez-vous par ce rire éclairé !

Ma joie vous nie, ô négations anticipées !

Et ma pensée, heureuse sur sa pente,

Coule jusqu’à l’immonde et ravissante certitude :

Je sens !

Mais quelle horreur :

Improviser aux libertés de ce chaos

Un monde étonnamment organique et diffus ?...

Ah, fuyez-moi, rapides illusions !

Vipères qui ne donnez  que d’informes prémices,

Je me refuse à ce spectre étouffant.

Un sort m’attend, gonflé de touffes d’herbes,

L’air y circule en un cycle croissant,

Mes pieds sont joints à des fuites rapides,

Ah, tout s’émeut dans l’herbe, folle, avide

Que le reptile y séjourne, impuissant !

 

Solitude d’un Tout où je me répercute !

Ombre de ma conscience augmentée au Puissant,

Mon Moi qui n’est plus moi !

Ô prisonnier que j’aime !

La vie n’a que fixé la mort pour illusion

Et l’instant pour prison !

Mais regardez  j’ai terrassé ces brèves apparences,

Et je suis libre : Espace !

Et je suis fixe : ô Temps.

 

Maxime NEMO   27mars / 7 avril 1936


PORTRAIT

Non ! Le cadre n’entraîne pas

A sa fragile investiture

La vie profonde qui t’anime

Et renaît à ce pur portrait.

Que je retrouve cet élan,

Illuminé par ton sourire,

Acquis depuis notre aube heureuse.

 

Chère, une ferveur en moi s’attise

A la rencontre du souvenir

Liant ma vie à sa perspective.

Oh, que tu me fus une aube heureuse

Toi, qui, conquise par mon amour

Me laissa, ce soir tendre où troublé,

Cherchant un sillage disparu

Je restais, éperdu, douloureux

A contenir la trace évanouie.

 

Viens ! nulle autre âme que la nôtre assiste

A ce festival retrouvé, où liés

Par ces constants secrets nous évoquons

Tous nos rappels explosant en échos

Aux quatre coins de l’univers fermé

 

Qu’ensemble et bercés par le chant

Telle une symphonie entretenue

Intime au point de n’atteindre que soi

Ton être uni au mien subjugue et crée

Par son timbre, ô mémoire ! ô diapason !

 

Viens, ta lèvre douce, onctueuse, enchante, ravit

Mon émotion, penchée sur elle ! et ton sourire

Est une clarté apparue – et si menue !

Où tremble, en vis-à-vis, on ne sait quoi de moi

Qui se suspend à ces reflets et les reprend

A cette image au profit de qui sait quel songe !

Je regarde, immobile, image resplendissante

Les dons qui, par toi exprimèrent leur mystère

Et je rentre dans ce passé que tu remplis

D’abandons, de beauté, de claire intelligence,

Emu devant le fleuve où nous coulons, paisibles

Tels une même chose à son sort associée

Et si sereine au creux de sa vie composée

Que la grande ombre de la mort est traversée

Par le jet de notre être identique en clarté.


 

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19 octobre 2011 3 19 /10 /octobre /2011 14:11

Annexes :


 

Chapitre 1 :

Pour se perdre

(récit autobiographique inédit de Maxime NEMO)

Ce soir d’ombre ! Alors que tout décroît et que sous mes pieds nus s’allument deux mondes, je me sens vraiment moi-même car je vais résumer mes aïeux !

Que furent-ils ?

Je ne sais rien au-delà de ce grand père qui fut sergent à Palestro et qui est disparu en laissant le souvenir d’un homme à barbiche blanche et à médailles militaires. Il m’est moins familier que ce passant du métro, l’homme qui fit naître mon père.

Qu’ont-ils été ces hommes de ma race directe ? Celle qui, unilatéralement vient à moi, de fond en moi, cette race qui me traversera pour atteindre mon fils ?  A travers d’autres enfants, je suis l’enfant de leurs amours…. J’ai hanté sans qu’il le sache, le rêve d’un jeune homme qui traversait le vignoble angevin. J’étais déjà vivant ! Et lui pas encore mort !

O mon père, venu de tous les autres pères, père mon prita né ( ?) et venu de tous les autres pères ! Toi qui te situes à tant de générations en arrière, toi dont l’amour donna le souffle à cet arrière grand père qui enfanta le grand père de mon père, ô mon aïeul ! J’étais en toi quand tu pris cette fille à l’ombre du vignoble angevin. Je me perds dans les hommes morts qui n’ont même plus de cimetière.

Les morts ! Si vous n’étiez ce soir dans ma mémoire et dans ma chair, vous ne seriez nulle part. Mais j’existe par vous – ô hommes qui avez accompli votre tâche, puis que chacun de vous s’est rapproché de moi ! Et ma vie se tourne vers vos ombres et je vous remercie du présent qu’elles mont fait.

Vers vos souvenirs, j’agite la main, mes créateurs, moi qui suis ce que vous m’avez fait, jeune, énergique et rêveur comme vous-même avez été. Car je suis aussi le fils de vos rêves ! Race de vignerons, de soldats, de marins car il n’est pas vrai que le rêve doit spontané… Comme la chair, il est un tissu éternel et comme elle, il est immortel, et je plonge en vos essences, en toutes vos essences, chimiques et fluidiques ! Et c’est pourquoi ma pensée amoureuse traverse la terre et se tend ce soir vers ce chinois qui s’éveille, là bas sur un fleuve jaune !

C’est que tel homme en moi revit qui découvrit la Loire jusqu’à Nantes, jusqu’où le fleuve reçoit la décharge d’une eau contraire à son courant et –surpris – commence à s’arrêter. Je suis un homme qui se croyait mort et qui rêvait. Je suis cet homme nu parti par un doux matin de septembre.

Je me suis peu à peu déraciné de la masure paternelle gorgée de fils et de filles, de la masure où j’étais né. Je me suis détaché du père de l’homme grand qui sent la terre et qui a passé sa vie à se prolonger en sept garçons et quatre filles, tous vivants. Regardez ! Lorsque tous les onze, nous courons sur l’étroit domaine ! Je me suis détaché de ce père qui était debout au milieu de sa ceinture d’enfants, dans sa masure, au milieu de sa vigne. Il était grand comme un créateur. Je me suis détaché du père et de la mère qui s’était arrêtée de travailler pour pleurer à son aise.

Vieille aïeule jamais lasse d’enfants, comme si l’enfantement était une joie pour toi, te voici au milieu des enfants tombés de ton ventre, au milieu de ta ceinture d’enfants. Femme au tablier bleu, te voici pour la première fois tombée sur les genoux ! Tu te reposes pour pleurer et le fils de ta douleur et de ta joie, le fils de tes entrailles est debout devant toi, ô femme en tablier bleu – et il pleurerait bien, si les pleurs étaient permis aux hommes.

Et je me suis détaché du père après qu’il eut parlé dans le silence et dans les larmes, après qu’il eut posé ses mains sur mon front et que mon front fût tombé sur sa poitrine où le cœur battait fort, je me suis détaché de cet homme pour toujours et de cette femme à jamais – oh  que tu pleurais de perdre ainsi, pour toujours, à jamais ce fruit jailli de ta grappe féconde ! – et j’ai franchi ce seuil d’où pour la première fois, j’avais aperçu la lumière.

La mère était sortie et faisait de grands gestes d’adieu avec le gonflement de son tablier bleu devant la porte chargée de treilles. J’ai marché à reculons à travers nos vignes ; le sol montait doucement, puis descendait et déjà, le père resté à l’intérieur était perdu pour mes yeux. Je voyais la maison carrée dans le ciel bleu, je ne voyais plus mes sœurs, mes frères… déjà la moitié de ma famille était un souvenir, mais tu restais, tendre et forte femme ! Le vent gonflait ton tablier et te poussait en avant, tu as marché jusqu’au bord du coteau d’où l’on voit les autres coteaux – déjà la maison n’était qu’un souvenir ! – tu as marché jusqu’à ce point extrême de nos terres d’où l’on voit le fleuve, tu n’étais plus qu’un gonflement bleu qui bat de l’aile – ton fils était seul et pleurait – J’ai pris le sentier, celui-ci ; une dernière fois, j’ai tourné la tête, j’ai poussé le cri d’adieu – oh ce cri de ta chair à travers l’espace ! – Et je me suis détaché de ta forme éteinte. Alors tout droit, tout seul, la tête pleine de souvenirs, j’ai suivi le sens du fleuve.

Ancêtre, sens tu comme tu vis ? On dirait que tu n’as jamais été mort. Ton émotion bat dans mes nerfs et j’ai dans la poitrine ce cœur élargi et lourd qui fut le tien en cet instant de ton existence.

Je suis toi.

Je suis cet homme qui suit la Loire.

Je suis vous tous.

Je suis cet homme qui chante à présent en descendant la Loire. Je suis cette femme en tablier bleu qui a repris son labeur, je suis cette mère et mon aïeule qui souffre en cassant des sarments, je suis la femme qui pleure furtivement près de la bouilloire enfumée, je suis le père qui ne dit rien mais qui vient souvent regarder le fleuve, je suis vous tous ô mes aïeux ! Puisqu’en moi votre émoi survit et je suis d’un coup tous les hommes puisqu’un homme en proie aux rêves et aux tourments.

____ - ____

Mort, entends-tu ma voix ? Je suis ce vivant qui t’appelle. Mort tombé dans le gouffre des morts, je suis la vie, avec ses vibrations et sa lumière. Ô  mort, te souviens-tu de la lumière ?...

Tiens ! Voici ma vie, entre ce moi qui, peut-être suis moins loin de toi, mort de qui sait quel siècle  que de ce Chinois qui s’éveille et qui est un corps vivant ?

O mort, remonte jusqu’à la vie visible et laisse moi prendre ta place au sein de la cendre commune.

Voici mes yeux, mes doigts, mon cœur, ce sexe ardent, voici les choses éternelles : la faculté de souffrir et d’aimer, jonche la réalité de mon être de tes mains impalpables et fais corps avec mon corps et mon esprit.

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Je vous dis que rien ne meurt puisque ce fleuve descend en moi comme il descendit en cet homme lointain, puisque mon rêve qui est encore le sien, le voici parti au fil de l’eau…. Il suivra la respiration de plus en plus large des eaux ! Il filera entre les bancs de sable sur le gravier doux où le corps d’un barbeau reluit comme un poignard qu’on tourne, il frôlera des rives herbeuses et d’autres où les saules trainent sur l’eau, comme pour jouer avec elle, comme s’ils avaient une âme enfantine, comme s’il était doux et gai de plonger les doigts dans le courant et de l’arrêter quelque peu !...Je suis le rêve de cet homme, enfant, couché sur le sable, le sable bien chaud de l’été sans le (vendre ?) , et qui rit, qui babille parce qu’une eau claire coule entre ses doigts.

Et je descends le cours du fleuve jusqu’au premier pont, je tourne autour d’une pile avec ma première épouvante- oh le ciel et les gros cailloux !... et la peur de briser son front, d’être le cadavre verdi qui passe insensible et qui coule dans le trou vaseux !.... Ah n’être plus rien qu’un corps mou qui repose sur d’obscurs limons, être quelque chose qui épouvante les poissons, jusqu’à ce que la chair pendante ait tenté la première anguille… Mais l’eau file, le ciel bleu longe des coteaux de gauche et là bas l’aiguille d’un clocher sur des champs de blé. Les vignes, sur la (….) de pierre des murs en escaliers, tendent leurs lèvres rouges jusqu’aux rives du fleuve. Je descends sous l’azur et des cris d’hirondelle. Je ne suis pas, je ne serai pas le cadavre qui descend insensible le cours du fleuve, je suis de la vie vivante, une cohésion aux mille facultés, du passé, de l’avenir en fonction dans le présent, un homme enfin – ce jaillissement de lumière.

Je suis un homme ! D’autres ont dit du mal de toi. Ils ne savaient pas, ils ne comprenaient pas, ils ne le sentaient pas, mais moi, je sens, je comprends, je sais. Je suis la chose formidable que j’ai trouvée ; vivante depuis le premier crime et la première vertu ! Je sui cet être sorti on ne sait d’où, d’un Dieu, d’un limon – qu’est-ce que cela fait ! Qu’importe mon obscure origine : je suis vivant dans les réjouissances populaires, l’allume les soirs de St Jean les feux du coteau, je bois le vin que j’ai fait, je prends la main des belles filles, nous faisons une chaîne d’humains avec les mêmes yeux, les mêmes gestes, la même folie dans les entrailles et dans la bouche, avec le même désir de baisers (……) – ah  je voudrais me ruer vers tant de jeunes croupes ! Et faire surgir de nos instinct accouplés cette joie douloureuse, cette âpre  jouissance, ce mélange où l’on est seul, où l’on est dans cette férocité où l’on étreint avec une tendresse meurtrissante – je ne voudrais que surgisse l’amour et son liquide épais. Mais je ne peux, nous ne pouvons, ô jeunes hommes, ô belles filles ! La bête a dicté sa loi jusqu’à l’amour, je ne peux vous étreindre dans mes bras ni couronner votre jouissance de mon sperme et c’est pourquoi autour de la lumière forte de la vie et de la mon bois enflammé nous dansons d’un même rythme sous les étoiles curieuses.

Sous sommes vivants sous les étoiles qui sont peut-être moins vivantes que nous, qui sont peut-être l’ordre mathématique – mais que nous importent la sagesse et le calcul des espaces illimités !

Que nous importe la connaissance des mondes, l’univers est moins grand que la joie que nous éprouvons de tenir, ce soir, cette nuit, une petite main dans notre paume.

Petite main de la femme dans la main de l’homme ! douce promesse mensongère et cependant sincère, humble réponse des nerfs à l’appel d’autres nerfs, promesse de fusions femelles à la demande des fusions mâles – les langues de l’univers vous nomment en une ou deux syllabes et la mienne qui est latine et grecque a sucré votre doux mensonge en vous nommant l’amour. 

Je suis l’homme né de l’amour et j’intenterais la faute d’Eve et j’en prendrais la responsabilité.je suis parti du Paradis terrestre, glacial et calme et j’ai trouvé la vie infernale et captivante devant moi.  Hardi ! Dieu, ainsi connu n’était qu’un adjudant éternellement invisible ! mais j’ai des yeux, une bouche et ce bas ventre où se répercutent de multiples sonorités, j’ai voulu et je veux  encore la grande vie devant moi, la vie comme un énorme pain à dévorer.

Je suis l’homme et j’ai de la bête en moi. Pourquoi ne prendrais-je pas mon doux frère à la gorge, pourquoi ne ferais-je pas ruisseler son beau sang rouge sous mes dents ? J’égorge l’agneau qui est plus innocent que mon frère, j’égorge le porcelet qui pousse des cris déchirants ! Moi qui donne la vie, pourquoi ne donnerais-je pas la mort ?

Tuer ce qui vous est cher, d’un seul coup, froid et terrible, tuer un corps qui se videra de sang rouge, et le regarder, de la dernière palpitation de la vie à la première atteinte de la mort ! Voir un visage blêmir dont on a baisé tous les traits. Regarder sans comprendre la vie s’échapper et dire à l’aube quand le corps est froid : « Il n’est plus l’être qui m’aimait hier ! L’arme apparente de sa mort est là ; voici la lame de la plaie, voici la lame qui tint la lame ! – Comme tout est sommaire !- Mais où es-tu désir de tuer ? Qui viendrait dirait : «  il était seul auprès d’un mort » et cela ne serait pas vrai et tous les gendarmes du monde ne t’atteindront jamais, fantôme qui présida au meurtre dans ma conscience ! Ö mon frère, douce figure, c’est donc toi ?

Voici ta lèvre décolorée, le soleil qui te faisait bondir hier va te couvrir de mouches bleues. Un jour, deux jours, étendu  sur ma couche, tu garderas l’aspect que j’aimais, puis l’ombre cernera tes yeux, les ailes blêmes de ton nez, tes ongles auront blanchi et la première poussière vivra de ta mort et exhalera son haleine empestée.

Et je n’oublierais pas que je t’aimais – ô mon semblable ! Dites, quelle identité dort en nous ? Non, je n’oublierai pas ta forme, ni ta présence, je te recréerai, ombre ! et de ta vie interrompue, un appel partira vers moi. Alors, je serai l’homme glacé de sueurs sur sa couche nocturne, l’homme qui voile les étoiles diluées se rapprocher de sa conscience pour regarder en elle. « Eloignez-vous astres lucides ! ah ne projetez pas tout  de regards transparents vers mes remords hérissés ou alors expliquez moi ce va et vient du bien et du mal dans mon esprit inquiet ?

J’ai tué, mais qui le dirait ? La terre complice a vu le sang du crime et le soleil a corrompu l’être vivant. J’ai tué mais qui le sait ? Et cette histoire est si obscure qu’elle pourrait s’achever sur un éclat de rire.

Mais j’ai donné la mort et je le sais. J’ai tué la vie. 

L’homme st l’image de l’homme. J’ai donc anéanti mon image. A tous mes amis, un peu de moi-même ne participe plus ! C’est comme s’il me manquait un membre essentiel, ma vie boîte. Je ne vois pas les autres, je me vois ; les autres n’existent pas, c’est moi qui en eux existe toujours.  L’humanité est moi-même à des milliards d’exemplaires. Je suis vaste, je suis matériel ! Je m’éveille

Dans l’éveil printanier, je m’engourdis sous la neige de l’hiver ; le tic tac  de la comtoise est le bruit de mon cœur que j’entends dans l’ombre, le feu de l’âtre est mon rêve qui brûle… Oh comme je suis ample et divers  moi qui me retrouve dans les méfaits, dans les vertus des autres, moi qui suit multiforme  comme la première page  d’un possible dieu : l’article de fond, l’assassinat crapuleux, le départ d’un aviateur vers le golfe persique, la cession financière qui fait crouler le franc  et même et surtout, cet homme qui rêve en parlant à la tribune ou qui dédie des vers à une humanité chimérique.

Et c’est ainsi que le fleuve emporte des rêves, c’est ainsi que n’étant pas un cadavre pourri sur d’autres pourritures, ma vie sensible suit les méandres de l’eau ! et s’enthousiasme et s’affaisse et tourbillonne vers les bas fonds, comme la vase infecte et (……) plus loin, revit, lisse et pure, reflet du ciel bleu, des coteaux et des villages étagés sur leurs pentes tièdes.

Et c’est parce qu’il descendait au fil de l’eau, l’esprit de l’homme qui fut mon « moi » jadis, c’est parce qu’il avait rêvé au fleuve et puis, à cette chose hagarde, inouïe, qui fait presque tout le soleil : la mer ! qui obscurément dans sa conscience traversée par des rêves, montaient et descendaient des possibilités humaines. 

Des îles inconnues nageaient dans sa vision ! Des soleils lointains prenaient la teinte des cuivres rouges de la cuisine. !

Il rêvait ! il rêvait ! Enfermé dans sa tête qui contenait un univers. Il parcourait des immensités maritimes. Cent fois, mille fois, le soleil cuisait son navire de la poupe au beaupré, sans que l’ancre tombât sur un fond sablonneux.

Le navire chargé de voile, courait, courait comme si la ligne horizontale eût été son port et sa fortune, comme si la princesse amoureuse de l’homme eût été au devant du beaupré, comme si sans les fruits de l’orient eussent été au devant du couchant  et les sources de son enfance, où ses yeux aveint contemplé ses yeux, son sourire, cette face qu’il ne connaissait pas et qui le regardait.

 Et ce navire ne cessait d’aller – Dieu ! quels soleils torrides se succédaient en faisant le tour du navire isolé – On savait l’heure à la position  de l’ombre. Comme  un disque qu’on jette à l’eau, le soleil tombait dans une mer lointaine ; l’immensité mourait en changeant de couleurs ; les vagues bistres (….) vertes du matin, les vagues qui roulaient l’indigo du jour plein portaient des carapaces d’écailles rutilantes et le navire fendait un flot saignant.

Puis l’astre mourait, volant la ligne horizontale, les voiles séchées bruissaient doucement, on entendait grincer le chanvre et comme si elle eût été portée  par la brise, la lune montait à travers les haubans. L’air verdissait et devenait aigre. 

L’homme rêvait au ciel plein d’étoiles qui serait sur sa tête et à son étoile. Cet homme n’était plus fait pour les vignes paternelles, ni pour celles d’aucun voisin. Il voyait bien les filles, il les désirait bien, mais plus fort, l’appel de ce qui est au bout du fleuve l’écartant de la vie comme s’il oubliait l’heure d’un rendez-vous en regardant la lune miroiter sur le fleuve lointain.

Il fallait qu’un homme se détachât de la grappe sédentaire, qu’il allât jusqu’au bout de ses rêves pour qu’un jour le rêve en moi revient, prolonge. C’est par cet homme que m’est venu l’amour des quais maritimes, des choses salées et goudronnées qui font fermer les yeux et penser aux balancements du large : qui sais ? Je te ressemble peut-être physiquement, ancêtre ! Et peut-être que si je cuisais sous trente ans de chaleur tropicale, j’aurais ta gueule en terre cuite et ton âme rude et naïve comme tes yeux ;

D’aucuns diront que tu l’as perdu dans des mers inconnues… Non, tu n’as pas sombré matelot ! tu n’es pas mort de la balafre qu’un sabre d’abordage dit en travers de ta gueule cuite, tu n’as pas craché la vie dans un dernier juron , tu as roulé ta bosse à travers les multiples Océanies- Ô voyageur ! tu as vogué sur six mille trois cents mètres de fond ! Tu as vu Christmas, Mam kiki et Tanamotou et la Mer de Corail où se trouve l’Espiritu Sancto…. Qu’as-tu pensé alors ? Tu étais presque au bout de ton rêve ! Car il est presque impossible d’aller plus loin, à moins que de regarder sur sa tête, qu’as-tu pensé marin en voyant tant d’îles sur la mer derrière la fumée de ton brûle gueule ?

Peut-être ne pensait-il pas ! Peut-être éprouvait-il comme une sourde et indéfinissable angoisse. Parce qu’il en était loin et que le rêve est le prestige du lointain, peut-être la forme des choses angevines lui revenait-elle à l’esprit. Là, devant ces rocs plantés de cocotiers, tandis que les pirogues traçaient un sillage sur la verte (…) de l’eau, tandis que le navire reflétait les couleurs de sa coque dans l’eau et que nageaient des choses multicolores, alors que tout était étrange : les cases sous un bouquet de palmiers, cette verdure subite au milieu de l’eau. Le tremblement sur l’eau de l’immense soleil, ces hommes nus qui tendaient des fruits lourds , corps nu des petits enfants  et à quelques encablures de ce calme colorié, la vaste respiration de la mer qui se heurtait aux brisants, alors dans la mémoire du matelot, la forme de chaque chose angevine remontait avec son odeur lointaine : une maison trapue avec des treilles et une barrière fleurie, les trois fenêtres avec leurs pots de basilic, la porte basse de l’étable et sa chaleur subite, le rayonnement de la vigne autour de la maison carrée et, loin la flèche du clocher dardée vers un ciel fin… Il ya avait les morceaux de vignes avec leur mou : celles d’Antoine le forgeron, la vaste bande des Hospices, celles de Mademoiselle Maria chantait à l’église, celles du Cheval Blanc, l’auberge de la route avec la salle de danse… la route venait de Nantes et l’on allait d’ici à Nantes où déjà l’on trouvait le cidre un peu dur qui fait présager le vin blanc.

Le matelot ne répondait pas au geste des canaques qui passaient en pirogue offrant des grappes de fruits contre un morceau de chique, le matelot regardait bouger la lourde fumée de son brûle gueule ; elle montait, mettant entre cet homme et la réalité des choses, un voile vaporeux qui les isolait.

Il entrait dans sa maison. Il revenait de Nantes – Ah il revenait de bien plus loin. Il savait bien qu’ils ne pourraient comprendre qu’on revienne de si loin. Il reviendrait avec ses vingt ans d’absence, et sur son épaule, le sac du marin. Il savait qu’il retrouverait le chemin et ses pierres à peine un peu plus usées. Il savait qu’il gravirait la pente un peu essoufflé et qu’en découvrant la maison s’arrêterait…. 

Tant de choses changent en vingt ans. Les hommes surtout. Il prendrait le chemin qui tourne autour des vignes afin de voir s’il y a quelqu’un « Me reconnaîtront-ils ? ». Jean Guillaume l’aîné : « Voyons quel âge avait-il ? ». Le matelot réfléchit longuement tandis que l’île monte de l’azur sombre du pacifique. Eh ! Il doit ma foi friser la cinquantaine ! «  ce n’est pas possible ! » Le matelot compte sur les doigts : « C’était en nonante trois ! » - Le compte est juste ! Il a tant bourlingué, tant vu d’hommes et de choses. Un choc vide le brûle gueule contre le bastingage, la fine cendre du tabac brûlé tombe à l’eau. Une exclamation guturale (….) part d’une vergue parce que d’un geste machinal le matelot qui est très loin d’ici baisse sa pipe à court tuyau.

Il ferait le tour de la maison et s’il n’y avait personne il rentrerait – sa taille haute toucherait la porte de la cuisine – personne encore  rien que les choses :… la table où l’on était treize à chaque repas, l vaisselier et les faïences vives, le mousquet du père accroché au mur et près de l’âtre la chaise basse de la mère.

Le matelot n’est plus ici, sur cette noix peinte en vert, au milieu de l’océan indigo. Ah les cases, les palmiers, ce commencement de forêt tropicale où l’on trouve dans le fouillis des lianes, l’arbre à pain l’arbre à miel et ces myriades d’oiseaux qui lorsqu’ils s’envolent pour songer aux feux d’artifice , que toute cette réalité est lointaine pour l’homme qui vient – d’un seul coup – sans avoir été préparé – de recevoir l’odeur des murs de cette cuisine où des générations ont vécu. Sait-il ce qu’il ferait alors ? Oui, il croit que dans le silence, il crierait : «  Eh la maisonnée ! » pour attirer quelqu’un, mais nous savons tous qu’il ne dirait rien et que l’homme ramené vers son point  de départ e de là vers son enfance, laisserait tomber son sac à terre et qu’il regarderait en silence. Tout est resté depuis qu’il est parti : »Etait-ce hier ». Le chapelet d’une aïeule encadre une image de Sainte, des écuelles d’étain luisent sur le buffet, à l’angle, le bol où tout petit, il buvait le lait, le bol de son enfance est encore là.

A-t-il tant navigué ? Est-il vrai qu’il ait fouillé les mers de Chine pendant tant de temps que le souvenir des visages familiers se soit lentement effacé ! Comme si les tempêtes l’eussent usé, le visage du père est entré dans l’ombre le premier. Le matelot le sentait disparaître. A chaque rappel, à l’heure du repos, dans le hamac de l’entrepont, ce visage s’enfonçait de plus en plus dans l’ombre. Un jour il s’était perdu et les traits de sa mère avaient suivi. Le marin se rappelait le (….) disparu au cours du dernier typhon car il y avait six mois de cela l’on en causait souvent comme d’un coup dur dont on est fier  d’être sauvé, mais le souvenir des siens était mort. Et voici que soudain renaissait la forme de ces visages, la cicatrice sur la joue du père, l’œil très grand et si doux de la mère, et leurs rides à tous les deux et les vêtements de leurs corps et leur odeur personnelle. « Ils étaient là hier.

Et oui l’ami, que voulez-vous ici ?

Un homme fait  (b a) ?  Interpellé, le marin se retourne son cœur tape dur dans la poitrine. Un homme est en face de lui et le dévisage. Lui, retient le cri qui allait jaillir. Lequel est-ce ? C’est l’un des seins bien sûr mais ce n’est pas l’aîné. Oh ! Celui-là, il l’aurait reconnu – mais celui là perdu dans la bande des huit autres qui le suivaient, lequel est-il ? et le matelot embarrassé demande :

-        Tu ne me reconnais donc pas ?  

L’homme arrive et plante ses yeux comme une lanterne sur son visage. Non, il ne le reconnaît pas. Alors, lui se nomme, donne des précisions, fournit des preuves, jusqu’à ce que l’autre enfin persuadé lui dise : « C’est donc toi ».Alors il le fait entrer et s’asseoir. Le matelot n’ose pas lui demander : « Et toi lequel es-tu ? « - il parle, il parle. Attends, je fais entrer les autres ? «  Crie l’homme et il sort en courant.

Les autres ?  Comment seront-ils sculptés par ces vingt ans d’absence, l’ainé Guilhaume et Calixte, et Saturnin et Georgette et Marie…. Et le père et la mère. Vingt ans d’absence. Le voyageur s’abîme dans le silence que comble cette absence, mais il ne voit plus rien des lieux visités, bien sûr « on bat un peu la campagne en ces instants là ! » et l’homme ne remonte à la surface que lorsqu’un bruit de voix se rapproche. Une troupe entre. Il est pris, serré « Bien sûr qu’on te reconnait ».disent des femmes déjà mûres. Les femmes mentent par charité, par astuce et par enthousiasme.

Des enfants arrivent, les neveux heureux de l’événement et craintifs devant cet homme si totalement inconnu et qu’on dit venir de si loin. Ils ne savaient pas qu’ils avaient un oncle là-bas ! Les mers, c’est plus loin que la mort.

Et chaque femme vient et lui dit en lui présentant son enfant : « Tiens, voilà le mien ! » ou ses genoux se chargent d’enfants rieurs. Il est le centre des exclamations d’un groupe dont il cause la joie. Il permet de revenir sur un passé dont on n’a pas l’occasion de parler bien souvent, les événements ont si communs à tous. Et toutes disent : J’ai épousé celui là, celui-ci : « Tu dois bien te rappeler de mathurin de tout le monde ». Bien sûr qu’il se souvient de l’homme et de son visage, mais il est tout surpris qu’on ne lui parle pas de deux êtres qui manquent plus que tous les autres. – « Où sont-ils ?» 

Et il sent devenir triste comme il ne savait pas qu’on put l’être. Pourtant il faut bien qu’il ait l’air de manger sa part de la joie commune. Il n’ose interroger ces vivants alors il concentre son attention sur leur visage. Il finit par mettre des noms sur quelques uns d’entre eux.

« C’est pourtant vrai, c’est Marie qu’on surnommait la Blonde ! » et il s’excuse : «  Dame, t’avais douze ans ma fille ! »

Elle pousse vers lui son garçon qui me jauge. Le petit être se plante devant lui ; comme ta race s’est prolongée pendant ton absence. La vie a tissé les éternelles toiles neuves et pendant qu’il roulait prisonnier des eaux lointaines, ses filles devenaient des femmes et enfantaient.

La famille n’a plus le même visage et pourtant elle est bien sa famille.

« Et moi me reconnais-tu ? » demande un homme tout jeune..Il hésite. Il faut qu’il reconnaisse pourtant... mais l’homme plus pressé que sa mémoire se nomme et l’absent s’écrie :

-        C’est vrai c’est toi Léon, c’est toi le dernier !

Celui-là était le dernier de l’homme et de la femme qui avaient produit ces enfants de leur père et de leur mère communs, des deux êtres que son angoisse désire et qu’il ne voit plus apparaître. ;

-        «  Voyons, quel âge avais-tu ? »

Un silence se fait. Chacun compte et dit un chiffre et cela fait une explosion de cris. Les femmes rappellent leurs mariages, leurs enfantements, le baptême de leurs petits. C’est un tumulte de dates comparées. Le marin n’entend parler que de choses qui lui sont inconnues et il reste au milieu de ces cris, isolé dans sa méditation douloureuse.

L’accord a fini par se faire, Léon avait quatre ans.

« Quatre ans ! «  Oui ! il se rappelle le bambin pendu aux jupes de sa mère et que le père faisait sauter le soir sur ses genoux. Alors avec un courage énorme il finit par demander :

« Où sont le père et la mère ?

La surprise brise la joie. Un instant, la respiration s’arrête dan ces poitrines. Comment le père, la mère ? Il y a  donc si longtemps qu’il est parti ?

Alors une femme dit doucement à cet étranger :

-« Mais ils ont morts depuis longtemps ! »

Lui se courbe un peu. Son émotion est si visible que les enfants quittent les genoux et que, même le plus petit se met à pleurer.

D’un coup, deux ombres sont entrées dans l’assistance, mais ce sont deux ombres et le visage des vivants reprend le deuil.

Alors, une femme raconte la mort du père tué dans une chute. Quand elle a tout décrit jusqu’à la fin de l’enterrement, le marin relève le front et interroge : « La mère ? » la femme reprend  sa narration. Un mouchoir jaune essuie ses larmes : la mère avait suivi son homme, comme si son homme l’avait appelée de la tombe, comme si leur couple n’aurait jamais dû cesser d’être un couple. La chute de l’homme à six pieds dans la terre avait entraîné cette femme restée jeune. Le poids d’un corps mort avait (….) le sien et tous deux reposaient dans le même repos, à gauche de l’entrée de l’église. Jean, Guilhaume, Calixte Moreau décédé en l’an de grâce 17….. et à côté sur une croix pareille : « Jeanne, Augustine, Marie Renou, son épouse ».

Entre leurs tombes, un rosier rouge fleurissait de mai jusqu’à septembre et jusqu’à novembre lorsque la saison était belle.

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Loin du soleil tropical était cet homme et les primitifs qui passaient au ras du navire, dans leur pirogue rapide, ne pouvaient comprendre pourquoi cette silhouette demeurait ainsi à contempler leur île comme si le mystère de la forêt l’eut fasciné.

La partie la plus tendre de toi-même, matelot, revenait vers ta douce origine. Sans le savoir, tu étais poète puisqu’alors tu célébrais un culte ! Toute poésie a pour base et pour destination cette partie secrète de notre être où vit l’amour de l’indéterminé, de l’impossible à atteindre et à réaliser.

Mais j’ai dit que je n’étais pas mort et je le soutiens encore. Puisque je vis. Après avoir monté et descendu les flots chahutants, après avoir usé ton rêve, le cœur comme du plomb, je suis sûr que tu as remonté le cours du fleuve.

Alors, les éveils à chaque pas voyageur !  Toute une vie oubliée qui remontait en toi.

Chaque fenêtre, chaque maison, chaque fleuve semblait né de ton enthousiasme tant elle te semblait familière. Et tu t’étonnais d’avoir été si loin, chercher le bonheur qui semblait être sous chaque pommier ou parfois une lourde vache frottait son cou.

Tu rentrais à pied parce qu’il n’y avait pas de chemins de fer et que la distance n’est pas longue de Nantes au cœur du pays angevin.

Tu vas de village en village reprenant doucement contact avec le sol de ta race et la race de ce sol. Tu te débarrasses de ton exotisme, étonné, ébloui de ne plus voir les couleurs hurler dans tes yeux .

Ta mâchoire se remet à mâcher les noms du pays. Toi le taciturne des mers lointaines, tu dis bonjour à ceux qui passent et tu t’accoudes sur les murs bas pour parler aux vignerons. Bientôt tu sais si la récolte promet d’être belle, tu sais qu’il a gelé deux ans plus tôt, que la Loire a débordé la saison dernière et qu’on voyait les bestiaux monter descendre au fil de l’eau les quatre fers en l’air. Tu t’arrêtes dans les auberges, tu montres à tous le cacatoès apprivoisé que tu apportes avec toi, les fermiers font cercle, on t’interroge et tu parles des lointains entrevus et  tu les fais revivre parce que tu es heureux de les avoir quittés et aussi parce qu’une légère ivresse te vient d’un vin natal retrouvé.

Je suis sûr que tu es revenu. Tu t’es recollé à la porte de la maison des tiens ; tu as été étourdi – il t’a fallu dire et écouter tant de choses- puis ta chaise a trouvé sa place près du foyer, tu as repris la vigne, tu as recoupé par morceaux la terre du coteau et un jour c’est toi qui a rebouché le porche de l’église – O voyageur repu – conduisant la mariée derrière le meilleur violoneux de (triolet ??)

Tout cela a été, puisque je suis L’histoire n’est pas écrite que dans les grands livres où l’on parle des rois et des tueries collectives, l’histoire est aussi dans l’esprit divinateur et il est bon et calmant de reprendre contact avec la paisible origine.

Rien n’est certain, et tout est vrai cependant. Ne sois pas un être spontané, j suis comme toutes choses un aggloméré. Chaque génération a déposé en moi l’élément qui tient à l’autre et me voilà,  écrite, vivante, projetée à mon tour vers l’avenir.

 

Le Congrès International socialiste s’ouvrait à Strasbourg. ( inédit)

Des délégués du monde entier étaient réunis en cette ville qui est comme la main de la France tendue à l’Europe centrale. La première séance était présidée par Friedrich Adler.

Jean avait demandé à prendre la parole après le discours d’ouverture. Il monta à la tribune et déclara : « Je mets en accusation la conscience socialiste du monde ».

Une stupeur se manifesta parmi les assistants. Jean reprit sa phrase et la répéta lentement. Puis il ajouta :

« Je vais vous dire pourquoi»: Alors, il rappela les événements des cinq dernières années, comment les gouvernements dits bourgeois avaient plié  sous le fait des événements, comment il avait dirigé le mouvement en France et comment, enfin le pouvoir était venu jusqu’à lui. Il marqua un temps :

« A notre époque, être le gouvernement est peu de chose puisqu’à l’écart du gouvernement, une force bien supérieure commande à tous les événements de la vie publique. »

Il définit  sa situation au lendemain de son arrivée à la direction des affaires, puis il retraça les phases de la lutte qu’il avait entreprise contre les forces financières :

«  Aux yeux des possesseurs de ce monde, nous étions l’étincelle dangereuse dont il fallait étouffer la vie. Rien n’a été négligé pour que notre disparition fût totale. Nos industries sont minées, notre faculté d’exportation est anéantie, nos grandes entreprises intellectuelles et sociales menacent de s’écrouler

Ce pays qui a fait trois révolutions en cent et quelques années, ce pays qui a donné la démocratie à la terre, qui dans le domaine des arts et la pensée a créé des mouvements et enfanté des hommes de génie, ce pays se demande si, pour que le monde s’ébranle, il devra jeter dans la bataille son dernier enfant et la richesse de sa dernière motte de terre ?

Socialistes du monde, pendant que nous luttions contre vos financiers, mais aux nôtres, qu’avez-vous faits ?

Croyez vous donc que la lutte  entreprise soit comparable à une course de taureaux et qu’il vous suffise d’acclamer et de jeter votre superflu dans l’arène pour que le combat soit justifié …?

Je sais que Montevideo est loin du Havre et qu’il faut des heures de chemin de fer ou de bateau pour atteindre Stockholm, Dantzig, Liverpool ou Vienne de Paris ou de Lyon ! Mais est-ce vraiment l’argument dont vous vous serviriez pour justifier votre indifférence, votre inaction, vous qui suivez une doctrine qui a pour but de faire du centre de la conscience individuelle, le centre de l’univers ».

Maxime NEMO, 1920

 


REFLEXE  (Chronique)

1921 !

Ceci n’étant pas une ode à Napoléon X !

Règne –

D’après «L’  Information » d’hier matin

Briand, Loucheur and C° !

L’inexécutif absorbant le présidentiel

1921

De l’air, du soleil, un sol, des foules,

Carpentier-Dieu avec le jazz band pour esprit

Ayant été déboulonné par Dempsey

Il est vrai que les Chambres sont en vacances

Après ou tant mieux pour les premiers pauvres bougres

Les femmes, les hommes, du bruit

L’évolution dans l’éternel.

1921 !

Trois ans d’après guerre.

N’était les lamentations  de quelques femmes distinguées

Devant l’ascension des prix

Nul ne songerait qu’il y eût

Comme pour le « Melrose » et les « Pilules orientales »

« Avant »- « Pendant » et « Après »

Tout ce qui vit se croyant éternel

Il est heureux que les vivants triomphent

Maxime NEMO     10 Aout  1921


 


Amusement  (Inédit 1922)

Puisque le train nous joue des niches :

Affiches

« Promenons nous dans vos bois

Puisque le train n’y est pas ».

Oh ! pastiches !

En vain pour vos tableaux la nature est moins chiche.

- Châteaux de la Loire !

Des couleurs plates qui tendent à vos gloires

O coteaux de la Loire

Se réclament en vain au cri de vos victoires.

Amboise ?

Ah ! je proteste au nom de tes ardoises.

Ton fleuve est empesé d’une ardeur de turquoise

Et tu n’as jamais eu à revenir de Pontoise.

En ton nocturne provincial

A-t-il jamais tinté tel son glacial.

Langeais ?

Pour moi déteindre sur ciel jaune

Une masse poussive aux donjons monochromes ?

Et Chenonceau ! ….

Pauvre effigie pour panonceaux

Vois ! ton château

Cherche en tremblant sa base au fil de l’eau

Structure,

verdure

Rien ne dit l’impérial de vos architectures.

Je m’exprime sans périphrases :

C’est une occase

Ô  J. Lacaze !...

 

 

Maxime NEMO   Novembre 1922


 

 

 


F R O N T I E R E

Adieu, France, petite chose aux yeux éteints

Aux yeux, déjà de souvenir… ô Pays,

Ta ravissante chevelure !

Ne me regarde pas ainsi !.....

Hélas, tu vas mourir au moins pour moi !

A l’ombre d’une casquette fatiguée

De ton dernier douanier d’origine corse

Et sous l’accent d’un employé des Postes

A coup sûr de Castelnaudary…

Ô France comme il est bien

Que tu t’éteignes, sous le regard qui s’évanouit

Dans un parfum et d’huile et d’ail

Toi, née et si intensément

De la source méditerranéenne.

Des positions de brouillard s’étageront,

Interminables

Entre ton azur, ton ciel bleu, si pur !

Et des monts et des plaines

Où j’entrerai, si lourd

D’une obstination à ce degré tenace

Qu’elle aura ce parfum de baiser

Qui fait sourire

Et pleurer à la fois.

 

Petite chose, frêle odeur tenace

Comme un parfum léger

Que tout amant respire

A toute aisselle dénudée

D’amitié féminine

Ayant un goût d’amour

Arome, au creux du souvenir.

Maxime NEMO  

(1920)


 

Aix en Provence (inédit non daté)

Aix – Départ –Un peu d’inconnu qu’on aborde. Le cours Mirabeau va vers une fontaine. De larges platanes épongent le soleil. Les immeubles regardent passer les automobiles grises le tramway pour Marseille remonte une remorque poussiéreuse. Il fait beau – les routes, sous un mistral léger doivent suivre les autos d’un panache qui vient du sol, hésite à sa crête moins dense et retombe après avoir tamisé la première branche d’un mélèze.

Le temps est immuablement beau entre deux pulsations de moteur. Le facteur doit éponger son front avec un mouchoir rouge à carreaux jaunes.

Je quitte la ville. Tout départ est une porte ouverte pour un destin possible. Il y a les accidents de chemin de fer ou d’amour – on ne sait jamais quand on est prisonnier d’une vitesse et d’une sensualité.

On voit une boule de ciel bleue en levant la tête, puis une autre latérale – à l’angle droit d’une rue – neuf heures – Le soleil vient obliquement accuser les détails de la façade des maisons d’en face. On lit sur une plaque de cuivre : Docteur Guiraud « maladie des yeux du nez et des oreilles et plus loin sur émail blanc : Assurance contre l’incendie.

Des souvenirs disent leurs chèques aux balcons de fer forgé. On se perd dans la personnalité historique  qui ressuscite. On se sent moins jeune  et comme fier de respirer l’odeur des parchemins de la Méjeanne et des pierres cuites par tant de soleils antérieurs. On perd l’amour des syndicats  et des choses manufacturées, on ne voit plus les fils télégraphiques et la vibration des autos s’atténue, on ne sait pas voir, on frôle les façades qui ont trois cents ans  avec des familiarités qui deviennent tendres, on salue le monsieur qui passe parce qu’il est distingué et à cheveux blancs et parce que la Fontaine des dauphins  donne son eau sans bruit sans le regard convexe des quatre marronniers placés aux angles de la petite place qui s’écartèle – en croix- sur quatre rues droites- Le Passé vous serre comme une tente contre le bruit d’aujourd’hui ; au fait son pas – comme si l’on avait pas à mourir – moins rapide. Je voudrais rencontrer une dame pour lui céder le trottoir et me découvrir au soleil sous les balcons de fer forgé. Je voudrais être royaliste  avec un vieux nom et une misère indifférente à la sveltesse des vendus actuels, ne rien comprendre à Cézanne, à Zola, et opposer au bruit la résignation d’un regard inadapté au pullulement des cinémas, des garages et des affiches électorales où des ambitions disproportionnées font imprimer : « Vive la République »  au dessus d’un nom qui enferme un blason rigide dans sa consonance hautaine.   


Apparition créole ou espagnole

_ espagnole plutôt _

VISAGE

Aux lignes abondantes

Et qu’alanguit encore

Une pâleur uniforme de teint

Où la bouche

S’inscrit de manière incisive :

Bref vif éclat de grenade

Où saignerait un goût de figue mure

 Et qui tendrait son suc aux lèvres.

 

Coque fervente des cheveux

Inclinée sur la pâleur du front

Qu’un seul trait de velours enserre dans son cercle.

L’œil rit !

Incrusté

Comme une amande qui serait noire et vive,

Ou s’adoucit

Illuminé par le soleil intime.

 

Torse éclatant !

Que cabre une fierté mutine

Et que revêt la joie souple des soies.

Une marche

Qui se veut femme aux lignes sures

Et qui se joue

Avec une indolence espagnole ou créole

Comme d’un châle aux tresses paresseuses

Et que ramène avec une lenteur savante

Le modelé d’un  bras se sachant admiré

Ramène avec lune lenteur savante.

 

Le Mareynou,  le 7 Aout 1921


 

Maternité

Le feu de l’âtre lui aux cuivres,

Au dehors le vent tourne comme une roue.

C’st l’heure des loups garous,

Et les chiens hurlent dans la nuit.

 

Berce d’un pied qui promet des songes

-de beaux songes-

Ce qui s’agite encore à menus bras

Sur l’oreiller

En murmurant un peu.

Le sommeil rôde…

Et voici l’heure quotidienne

Des petits poings fermés sur la couverture.

 

D’un pied régulier – en chantonnant encore –

Perce ce qui fut ta peine hier,

La douloureuse déchirure

L’achat maternel

Le flot de vie arraché à ta vie –

Oh !...-

Berce ta souffrance aussi tendrement que tu l’aimes.

 

 

Berce la petite face contemplée

Pendant des heures – durant la nuit – sur l’oreiller –

La longue prise d’amour

Par le seul entretien de ton esprit

Avec ma chair qui se repose à tes côtés.

Les rêves exaltés de ton esprit,

Alors que tout ton être pense pour deux

Dans la solitude.

 

Et puis

Avec ta face claire et amoureuse

Domine le sommeil enfin vainqueur

Et en dépit du vent qui tourne et des chiens qui hurlent

Laisse aller ta douceur et absorbe toi

Toi qui es mère.

 

Maxime NEMO

14 juillet 1921

à  Mareynou

24430 RAZAC sur l’Isle 


 

 


Echange                                                                    

La chaise est là, devant le feu,

Occupe l’angle droit

Qu’elle propose aux flammes du foyer.

Epaule à son dossier ton corps massif

Et casse-le

En laissant tes deux mains caresser  tes genoux.

Oui,

Organise ton corps dans la profondeur de la chaise ;

Je serais face à toi, assis de même.

Nous causerons.

Un feu commun luira,

Sur nos mains et nos fronts,

Illuminant notre ossature,

Et nous causerons !

Toi, qui es rude et manuel

Tu chercheras tes mots

Pour me parler des contacts journaliers,

Pour me dire ta vie de tous les jours

-        sans ornement –

Cette vie éternelle du labeur éternel …

Et moi dans l’ombre

Et face à toi,

Je me tairai, te regardant,

Car tu ne te doutes pas de ce que tu contiens

Et de l’essence de tes mots simples,

Homme si proche et si lointain.                                   

Maxime NEMO  (paru dans la revue Gerbe – Février 1921 )


 


Les théories….les théories

J’ai vu deux enfants près de la rivière.

Il faut compresser mon cerveau

Pour qu’éclatent enfin les rythmes bizarres.

Ils avaient couru dans la poussière du chemin

Comme des fous légers

Criant, vivant une vie intense

Par leurs poumons, leurs muscles

Et leurs yeux brillants

Et avec des cheveux collés à leurs joues

Ils avaient couru jusqu’à la rivière.

Les théories, les théories,

Innombrables, je les (…) ma tête

Pareilles à des poteaux indicateurs

Hérissé, impérieux au long des droites routes

Alors dans l’eau claire qui filait sur les palets ronds

Les enfants avaient trempés leurs pieds

Et le soleil riait en eux

Et l’eau claire filait

Et sous les arbres bienfaisants l’ombre était douce

Et ils disaient en s’agitant d’énormes bêtises

 

Mais ont-ils vécu selon les théories,

Les ai-je regardés selon l’ordre précis des poteaux attentifs ?

Ah ! Mes yeux ont-ils bien vu ?

L’herbe est-elle bien verte

Et l’eau qui coule reflète-t-elle toujours le soleil qui éclaire
Mais le soleil éclaire-t-il ?... 

Dans un brouhaha vivifiant

Le suivrai-je cœur battant

Et l’œil tendre sur l’infini des champs carrés

On dirait des mouchoirs de poche –

Je réalise le rêve cent fois millénaire –

Les temps antérieurs

Policent  mes yeux

Pressés comme des microbes

Un clair regard discernant le futur

Je les mettrai dans un bain d’alcool

L’antérieur se rejette en arrière

Aussi facilement que les cheveux.

Maxime NEMO

7 Septembre 1921 


 

 


Quartier sale-mansarde- 7è étage-

Un bruit de rue meurt à la tabatière

Où se voit un pan de nuage.

On a frappé trois coups.

 

L’absence de meubles n’a pas frémi

Ombrages :

C’est du soleil caché par l’averse prochaine.

La ville doit être grande pour qu’on entende

R r ou – ou – ou – derrière les cloisons

On ne doit pas compter les étoiles

Le soir  dans les rues principales.

Tant d’électricité sur  des nuages sales

Il y a peut-être un Opéra.

Un long br – r ou – on-

A traversé les murs qui secouent leur poussière

C’est un virage d’autobus.

Mince démon solitude !

La lucarne offre à la pluie

Comme un sourire égalitaire.

Pas de meubles. Si… ah….

Gravas.

Un mort est étendu depuis des nuits polaires.

A la porte : toc toc…. Plus impératif fait tomber la poussière

En entrant

Le commissaire de police

Et le médecin de service font : brou

Et relèvent leur col d’astrakan.

Le soleil cordial heurte la vitre en diamant

Il y aura tout à l’heure

Du monde aux terrasses

Ou des orchestres de tziganes

Peut-être est-ce carnaval.

Depuis combien de nuits

L’œil du mort scrutait-il la lune éveillée.

Le docteur examine le corps :

«  La mort est naturelle. C’est la vie Chère.

Le Commissaire qui a des arts :

« Quel document pour l’actualité Gaumont !»

Dans le couloir

Les clefs de l’hôtelier

Entre évoquent une terreur passagère

Le remords fait une apparition et s’en va.

 

 Maxime NEMO         1923 

 


 

Tozeur  (Tunisie) – mai 1924

L’horizon bleu-indéfiniment.

Une forme –toute proche – surprend parce qu’elle est la première. Elle est un peu plus haute que l’homme et le cheval que l’on est. Le soleil est derrière ; aussi la forme vous procure-t-elle un peu d’ombre. Le sol brûle moins qu’ailleurs.

On descend, on laisse le cheval au bas de la dune et l’on fait, à pied, l’escalade du sable fin. On monte la pente raide sans rien voir. Seul, au dessus, le ciel immensément bleu vous domine._ le sable fin croule sous les pieds : on redescend sans cesse. Au dessus, le ciel est toujours aussi hait, aussi bleu.

Puis enfin, la crête est conquise, ou est un peu plus haut, on voit très bien comme si l’on avait gravi une haute montagne. On voit un paysage merveilleusement uniforme.

_ Pendant des heures, des jours, des mois, on pourrait répéter le geste qu’on vient de faire. Cent fois, mille fois, au bas d’une dune de sable fin, avec le ciel éternel sur sa tête, et les feux du soleil autour comme la mort, on pourrait faire la minime ascension : la solitude ne reculerait pas, ne finirait pas ! Et l’on ne saurait pas si l’on avance ou si on recule. La vie serait identique comme le paysage. La seule émotion serait la découverte du puits et les traces de saumures laissées par les nomades.

Et je pourrais avoir dix fois, cent fois la même force visuelle partout mes regards ne découvriraient que cette uniformité qui ressemble à la mort.

*      *

*

J’ai voulu tenter l’expérience ! J’ai voulu savoir pourquoi  des hommes vivaient ici et ne pouvaient plus vivre ailleurs._ Avec mon âme occidentale, habituée à la diversité des choses, j’ai voulu jouer avec le sable et percer la raison de son prestige. _ Nous ne croyons plus à rien ! tant de choses ont croulé devant ce sourire que nous apportons de Paris !...

J’ai laissé mon cheval à l’arabe qui m’avait guidé : il s’accroupit à l’ombre d’une dune sans me rien dire. Puis j’ai avancé droit devant moi- car je n’avais pas de but – Je voulais seulement savoir pourquoi les Targuis refusent de remonter vers le Nord où sont les terres fertiles, les dattiers chargés d’or, les eaux abondantes et douces, pourquoi cet officier que j’avais rencontré et qui, comme on disait à Layhoual – avait déjà : quatre ans de Sud, refusait toujours sa permission. C'est-à-dire, le droit de revoir paris, les boulevards, cette diversité des choses qui fait notre âme occidentale. Et j’aurais voulu comprendre pourquoi – après avoir touché la main au Commandant du cercle – il était reparti pour des sables situés, bien plus loin que Ouarzla sur son méhari blanc ! Suivi des hommes qui l’avaient accompagné et qui gardaient sur le bas de leur visage un voile noir comme un mystère de plus.

Et j’ai avancé à travers le sable avec ma curiosité touristique ! J’ai gravi dix ou vingt dunes pendant deux heures. Le sol m’a brûlé la figure – et je me prenais à l’aimer – Et j’ai agi comme un enfant – j’ai joué avec le sable en le prenant avec mes doigts – je lui disais :

 «  Tu n’as pas de prise sur moi » et il glissait dans un soleil qui le rendait lumineux. Parfois, un vent chaud le soulevait et me le jetait à la figure, comme la mer l’aurait fait avec son écume- Mais malgré mes yeux brûlés et mes lèvres sèches – je n’avais pas peur : je peuplais cette immensité de notions géographiques et mon doigt dessinait un vaste cercle qui contenait le Sénégal, le Cameroun dont les côtes connaissent la fraîcheur  océanique, le Congo où tous les grands fleuves et les forêts impénétrables – et je sentais cette immensité limitée comme une simple nature humaine.

Alors, j’ai ri du prestige du sable et je me suis roulé sur lui, je lui ai imposé la forme de mon corps, pour le contrarier. Souple, il dessina ma carrure et je pensais que je lui faisais une sorte d’injure et qu’il serait obligé de la conserver jusqu’à la pluie- ce qui faisait des mois et des mois.

Je suis allé jusqu’à un pauvre buisson que des moutons avaient rougi. Ils avaient laissé un peu de leur laine aux épines. Des branches ! et je suis repassé une demi heure après, à la place où je m’étais roulé, où j’avais enfoncé mon corps dans le sable léger. Toute trace était effacée. Le faible vent qui soufflait avait suffi pour la dissiper. Mon intuition récente n’existait déjà plus.

-        « L’homme n’a-t-il pas de puissance ici ? «  ai-je songé.

J’ai retrouvé mon arabe qui n’avait pas bougé.

Et j’ai fui. J’ai laissé le désert comme si je croyais qu’il me parlait du néant des choses et que se brise en moi l’illusion qui me fait agir. 

 

 

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19 octobre 2011 3 19 /10 /octobre /2011 14:09

Chapitre IV

 

Rousseau, la paix, la vie

 

Pour revenir à l’immédiat après guerre il faut ouvrir la grande parenthèse sur Rousseau qui va hanter Maxime Nemo depuis qu’il s’est mis en tête de créer la Société Jean Jacques Rousseau et ce, depuis la rue Jean Jacques Rousseau justement où il habite à Montmorency depuis 1945. Il va falloir redoubler d’énergie et Nemo n’en manque pas, on l’a vu avec « l’Ilôt ». Il va rassembler tous les esprits de son temps et reconstituer son réseau d’amitiés pour constituer un Comité directeur afin de déposer les Statuts de ce qui sera d’abord « les Amis de Jean Jacques Rousseau » puis la « Société Jean Jacques Rousseau » enfin « l’Association Jean Jacques Rousseau » qui le restera jusqu’à sa mort en 1975, sans que personne en France  n’ai songé à reprendre le flambeau puisque  c’est la Société Jean Jacques Rousseau de Genève qui a accepté de recueillir ses archives, manuscrits, correspondance et qui a donné lieu à cette biographie.

Rousseau, la paix, la vie…

Ainsi titrait le journal Presse Océan dans un article du jeune journaliste qu’était Claude Sérillon quand il relate sa  visite à Maxime Nemo un jour de juin 1972, 3 ans avant sa disparition de ce dernier.

Quand, en mai 1945, après la mort de son fils aîné Claude Baugey ,  Nemo qui habite déjà au Montlouis au 10 rue Jean jacques Rousseau, se lance dans la constitution d’une Société des  Amis de Jean Jacques Rousseau laquelle existe déjà à Neuchâtel et Môtiers en Suisse.

Il va donc contacter le premier cercle dès 1947 dont Gide qui lui répond favorablement depuis l’Hôtel Tamaro*  d’Ascona en Italie 14 Avril et se montre très intéressé par l’initiative  tout en étant « désireux de savoir quelles seront les personnalités qui figureront au « Comité d’Honneur » dont vous me demandez de faire partie. Croyez au demeurant que ma sympathie vous est acquise pour cette Société des amis de JJR et pour les projets dont vous me parlez dont je souhaite la pleine réussite.

*« Des premiers jours à Ascona je garde le souvenir d'interminables pluies. Nous logions, sur la route de Locarno, dans une villa dépendant de l'hôtel Tamaro où nous allions pour les repas. » (Gide familier, Jean Lambert, p.89)

Gide rentrera au 1bis rue Vanneau le 28 avril au matin, c’est d’ailleurs ce que confirme Maria van Rysselberghe dans les Cahiers de la petite Dame et ce qui explique l’adresse mentionnée à Nemo pour lui écrire, ce qu’il fait dès le 16 avril en lui donnant la liste des membre du Comité dont il souhaite adjoindre celui de Gide ; sont déjà partants, MM André Billy Chroniqueur littéraire au Figaro, auteur des biographies de Diderot et Saint Beuve et Membre de l’Académie  Goncourt depuis 1944, Pierre Descaves, écrivain et chroniqueur de radio français né à Paris le 1er janvier 1896 et mort le 23 août 1966. Il est le fils de l’écrivain Lucien Descaves. Auteur, en 1936, d'un livre intitulé "Hitler" (chez Denoël et Steele), il fut à la Libération, l'un des accusateurs de Sacha Guitry, qui fut contraint à 60 jours d'emprisonnement et n'obtint qu'en 1947, un non-lieu de l'accusation mensongère d' "intelligence avec l'ennemi". En outre, Pierre Descaves sera administrateur général de la Comédie-Française de 1953 à 1959.  Georges Duhamel Président de l’Alliance Française, critique musical au Figaro, il  voue un véritable culte à Wagner et cela n’est pas sans déplaire à Nemo, Duhamel a publié une Défense des Lettres en 1937 et signa de nombreux manifestes dans les années vingt aux côtés de  Romain Rolland, Charles Vildrac (son beau frère) , et  Jean-Richard Bloch qui vient de mourir cette même année 1947.Jean Guéhenno lui, est l’homme qui a abordé le drame moral de la « Jeunesse morte », de cette génération qui eut 20 ans en 1914 et parvint à l'âge d'homme sous le signe du carnage, de l'horreur et de la mort . Aucun témoin n'avait, jusque-là, dégagé son récit de guerre des anecdotes individuelles et du fait circonstanciel comme Guéhenno. Son Journal d'un Homme de Quarante Ans parut chez Grasset en 1934 et racontait qu'une histoire morale de la guerre et l'expérience est toujours « transformée en conscience. Une correspondance des années 50 entre Guéhenno et Giono révélera que Guéhenno était peu enclin à s’engager de manière active dans cette Association dont il connaissait alors peu ou mal son instigateur même s’il accepta comme il l’avait promis de faire une conférence pour le Bicentenaire du Discours sur les Sciences et les arts. Enfin,  Jean Paulhan de la NRF et l’Académicien Jules Romains.

La Présidence d’Honneur sera assurée par l’Académicien Edouard Herriot, il est une figure incontournable de « la République des professeurs », puisqu’Agrégé de Lettres et issu de l’Ecole Normale Supérieure, Maire de Lyon depuis 1905 même s’il est né à Troyes, (ville chère à Nemo)  en 1872. Il présidera l’association Jean Jacques Rousseau jusqu’à sa mor en 1957 et on se souvient du portrait que fit Mauriac de ce lettré politicien dans son bloc Notes : « En vérité, Édouard Herriot était un gros homme charmant. Son charme naissait de ce contraste entre la culture, tous les dons d’une intelligence royale et la ruse, disons la finesse, politicienne ».

Restait à adjoindre des personnalités locales, et Maxime Nemo s’emploie à rallier le Recteur de l’Université de Paris dont dépend Montmorency  Jean Sarrailh, mais également  André Allix, Recteur de l’Académie de Lyon, Roger Dupont, maire de Montmorency et René Chapuis Conservateur du musée JJ Rousseau, qui est encore en 1947 « refoulé à la Mairie »

Viendront se greffer des noms illustres comme Mircea Eliade que Nemo connaît bien - tout comme son compatriote E.M.Cioran- et avec lequel il échangera jusqu’à son départ vers les Etats-Unis, Pierre Grosclaude Président des Poètes français, le peintre Charles Picart-Ledoux, et enfin celle qu’on appelle madame Colette  de l’Académie Goncourt. C’ets d’ailleurs le 27 juillet 1949 avec Edouard Herriot et Colette que selon la fiche de l’INA : «  Maxime Nemo présentera l’Association sur les antennes de la radio diffusion française dirigée par Pierre Descaves. C’est  Léon Maurice BATAILLE qui présente Maxime NEMO, fondateur et Secrétaire Général de l'Association Jean Jacques Rousseau. Interview : les personnalités importantes de l'association, Edouard Herriot et Colette. Les buts de la société. Ses résultats et ses difficultés ».

Mais quel est en 1947 le projet qui sou tend cette Association prestigieuse, écoutons son secrétaire général qui expose à André Gide dans sa lettre du 16 avril 1947 les objectifs et projets immédiats :

« Personnellement, je désire organiser des séries de lectures des œuvres de Jean Jacques dans l’une des salles du Montlouis. La maison que nous serions heureux – même de son état de délabrement actuel – de vous faire visiter, est beaucoup plus vaste qu’au moment où Jean jacques l’habita. Au premier, existe encore (hélas, en quel état !) la chambre qui fut la sienne. Nous possédons son lit, deux petites armoires, sa table, deux chaises. Nous avons l’intention de reconstituer cette chambre. Je voudrais attirer en ce lieu, en particulier, des délégations d’étudiants, de grands élèves de nos établissements universitaires et leur lire avec de légers commentaires des passages, surtout des Confessions et des Rêveries du promeneur solitaire. Par l’intermédiaire de l’Unesco et de certaines Ambassades à paris, nous pensons convier les éléments étrangers à certaines réunions. Telle est l’œuvre à laquelle nous nous efforçons de parvenir.

Vos lignes, si chaleureuses, nous permettent d’espérer une adhésion définitive ».

PS. Je crois devoir vous faire parvenir un exemplaire du « Manifeste »… que je me propose d’envoyer prochainement aux journaux, aux revues, dans le désir d’entreprendre une définition de la pensée occidentale –base, peut-être, d’une action future.

On voit que les acquis de l’Ilôt trouvent là un prolongement naturel et que rien de ce qui n’est annoncé à Gide ne sera  délaissé et ce, pendant trente années d’efforts et de diffusion soutenue et sans cesse élargie. Jean Guéhenno avait sans doute tort d’adresser à son ami Jean Giono ce jugement à l’encontre de Nemo qu’il reconnaît à l’époque « connaître peu et mal » lorsqu’il lui dit en 1950 : « J’ai l’impression qu’iI se pousse sur le dos du malheureux Jean Jacques »

Le 19 Octobre 1947, parvient à Nemo à Montmorency, un tardif mais singulier message de soutien venant de l’Isle Adam : « Monsieur, je suis désolé de n pas avoir pu vous accueillir à la Planque, l’autre jour, avec Picart Le Doux mais vous pouvez m’inscrire parmi les membres de votre société Jean jacques Rousseau. Merci d’avoir pensé à moi. Croyez-moi, je vous rie Monsieur, en toute sympathie. Votre   Francis Carco.

En effet après la guerre, à leur retour de Suisse, Elyane et  Francis Carco, reviennent à l’Isle-Adam où ils achètent, au N° 21 de l’avenue de Paris, une belle demeure en pierre de taille dont les pièces tièdes et fraîches à la fois, donnent sur un jardin de gazon, de feuillage et de fleurs. Carco la baptise "La Planque". François Carcopino-Tusoli,dit Carco voit le jour en 1886 à Nouméa (Nouvelle-Calédonie)Il est entré à l’Académie Goncourt en 1937 .Il restera 7 ans à l’Association car il est atteint de la maladie de Parkison à Paris où il décède en 1958. 

Le 1 juillet 1948, un grand absent se manifeste, mais il est trop tard, le Comité est déjà constitué depuis un an, celui qui était à Mexico en 1947 pour l’Unesco était injoignable. « Le Chef d’Echange d’informations » tel qu’il signe sa missive était déjà en contact avec les deux amis de Nemo : Mircea Eliade et Emil Cioran. Nemo  demande donc le 2 juillet à Theodore Besterman  de se joindre aux « ouvriers de la deuxième heure » avec Maurice Genevoix. Besterman donne son accord le 9 juillet. Théodore Besterman avait déjà rencontré Nemo et sa compagne à  Montmorency pour un brève rencontre sur les lieux du Montlouis en mai  1947 et ils devaient se revoir à l’Hôtel Majestic,  mais Nemo a des excuses, il fait partie du Comité de rédaction des « Cahiers des Hommes de Bonne Volonté » autour de André Cuisenier,Gabriel Marcel, M.De Broglie, L. Guénot, Déhem, F.D. Dubarle, M. Thiébaut, R. Lalou, Vercors, R. Arcos, M. Israel, J-J. Bernard etc , il vient de terminer une série de vingt conférences sur le thème : « Rousseau, de l’homme au rêveur solitaire » en précisant à son destinataire, non sans malices, que c’était « un titre qui ne conviendrait guère à Voltaire » et de surcroît il a la charge de la petite Nicole  âgée de 4 ans, orpheline de son jeune fils Claude Baugey tué en mai 1945 à l’âge 20 ans.   

Est-il besoin de rappeler que c’est au Montlouis que Jean Jacques habita de 1757 à 1762 et où furent composées les premières œuvres capitales : « La nouvelle Héloïse » (commencée à l’Ermitage), le Contrat Social, la lettre sur les Spectacles, Emile, et que c’est sous l’impulsion de la Société des Amis de Jean Jacques qu’elle a été acquise par la Ville de Montmorency en Aout 1947 et louée à la Société. C’est donc de du Montlouis au 10, rue JJ Rousseau  que vont partir tous les courriers de Nemo visant à mobiliser « toute personne désireuse de s’associer à cette œuvre » et de s’ouvrir à « un vaste réseau de « correspondants » à travers la France et les pays étrangers et de susciter la formation de « filiales » avec lesquelles elle entretiendrait de constants rapports. Le document de 1947 précise même : « Une Revue, des collections d’ouvrages, des conférences permettront d’assurer la diffusion et la compréhension d’une personnalité encore énigmatique »

Si les « rousseauistes » font bloc et adhèrent, on verra par la suite que l’Université jusqu’à ce jour restera parfois rétive  et qu’il faudra les grands moments du Bicentenaire du Discours des Sciences et des arts puis de la Commémoration du 250è anniversaire de la naissance de Rousseau avec le Colloque de Royaumont en 1962, pour les associer sous l’égide de l’Unesco, du Ministère de la Culture (dirigé par Duhamel puis par Malraux) et du Ministère de l’Education à travers son Institut Pédagogique National. D’autres initiative s comme le transfert des cendres de Jean Jacques du Panthéon vers Ermenonville se solderont pas un non lieu. D’autres demandes de transfert du Panthéon ou vers le Panthéon suscitent encore aujourd’hui de belles passes d’armes, songeons à Camus.

Commence entre 1945 et 1947 une singulière correspondance entre Maxime Nemo et un certain Docteur Destouches. Je dois avouer ici dans quelles circonstances j’ai mis la main sur un manuscrit étrange : « Voyage au bout de la nuit » signé du même Destouches et daté du 15 octobre 1944.la date ne correspond bien sûr pas avec le Voyage de Céline de 1932.Alors qui est, ce « Dr L.D.Destouches » et non le « Dr L.F. Destouches » ?

Il s’avère que Nemo a rencontré le Docteur Destouches à Troyes  dès 1940 où Winnie était professeur et où notre homme se déclarait  souvenons nous « incognito »…le Docteur qui pratique la médecine homéopathique, ce qui n’est pas pour déplaire à notre hypocondriaque qu’était Cioran, se pique aussi de poésie et chacune de ses lettres se double d’un petit envoi de poèmes joliment tournés. Il écrit dans sa lettre du 7 janvier 1945 : 

« Dans ses provinces stagnantes – j’allais écrire immobiles, mais l’immobilité n’est-elle pas un prodige d’équilibre où concourent tant de forces actives ? Il n’est pas douteux que la pensée est plus lucide  aux lieux où circule l’Esprit, je veux dire aux lieux où quelques hommes de bonne volonté s’exercent aux jeux désintéressés de l’intelligence »Vous connaissez Troyes où toute conversation qui dépasse le niveau des biens matériels tend à devenir un soliloque ; on n’y a que rarement l’occasion de confronter sa pensée avec une autre pensée si bien que dans une telle solitude on doute souvent si ce qui brille là st une étincelle du feu prométhéen ou quelque feu follet qui nous leurre et traitreusement nous écarte des chemins de la vérité. C’est vous dire que vos lettres sont attendues ici et que nous en avons pour des jours à commenter votre pensée condensée ; je dis « nous » parce que ma chère fiancée est trop la sœur de mon âme pour ne pas s’intéresser passionnément à tout ce qui m’intéresse. »

J’ai retrouvé à Haïti la petite fille du Dr Destouches qui m’a confirmé que « 1944 représente la période d'idylle entre lui et sa secrétaire, Yvonne Tourdot, qui va devenir sa deuxième femme et qu'il va convaincre de partir en Haïti avec leur petite fille de quelques mois. Yvonne partira avec sa mère, son frère et deux cousins qui resteront tous en Haïti après le décès inopiné de Dantès, lors de la fête célébrant son retour...

Yvonne racontait que Dantès se promenait à Troyes avec une canne-épée pour se défendre d'agresseurs le prenant pour l'autre Dr Destouches... C'est vrai qu'ils n'avaient que quelques mois de différence et ont tous deux été médecins militaires pendant la première guerre.
Mais comme je l'ai reconstitué il y a un peu moins d'un an, il n'existe aucun lien familial entre eux 
». En consultant les pages généalogiques, voici ce que révèle sa biographie : je suis d‘abord tombé sur la photo de Louis Dantès Destouches de Troyes de son vrai nom  Louis Etienne Stanislas Dantès Destouches (né le 6-2-1893 décédé le 6-7-1947)
Plusieurs citations pour son courage au sein de la Légion Etrangère pendant la Grande Guerre, il est fait Chevalier de la Légion d'honneur en 1929. Médecin homéopathe à Troyes, il meurt d'un arrêt cardiaque lors de la fête qui célébrait son retour en Haïti en juillet 1947.C’est dire si sa dernière lettre envoyée de Troyes le 20 février 1947  à Nemo avant son départ pour Haïti est émouvante et comme prophétique et surtout son dernier poème : « Mirage »...

Mon bien cher ami, je réponds bien tardivement à votre lettre ! Ne me croyez pas pour cela indifférent : voilà des semaines que je suis tout vibrant des résonnances qu’elle a éveillées en moi et que je souscris fraternellement à votre « manifeste »

Il est bien certain que l’homme est une mesure du monde, cela pourrait-être mathématiquement démontré et en effet des Egyptiens de la Pyramide à Protagoras, de Platon à Léonard et ses successeurs cela a été magnifiquement démontré.

Le malheur de notre monde moderne vient de ce que l’homme n’y occupe pas sa vraie place pour la bonne raison que ce monde n’est pas construit sur une mesure humaine ; il n’est même pas construit sur une donnée cosmique quelconque car s’il en était ainsi il serait harmonieux et dans mainte rencontre par conséquent humain ou humaniste ;

Vous voilà donc obligé mon Cher ami, de connaître l’homme, ce qui n’est peut-être pas une tâche insurmontable, mais de connaître, de savoir quel doit être son comportement harmonieux, son comportement le plus harmonieux. (…)

Tous mes vœux pour occident ! Naturellement mon concours vous serait tout acquis ici si je ne devais prochainement quitter la France (fin avril probablement) Mais l’occident peut-être partout, vous l’avez bien dit et lorsqu’il vous conviendra de parler à mon Antille j’y serai votre écho. Je pars pour un temps indéterminé pour Port au prince, Haïti. J’espère bien vous voir avant ce départ. Voulez-vous m’écrire les moyens pratiques pour vous atteindre ?

Allais-je oublier de vous faire part de la naissance de notre petite Joëlle ? Elle est née le 22 janvier, assez laborieusement. Depuis tout va bien pour la maman et le bébé.

Au revoir, mon cher ami, de ma Vonnick et de moi à vous deux de toute notre vive amitié et de notre joie de vous voir peut-être bientôt.

PS : permettez-moi de vous féliciter pour votre grande activité littéraire et vos conférences. Cependant malgré de diligentes recherches, je n’ai encore rien lu de vous : Romains, Prométhée qui m’a laissé le très vif désir de connaître vos autres ouvrages ? Pourriez-vous m’aider à en trouver quelqu’un.

Il n’y aura pas de suite à cette lettre puisque Dantès meurt dès son arrivée à Haïti et une belle amitié cesse là…et les lettres de Nemo adressées à Troyes ont été perdues (hélas) J’extrais, avant d’abandonner Dantès ce passage de sa longue lettre du 26 janvier 1945, où il aborde le lien entre Maurras et Jaurès : «  Mon cher Ami puis-je vous dire que la fin de votre lettre m’a surpris et peiné. En êtes-vous à croire que Maurras est responsable de la mort de Jaurès ? Certes, il a âprement critiqué le politicien et le démagogue que fut Jaurès, lui opposant l’honnêteté et lucide Jules Guesde. Il ne l’a trucidé que de sa plume qui n’a pu être souillée de sang : Jaurès était une outre de vent pleine…. Non, Maurras n’a jamais prôné l’assassinat et s’il a menacé conditionnellement un Schrameck c’est afin que celui-ci ne continua pas à tuer des « nationalistes » de Maurras qui refuse toujours de donner l’ordre de tuer qui que ce fut. Raoul Villain appartenait au Sillon, mon cher ami et je l’écris sans songer le moins du monde à incriminer Sangnier qui, certainement, n’a pas ordonné à Villain de tuer Jaurès. Revoyez le procès de Raoul Villain et je suis sûr que vous regretterez la confusion que vous avez faite ». 

Pendant que la Société Rousseau se constitue et programme ses conférences, Maxime Nemo poursuit parallèlement un vaste chantier sur « Occident » qu’il développe dans son « Manifeste ». Il semble utile à ce stade de bien distinguer les propos de Nemo sur sa vision de l’Occident avec les courants droitiers du mouvement Occident de mai 1968 à la Sorbonne ( Occident, fondé en 1964, était un mouvement politique français d'extrême droite. Dissous le 31 octobre 1968)

Outre son « manifeste » intitulé « Occident », Nemo travaille sur un manuscrit qui a pour titre Occident terre de l’homme qu’il achèvera à la Crétinière le 20 septembre 1957. Cet essai inédit de 200 pages mériterait d’être publié et de remis à jour. Il se compose de deux grandes parties : « Une éthique de l’homme » et une seconde : « De Salamine à Stalingrad »

En voici la conclusion :

«  L’Occident de demain – et ce mot ne peut-être réel qu’étendu à la surface du globe – va se trouver en présence de l’énorme tâche que la Science lui confère. Une définition de l’Humain est à extraire des énormes possibilités instituées par l’invention de l’Homme. Hier, dans une certaine mesure, tout pouvait rester à l’état d’idée, même d’idée métaphysique. Cette idée planait au dessus de contingences matérielles que le développement du temps modifiait à peine. Les conditions de vie au XVIIIè siècle, sont à peu près identiques à ce qu’elles étaient aux temps de Rome et d’Athènes. La prévision était possible, puisqu’un continu réel l’autorisait. A cette uniformité, notre génie inventif substitue l’infini de nos formes changeantes de vie pratique, de Connaissance. Que sera celle-ci si, demain, le livre de l’Espace s’ouvre devant nos regards attentifs ? Il serait imprudent de compter sur une non-transformation de nos mythes, dans une transformation démesurée de la Connaissance et de nos façons de vivre. L’Homme, que nous pensons, ne sera-t-il pas dépassé, demain, par l’ampleur, à peu près imprévisible, des réalisations entrevues aujourd’hui ? Et où se situera la référence valable ? J’interroge le suprême regard des combattants de Salamine et de Stalingrad. Que demeurera-t-il de réel, de vivant, près de vos tombes associées ? La notion de ce devenir me préoccupe davantage que celle d l’au-delà. Dois-je faire confiance à l’instinct de conservation de la race, et penser qu’il sera supérieur à celui de destruction ? Rien n’est mort il est vrai de la fonction première ; mais nous avons introduit le mouvement dans nos façons d’être ; le Temps ne se mesure plus à l’échelle de jadis et selon la permanence d’hier. Le mouvement nous emportera-t-il désintégrant jusqu’au squelette, jusqu’à la terre des tombes de deux combattants de l’humanité ?  Et replaçant la vie au cœur du tourbillon originel, tout, de ce qui fut, sera-t-il effacé par ce qui sera ? J’ai toujours pensé que l’angoisse du réel, de la Vie supérieur – au moins qu’elle est égale – à celle que le plus pur mysticisme peut éprouver. La position de nos espérances est-elle différente ? Par un effort ‘ascétisme et d’élan, le Mystique espère rejoindre Dieu et trouver dans la béatitude, la récompense de son effort.  Aussi haute est notre pensée, puisque nul ne possède de certitude définitive. Notre espoir réside dans ce capital de pensée et d’actes que forme notre passé. Ce souffle de Vie peut-être un souffle d’espoir. Je ne sais si sa permanence est « divine » - et pourquoi pas ?- mais estime qu’elle constitue la preuve à laquelle, également, il est possible de croire. Si tout est vain d’une telle affirmation, il est permis de supposer que Dieu lui-même le deviendrait. En ce cas Prométhée serait, non le démiurge bienfaisant, mais un fou démoniaque entrainant l’espèce vers la plus sordide des aventures. Le mal serait le Maître et les orientaux triompheraient. 

Je ne sais quelle puissance intérieure se hérisse au contact de ce soupçon. L’idée d’une Forme monte des nuées de l’angoisse éprouvée, celle d’un être nu, juvénile, et puissant, dont la présence projette une telle impression de pureté qu’il paraît impossible qu’un tel pouvoir d’innocence réalisée puisse, jamais correspondre au mensonge.

Que se cache-t-il donc de mystérieux dans la beauté, qui fasse à ce degré, soupçonner la présence d’une intention qui attire et fascine ? Peut-être un pouvoir de compréhension à ce point considérable qu’il lui a été possible d’utiliser le mouvement et sa vibration, sans jamais les détruire, ni succomber à leur attraction. En cela réside la puissance de notre Occident, et se résumerait en une ligne : Le tout est de comprendre, mais pour comprendre, il faut aimer ».

Rappelons que Norbert Elias, (1897,1990) vient de publier en 1939, «la dynamique de l’Occident » où il propose l’esquisse d’une théorie de la civilisation....» qu’il conclue par ces mots: « Les tensions et les contradictions de l’âme humaine ne s’effaceront que lorsque s’effaceront les tensions entre les hommes, les contradictions structurelles du réseau humain. Ce ne sera plus alors l’exception mais la règle que l’individu trouve cet équilibre psychique optimal qu’entendent désigner les mots sublimes de “ bonheur ” et de “ liberté ” : à savoir l’équilibre durable ou même l’accord parfait entre ses tâches sociales, l’ensemble des exigences de son existence sociale d’une part et ses penchants et besoins personnels de l’autre. C’est seulement lorsque la structure des interrelations humaines s’inspirera de ce principe, que la coopération entre les hommes se fera de telle manière que tous ceux qui, la main dans la main, s’attelleront à la chaîne complexe des tâches communes, aient au moins la possibilité de trouver cet équilibre ; c’est alors seulement que les hommes pourront affirmer avec un peu plus de raison qu’ils sont “ civilisés ”. Jusque là, ils sont dans la meilleure des hypothèses engagés dans le processus de la civilisation. Jusque-là, force leur sera de répéter encore souvent : “ la civilisation n’est pas achevée. Elle est en train de se faire !”.

Entre les vingt années qui séparent  le Manifeste « Occident » de 1937 et « l’Occident terre de l’homme » de 1957, il y aura eu le fertile dialogue avec un homme exceptionnel et une vraie sincérité alors que tout semblait opposer le laïc et agnostique Nemo et le jésuite et homme d’église qu’était le RP Teilhard de Chardin. Comment vont-ils en être amenés à dialoguer autour de Dieu de l’Homme, du concept de Noosphère ? Nous parcourrons leurs lettres du 16 au 24 janvier1948  et surtout l’article que Nemo consacrera plus tard à son ami Teilhard dans la revue Europe  (Présence de Teilhard de Chardin   n°  63  Mars-Avril 1965 en annexe)

« En 1948, Teilhard recevait ses visiteurs dans la grande pièce qu’il occupait au 15 de la rue Monsieur. Si, à cette époque, son nom était répandu dans les milieux savants, il était par contre, ignoré de ce public auquel j’appartenais. Très vite, cependant, au cours d’entretiens prolongés, pendant plusieurs heures, sa forte personnalité apparaissait. Derrière la sobriété de l’accueil et des premiers échanges, surgissait cette faculté qui, depuis a permis à son nom comme à son œuvre de rayonner sur le monde, en lui assurant l’audience non seulement des spécialistes, mais des esprits que la simple notion de l’homme préoccupe et qui sont à la poursuite de ce problème d’identification dont la pensée de Teilhard propose la solution ».Les lettres de Nemo à Teilhard s’étalent du 13 janvier au 24 janvier 1948 et les réponses datées du 16 au 21 janvier proviennent du 15 rue Monsieur Paris VIIè jusqu’au départ de teilhard pour les Etats-Unis. Les copies sont conservées par The Teilhard Schmitz-Moormann Collection Woodstock Theological Center Library Special Collections Division Washington, D.C. mais les originaux se trouvaient perdues au fond d’un carton à « la Crétinière » Les voici dans leur intégralité car inédites à ce jour :

Cher Monsieur, Merci pour votre lettre du 13 et pour la feuille qui l’accompagnait. J’ai été comme stupéfait (bien que ce ne soit pas ma première expérience en ce genre) de la similitude de nos points de vue, et même de nos expressions. Il se produit certainement en ce moment-ci, de par le monde, une convergence spirituelle extraordinaire, - ce qui n’est après tout que la face interne d’une « hominisation » collective qui saute à tous les yeux. Ce que j’apprécie particulièrement dans votre attitude, c’est l’absence complète d’illuminisme et « d’orientalisme», - le deux pestes ou maladies de tant de mouvements humains unitaires.

Je comprends et j’admets parfaitement que vous vous arrêtiez avant ma « quatrième « option ». J’observerai cependant que, si vous ne l’acceptez pas sous sa forme particulière (càd.chrétienne), vous gardez la charge de fournir à l’ultra évolution humaine, un principe d’irréversibilité (càd .une issue à travers et au dessus du « décomposable ») et une chaleur intérieure (possibilité d’aimer l’Univers, et de s’y aimer) C’est en tant que fournissant à l’Evolution prise, sou sa forme réfléchie (càd. Humaine)  à la fois  cette irréversibilité et cette chaleur  motrice (de personnalisation) que le Christianisme me paraît représenter un rouage ou organe indispensable dans l’Humanité conçue comme « appareil évolutif », - quitte à admettre (si l’on est n’pas chrétien) que cet organe sera relayé demain par quelque chose de plus « critique » et plus évolué. Auquel cas, il s’agit de le remplacer, non de le supprimer ; - de le remplacer j’entends au sens strict, càd. en trouvant quelque chose qui rende  l’Univers encore plus irréversible  et encore plus chaud.

Pr le même courrier, je vous envoie un tiré à part d’un article (sur la Noosphère ») qui achèvera de vous faire sentir la parenté et la convergence de nos points de vue. Bien sympathiquement. Teilhard de Ch.

Cinq jours plus tard une autre lettre parvenait de la rue Monsieur  à Nemo :

Merci pour votre lettre du 18.-J’y répondrai ceci :

« C’est précisément et uniquement  parce que je prends le Christianisme « dans la totalité de son phénomène » que j’ose bien le considérer comme apportant biologiquement à la foi humaine les deux éléments d’irréversibilité et de « chaleur » dont celle-ci, sous sa forme moderne (marxiste surtout), est encore dépourvue. Il est indubitable en effet que, si on écarte la croûte d’une théologie un peu figée ou d’un ritualisme un peu encombrant, le Christianisme est précisément cela : j’entends une Cosmogénèse conçue et vécue sous les traits d’une Christogénèse. On peut discuter la validité de la conception, - mais point la réalité du fait psychologique. Le Chrsitianisme a déchaîné au sein de la masse humaine un élan d’amour qu’on ne pourrait comparer qu’au mouvement boudhique, qu’il dépasse du reste de très loin en élasticité (pour rester à l’échelle du monde) et en valeur dynamique (en tant que moteur évolutif) ; - ceci évidemment si on le prend avec ses dernières explicitations.

Mais pour voir cela, je dis bien, il faut prendre le phénomène au cœur et dans sa totalité. Analysé dans le détail de sa genèse, le Christianisme (comme toute réalité physique,-l’Homme compris) se dissout dans une foule de courants accidentels : lente évolution du monothéisme à travers une sorte  d’animisme primitif ; fécondation iranienne, probablement, -et hellénistique, certainement. Mais ceci même, n’est-il pas une confirmation de valeur plutôt qu’une infériorité ! Plus une chose est centrale plus elle naît de tout.

Voilà comment je vois les choses. Et j’en reviens, (pour le maintenir) à ce que je vous écrivais : si le Christianisme est destiné à disparaître au cours des centaines de mille (ou plus probablement millions) d’années qui se dessinent en quelque chose d’encore plus chrétien càd d’encore plus irréversibilisant et personnalisant que lui.  Vôtre, bien sympathiquement ». Teilhard.

Le 24 janvier 1948 Nemo répliquait : « Nous avons à révéler à l’homme « moderne » le sens de la faculté humaine. J’en parlais dernièrement avec Jules Romains dont vous devez aimer « la Vie unanime ». Il convient, à mon sens, d’établir les différenciations élémentaires et de dire que le Social est un permanent dont l’Etat n’est que le reflet momentané, ce qui suppose la soumission du politique à l’Ethique – ainsi que ceci se fit pendant la Chrétienté, sans laquelle (soumission) la convergence des hommes à l’Humain me paraît impossible » et en post scriptum : «  Dire que j’ai publié une « fable » romanesque en 1927, je crois, dans laquelle (le livre s’appelait « un Dieu sous le tunnel ») le principal personnage s’adressant à une foule humaine lui disait : « Je crois que vous êtes le limon d’un Dieu »- car la Connaissance parfaite n’est-elle pas encore à être… ?  »

Teilhard est mort à New York en 1955 et restera ce chercheur, théologien, paléontologue et philosophe français mais surtout un scientifique de renommée mondiale, connu pour ne pas voir d'opposition entre la foi catholique et la science.

Nemo reçoit de  Claude Cuenot, Dr. ès Lettres, le 6 octobre 1963, son dernier article : « La spiritualité de Teilhard de Chardin ».

Le Père Pierre Leroy biologiste cosigne avec Hélène Morin et Solange Soulié en 1989 un livre au beau titre « Pèlerin de l’avenir » Teilhard de Chardin à travers sa correspondance 1905-1955 au Centurion. Dans l’épilogue ils concluent :

« Il est finalement comme nous, avec ses enthousiasmes, ses passions, ses déceptions, ses contradictions, ses amertumes, ses joies et son ambition. C’est un homme de désir que l’obstacle ne rebute pas et dont la volonté s’affirme avec le combat. Son ton direct nous libère de toute appréhension d’entrée en jeu, on se met à l’unisson. Il se veut authentique et ne cherche à dissimuler ni son combat intérieur, ni ses déceptions. Pénétré de science et de spiritualité, le Père Teilhard n’a qu’un désir. « Aider les autres à voir et à aimer une présence dans les dimensions si implacables, si aveugles, si froides du monde. »

Encore un rendez vous manqué, et un dialogue interrompu, après Dantès-Destouches en 1945, Bloch qui disparaît en 1947, voilà que Teilhard nous échappe et traverse l’Atlantique Nemo témoigne de leurs dernières rencontres : « Un jour, Teilhard me parla de sa « Noosphère » et me remit des exemplaires d’un opuscule dont le titre me frappa : « Une interprétation biologique plausible de l’Histoire humaine : la formation de la Noosphère ». Avec une pointe de mélancolie, il me dit : « Prenez tout : ceci est mieux entre vos mains qu’ici. » enfin il ajoute: « Lors d’un dernier entretien, je dus l’attendre dans le parloir de la rue Monsieur, le portier m’ayant annoncé qu’il se trouvait au Consulat des Etats-Unis. Et comme, quelques instants plus tard, je lui demandais la cause de cette démarche, je le vis hésiter ; puis levant vers moi son regard gris, il me dit : « Je dois me soustraire à l’emprise de Rome. C’est pourquoi je pars aux USA , certes pour y retrouver des amis qui me sont chers, mais aussi, parce que ce coin du monde  est le seul où Rome ne puisse rien sur moi »

Et pourtant, le dialogue va se poursuivre avec un être exceptionnel qui,  lui aussi avait rencontré Teilhard, après les douloureuses épreuves de l'occupation nazie, lors d’une conférence de  1946. Rappelons queLe  Père teilhard, un peu avant1922, avait été nommé  à la chaire de géologie de l'Institut catholique de Paris, au moment où il poursuivait ses  recherches de paléontologie en France et c’est à l’occasion du Congrès de l'Union française universitaire de  Besançon qu’ il donna une conférence qu'il intitula lui même : « les découvertes de la paléontologie et  les réflexions qu'elles appellent sur l'évolution de l'humanité », c’est à cette occasion qu’Ernest kahane eut connaissance de la doctrine du Père teilhard.

  " En dehors des Encyclopédistes français du siècle des lumières, faisait remarquer garaudy

dans son ouvrage sur les « Perspectives de l'homme », et en dehors du marxisme,

nulle pensée n'a marqué une plus grande confiance en l'homme et son avenir. Le Père teilhard de chardin  est un maître de la joie de vivre. » Ernest Kahane, Chimiste et biologiste  accompli, doué d'un tempérament et d'un beau talent de philosophe et de poète appuyé sur une vaste culture, ne pouvait manquer d'être séduit par la dialectique substantielle et nuancée de teilhard sur les origines et le destin de l'homme.

Ce qu'avait dit teilhard ce soir-là avait été pour lui le germe de fructueuses méditations. Et c'est pourquoi il eût l'idée d'organiser des conférences, dans le cadre des luttes philosophiques présentes. Car les problèmes posés par les crises et les révolutions

de notre temps dans le domaine social et dans celui de la connaissance ne peuvent être résolus sans le concours de tous les hommes, chrétiens ou non. C’est ainsi que les rationalistes doivent chercher à dégager et à éclairer les options et les courants idéologiques qui tendent à favoriser le développement de « l'homme total».Et Maxime Nemo ardent rationaliste frappera à la porte du professeur Kahane en 1964 en sa qualité de membre du Conseil de l’Union rationaliste puis en 1972 lors de la sortie de son livre « l’Acte de Vivre ».

La sympathie du biologiste montpéliérain se nuance de quelques réserves, car « le patronage de Jean Jacques Rousseau me paraît être une arme à double tranchant. L’évolution telle que je la conçois risque d’aboutir au désastre, c’est bien certain, mais si nous réussissons à l’éviter, elle aura pour effet de placer un Eden en avant de nous et non en arrière. Il n’y a jamais eu d’âge d’or, il n’y a jamais eu de bons sauvages, la civilisation avec toutes ses tares et tous ses dangers vaut mieux que le sort misérable de nos ancêtres. »

A partir de 1973 les deux hommes continuent à polémiquer en toute amitié,mais la fatigue de l’un empêche finalement des retrouvailles sur Paris.

 La Société JJ Rousseau est devenue l’Association JJ Rousseau et son siège s’est déplacé sur Paris au 160 avenue Ledru Rollin dans le XIè.

L’Ilôt qui a été mis en sommeil forcé durant a guerre poursuit ses activités mais cette fois autour d’un projet  plus vaste que Vildrac, Nemo vont formaliser autour du concept de sesn de l’Homme auquel ont déjà) réfléchi : Jean Rostand et Teilhard de Chardin nous l’avons vu.

Un nouveau manifeste voit le jour en 1952 et est largement diffusé auprès des amis de l’Ilôt

 

A   LA   RECHERCHE   DE   L’HUMAIN

C'est le propre de l'homme d'action de ne pas s'inquiéter des conséquences de son geste. Il est semblable au poète, à l'artiste qui trouve, dans l'acte créateur, une justification qui lui suffit.

Exalter la fonction humaine, au lendemain de nos catastrophes ; prétendre le culte de l'homme capable d'empêcher leur renouvellement, est, sans doute, un geste insensé ; c'est néanmoins, le seul qui nous semble plausible. Il faut, ou participer à une nouvelle hystérie collective, ou s'adosser à l'état de foi qui demeure celui de quelques esprits. Chose étrange, le sens de l'Homme continue de progresser.

« De quelque façon qu'il s'envisage, dit Jean Rostand ; qu'il le veuille ou non, qu'il le croie ou non, l'Homme ne peut qu'il ne soit pour lui chose sainte. Il ne peut qu'il ne voie en lui l'ob­jet le plus haut el le plus précieux de la planète, l'aboutissement d'une lente et laborieuse évolution dont il est loin d'avoir péné­tré tous les ressorts : « l'être unique », irrefaisable et irrempla­çable, qui, dans l'immense univers, peut-être, n'a pas sa répli­que ; miracle du hasard, d'il ne sait quoi d'innommé, voir d'innommable, mais miracle... Toucher à cela, quelle responsabi­lité !... » (Conférence à l'Université des Annales. 1952). Et, encore, J. Rostand indique : « Faire l'Homme », c'est : « modeler du mystère » et « construire de l'inconnu ». (id.)

Nous l'avons noté (un « Humanisme constructeur »), il est réconfortant de découvrir cette heureuse coïncidence entre certains aspects de la pensée scientifique (J. Rostand ; P. Teilhard de Chardin ; Julien Huxley ; Lecomte du Noüy ; Bogomoletz ; etc) et notre inquiétude humaniste. Est-il trop tôt, demandons-nous («  la Destinée humaine », Revue Guillaume Budé, juin 1952), pour esquisser la jonction de l'acquis scientifique et d'une forme de Poésie, dont l'Homme constituerait le mobile inspirateur ? Nous pensons que la simple hantise d'un pareil accord justifie l'existence. « Les grandes exigences, a écrit Goethe, rien que par elles-mêmes, sont déjà estimables, même si on ne les réalise pas ».

Chercher l'Homme ; tenter, par conséquent, de le penser ; l'aider à concevoir la permanence de son phénomène, peut-être l'attitude d'un individu qui tend à adhérer au concept de l'Espèce, avec le désir d'enrichir son moment humain par la présence d'un continu vital, sans lequel, il se sent pathétiquement ramené à l'unique contemplation de sa minuscule identité 1 Certes, la relation existe ; mais la plupart des êtres dépensent leur existence dans la parfaite ignorance de l'immanquable causalité.

« Comme on l'a dit (P. Teilhard de Chardin : « Une explication biologique de l'Histoire humaine »), l'animal sait ; mais, seul entre tous les animaux, l'Homme sait qu'il sait ». Evidemment ; cependant, il reste à préciser si l'homme se sait. Or, procéder à l'exploration de l'Univers en restant indifférent à la signification de son propre phénomène, constituerait une invraisemblable gageure... Et, cependant ?... Il importe, donc, de révéler à l'homme le sens et la grandeur de l'accomplissement terrestre ; puisque ce principe de liaison, susceptible d'unir l'individu aux générations, celles-ci à l'Espèce, est encore absent de la Connaissance actuelle, et, en particulier, du système éducatif.

Nous ne pensons pas qu'il y ait de tâche plus impérieuse que cette élaboration d'une conscience de la Vie, réalisant la synthèse de nos aspirations, comme de nos connaissances.

Cet acte n'a que la valeur des gestes symboliques ; mais nous pensons qu'il n'est pas de symboles inutiles ; car la Vie contemple ses actes. Et rien ne dit qu'à la longue, un système de « va­leurs » ne se dégage pas de la répétition de certaines indications.

L'Ilôt,

Paris, Octobre 1952.

L’Ilôt,  160, avenue Ledru Rollin Paris (XIè)

Luçon Imprimerie H.Rezeau-31.067A

 

En 1957  paraît l’Homme Nouveau , Jean Jacques Rousseau à la Colombe aux Editions du Vieux Colombier, partant du constat qu’on a souvent dans des études diverses et d’ailleurs remarquables, analysé l’influence de l’œuvre de Jean Jacques Rouseau sur l’évolution des idées et sa répercussion sur la pensée et la morale contemporaine, il estime qu’on n’a pas assez insisté, cependant sur l’influence que l’ « homme » Rousseau avait eu sur cette même évolution ni comment Rousseau lui-même, en tant qu’individu avait pris autant d’importance.

Maxime Nemo qui a 69 ans et dont on a vu l’inlassable dévouement, -n’at-il pas voué 20 ans de sa vie à présenter à une élite universitaire, les grandes figures de notre patrimoine littéraire ? – établit dans ce livre la liaison intime qui existe entre la sensibilité de Rousseau, soumise à de douloureuses et secrètes particularités, et celle de l’époque qui est le produit de ce que Maxime Nemo appelle : « la désintégration du type gréco-romain ». On comprend alors pourquoi Rousseau, incarnant cet état nouveau de sensibilité, est devenu pour ses contemporains le libérateur de leurs antagonismes insconscients, et pour le XIXè et le XXè siècle, une sorte d’archétype de la sensibilité moderne.

Cependant, ajoute Maxime nemo, le vrai Rousseau présente une image si déroutante qu’elle déconcerte le jugement. Mais sans doute les grands hommes sont-ils comme l’Histoire les a faits !  IL poursuit étroitement sa collaboration avec la revue Europe  de Pierre Abraham (frère de JR Bloch) et commente en 1961 l’ouvrage de Grosclaude Pierre, « Jean-Jacques Rousseau et Malesherbes » puis en 1962 : il signe l’article « Rousseau : L'ère de la maturité. Suivront en 1965 un article au titre provocateur « je hais Balzac » et « Présence de Teilhard  de Chardin ».En 1967, il rend hommage à son ami humaniste le Dr Jacques Ménétrier qui vient de publier trois ouvrages remarqués : « Eloge de l'incertitude, ou, Réflexions d'un tailleur de pierres », La Colombe, Editions du Vieux Colombier en 1956 puis un essai « L'homme quelconque » chez R. Julliard en 1959  enfin toujours à la Colombe, en 1962,«Les vieillissements, Sciences expérimentales de l'homme »

Son éditeur annonce en préparation trois ouvrages à paraître : « Occident, terre de l’homme », « « l’héritage de Rousseau » et « Aphorismes momentanés » manuscrits qui demeureront inédits jusqu’à ce jour.

L’Association JJ Rousseau s’est dotée à la mort  d’Edouard Herriot en 1957 d’un nouveau Président en la personne de Charles Vildrac dont on sait l’attachement à l’œuvre de Rousseau et aux engagements de Maxime Nemo qu’il connaît depuis les années 20. Avec le nouveau comité directeur ils rédigent un exposé qui résume l’activité de l’Association engagée dans une recherche des « valeurs » du monde moderne.

Cette action centrée sur la pensée de Rousseau, se propose d’entreprendre l’exploration de la vie contemporaine, dans l’espoir d’établir les grandes lignes d’un Humanisme nouveau.

Nos moyens d’action s’étendent aujourd’hui au Japon avec M. E.Nagata professeur à l’Université de Kyoto, et en Uruguay avec M. Coppetti-Burla le fondateur de la formidable Bibliothèque Rousseau de Montevideo  mais c’est évidemment en Europe  que doit partir l’impulsion, permettant d’atteindre le but envisagé. « Aussi, adressons nous cette lettre aux dirigeants des principales villes du Continent.

Nous serions heureux d’intéresser à cette œuvre les personnalités appartenant au monde de l’Université, des Centres épris de culture ; comme il nous parait essentiel d’établir des contacts avec les représentants de la presse, des Revues, ainsi que tous les groupes que cette recherche des « valeurs » pourrait intéresser ».

Après la grande Exposition au musée pédagogique du 17 avril au 15 juin 1956 sur « Genèse et rayonnement de l’Emile » dont le Livre d’Or que j’ai retrouvé rassemble les opinions des visiteurs tous unanimes et émerveillés.

 

Le 17 avril 1956, a été inaugurée, au Musée pédagogique, une exposition intitulée J.-J. Rousseau, genèse et rayonnement de l'Émile. Des photographies d'Ermenonville, du Montlouis, des portraits prêtés par des particuliers ou des Musées nationaux, des lettres autographes prêtées par les Archives et la Bibliothèque nationale, les pièces essentielles du procès de l'Émile, de nombreuses éditions en langues étrangères, qui sont exposés, ont donné à M. Nemo, secrétaire général de la Société J.-J. Rousseau « l'occasion de faire revivre... un ouvrage que l'on doit considérer comme le couronnement des recherches pédagogiques antérieures à sa parution et comme le point de départ de toutes les découvertes qui ont abouti à l'éducation nouvelle » 

Dans le cadre de cette exposition qui a pris fin le 19 mai ont eu lieu différents concerts : les 19 avril et 12 mai par le Groupe d'instruments anciens de Paris sous la direction de Roger Cotte , le 5 mai par l'Orchestre de chambre de Versailles.
Notes :

1. Voir : L'Éducation nationale. 12e année, n° 14, 19 avril 1956, p. 19.

A plus de 70 ans, Maxime Nemo se lance alors dans une tournée européenne qui le conduira d’Edimbourg à Florence, de Londres à Heidelberg, pour les Commémorations du Bicentenaire de la naissance de JJ Rousseau en 1962. Année particulièrement fertile en événements  comme le sera le Tricentenaire en 2012 auquel s’attèle déjà son Comité d’organisation. Ce sera pour Nemo l’occasion d’approcher les institutions culturelles européennes fort de ses relations à l’Unesco en la personne de René Maheu, les Activités Culturelles avec André Malraux, Gaétan Picon  directeur général des Arts et Lettres, Georges Duhamel, l’Education Nationale avec  les Directeurs de Cabinet successifs. Et tout cela en assurant inlassablement le secrétariat général de « son » association et la rédaction de ses essais comme « l’Acte de Vivre »  qui paraît en 1972 et dont Roger Secrétain, maire d’Orléans, Directeur du centre Charles Péguy et rédacteur à la République du centre fait le compte rendu suivant :

La République du centre                                                                  Orléans 23 mars 1972

A travers les livres :

"L'Acte de Vivre "Maxime NEMO

D'origine tourangelle, entrainé par l'ardent désir de faire partager la passion que la poésie, inséparable du théâtre tragique lui inspirait, Maxime NEMO, il y a quarante ans, fondait "l'Ilôt", qu'il définissait "petit espace mais libre". Il s'agissait de présenter à des auditoires universitaires, mais élargis à d'autres amis fervents, "une image de la destinée" qu'il empruntait à Eschyle, Sophocle, Shakespeare, Molière, à la tétralogie wagnérienne, à Ibsen.
Furent ainsi créés en France, une centaine de centres pour accueillir ces manifestations qu'un professeur de l'Université qualifiait de "fêtes de l'esprit".
Mais Maxime Nemo est aussi un écrivain qui apporte le témoignage durable de cet apostolat lyrique et actif, dont il fut toute sa vie le pèlerin. Secrétaire général de l'Association Jean Jacques Rousseau, à qui il a consacré deux livres *, il se situe en effet, par son ouverture à l'humain, à la pensée poétique, dans la double vocation de l'individuel et du social, sur la ligne de celui qui engendra tout un aspect de la pensée et de la sensibilité modernes.
Nous voudrions pouvoir suivre, de chapitre en chapitre, cet essai dont la richesse et la densité se dérobent à une brève analyse. L'homme spirituel y est confronté à l'homme total; l'homme incarné à l'histoire; le psychologue et le poète à la science et à la bouleversante évolution du monde. C'est tout le problème de l'être et de la destinée, des choix et des vocations que Maxime Nemo ne cesse de poser à travers les cultures, les métaphysiques. dans une dernière partie, il cite et compare Teilhard de Chardin et Jacques Monod. Il écrit :
"A une époque où le sens de l'homme paraît être remis en cause par  l'accroissement des procédés techniques qu'il produit - ce qui tout de même, est passablement paradoxal - il importe de restituer cet être dans une compréhension enfin sereine de sa capacité créatrice, en lui suggérant quelle part de responsabilité l'exploitation du capital des découvertes opérées impose. Chose étrange, une sorte de renversement de l'inquiétude habituelle intervient. A l'habituelle question du "comment » ?  il faudrait immédiatement joindre  un "pourquoi ?" complémentaire. C'est en définitive en face d'une totalité de la fonction humaine et par conséquent d'un nouvel humanisme que la synthèse de l'esprit  créateur nous achemine."
Pour conclure et signifier cet "Acte de vivre", c'est le sens exhaustif de l'Amour et sa réinsertion dans le mystère universel, qu'invoque Maxime Nemo.
L'Acte de vivre - (Editions de la Pensée Universelle)
Roger Secrétain  Directeur du centre Charles Péguy et ancien Maire d'Orléans.

 

 

Notice bibliographique :

 

« J.-J. Rousseau, genèse et rayonnement de l'Émile », BBF, 1956, n° 4, p. 295

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19 octobre 2011 3 19 /10 /octobre /2011 14:07

Le moins qu’on puisse prétendre lorsqu’on se penche sur cette époque « moderne », c’est qu’elle est un amas d’incohérence. Au fur et à mesure que les vieilles valeurs morales et sociales se sont éteintes, elles n’ont été remplacées que par dissolutions hasardeuses, l’esprit de continuité faisant atrocement défaut à ce monde, il est vrai, en perpétuel changement, parce qu’ne perpétuelle pulsation. La vie sociale, au lieu de se tisser de génération en génération s’est lentement disloquée. L’état de division dans lequel se trouve le français moyen ou supérieur en 1940 est le résultat logique des lentes dissociations que la facilité à vivre recouvrait dangereusement, depuis longtemps.

Le souci du bien général, qui n’est le plus souvent que celui du lien collectif, s’est trouvé comme dilué dans l’esprit de chacun ou, ce qui revient au même, il n’en restait plus que la phraséologie imprécise parce qu’appliquée seulement à l’irréel. Il était entendu que ces valeurs étaient considérées comme nécessaires, mais cette existence demeurait sous entendue, et chacun s’avisait de la faire intervenir dans ses propos parlés ou écrits, sans, le moins du monde, y soumettre la conduite de sa vie. C’était la forme la plus courante de ce resquillage en train de devenir le deus ex machina du monde contemporain.

 

Deux puissances ont polarisé les fonctions humaines depuis un siècle : l’intérêt politique ; l’intérêt des grandes entreprises. Aucune des deux ne tourne ou n’oriente l’esprit dans le sens de la fonction générale. Au contraire elles ont tendance à substituer des valeurs particulières, chacune se concevant indépendante de l’autre, en même temps qu’elle se juge capable d’absorber l’activité totale de l’individu ou de la collectivité correspondant à ses nécessités.

Comme en science, tout se concrétise sur l’infiniment petit qui devient le centre d’intérêt en qui la curiosité s’enferme. Et de même que l’esprit qui reste seulement scientifique perd la notion des relations qui doivent unir l’être vivant, en le rattachant, du point infime observé, quelle que soit sa dimension,  à un système universel qui seul donne à la particularité sa signification constante ; de même dans les formes sociales nées de ce hasard industriel, financier ou politique, la particularité intéressée est devenue le but des préoccupations. Et là encore, aucune relation n’a été véritablement esquissée, qui aurait permis l’acheminement de l’instinct personnel vers le collectif. Il en est né cette forme de découragement dont la défaite française a fourni le spectacle. Le vide qui n’avait jamais été discerné, est apparu soudain ; la griserie d’une vie facile et facilement acceptée s’étant d’un seul coup dissipée.

Le coup porté par la guerre a eu pour effet de frapper chacun dans cette partie de son être encore sensible à l’effet du désarroi : le bien être légèrement accepté. Brusquement, un être, auquel certes, on pensait de temps à autre, aux rares moments d’exaltation factices, est apparu : le pays, solidaire à notre être en dépit de notre indifférence se souviendrait.

On a subitement autant que vaguement d’ailleurs aperçu, l’intimité de ce terme jusque là prononcé, si j’ose dire : rituellement. On a senti qu’il devait y avoir un lien entre les diverses positions respectives et, jusque là, si profondément antagonistes : le sol sur lequel s’écoulait l’aisé de cette vie paresseuse.

Ce n’est pas, d’ailleurs, que pour la plupart, l’amour du sol se soit éveillé, tel un sentiment de fraîcheur, dans l’âme de chacun. Il y avait trop longtemps que le mot était devenu livresque pour qu’il eut, si vite, un sens émotionnel. Mais on découvrait qu’il est infiniment facile à une force, rendue cohérente par la volonté, d’envahir le sol, et de rompre, par conséquent, le lien qui unissait invisiblement peut-on dire, ces jouissance particulières.

Dès lors elles se disloquaient ; la facilité qui était devenu leur halo, se trouvait dissipée, et peut-être sentait-on, avec un commencement d’effroi, que les notions puissantes avec lesquelles ont fait, seulement, un tout, étaient absentes de la vie reçue jusqu’au moment de la révélation.

A quelle réalité précise et concrète ramener le mot : France ? si ce n’est à une fonction purement géographique. La France n’existait plus parce que sa chance de cohésion n’était inscrite dans aucune de ses réalités politiques, financières ou sociales. Il y avait dans les consciences les plus éprises encore, une sentimentalité qui rôdait, - pareille, en tout point, au fantôme d’Elseneur ! – car à la moindre contraction du réel, le fantôme s’évanouissait comme s’il avait entendu les trois appels du coq annonçant que le jour, c’est à dire : la vérité. Ceux là consentaient à mourir pour l’énoncé de ces deux syllabes, qui pourtant contiennent tant de choses ! Mais en réalité, la mort pour un pays qui est le vôtre, est un geste facile, encore ! Ce qui est difficile, ce n’est pas ce rapide divorce que la mort prononce par la disparition d’un des deux conjoints, c’est la vie commune. Là seulement, est l’œuvre de durée que toute vie nationale rend obligatoire. Et cette vie en commun, pareille aux gens dont la dispute est devenue la constance, les Français ne pouvaient plus la subir : trop d’intérêts les divisaient, trop de compréhension particulière de ces intérêts les écartaient du minimum de communauté. Il sen étaient exactement arrivés à ce degré de mésentente qui fait qu’on ne parvient à supporter le contact « de l’autre » qu’à l’unique condition de demeurer muets l’un en face de l’autre, le moindre mot prononcé faisant éclater le désaccord que le silence recouvre et maintient inopérant.

Mais il arrive cependant qu’un accident fait que, pour un instant, la vie redevient commune. Il se peut que, dans la maison habitée par le couple dont l’incompatibilité est foncière, un incendie se déclare. Il faut bien dans la communauté  du danger prendre les mesures qu’il rend indispensable. Est-ce à dire que l’entente momentanée va subsister ? C’est improbable. Le foyer d’incendie éteint ou éloigné, les deux êtres trouveront de nouvelles raisons pour se reprocher mutuellement le désastre qui vient de les atteindre. La pensée critique découvre toujours des aperçus péremptoires capables d’alimenter le besoin d’hostilité qui anime la rancœur secrète des deux êtres. A plus forte raison si le dissentiment est général, imprécis et violent à la fois et si ses causes s’étendent sur un siècle de vie collective abandonnée à l’anarchie du hasard. Il existe toujours une circonstance particulière – et même bien des circonstances de ce genre !- dans un alibi social échelonnant son désordre sur un siècle d’existence. Et surtout si les fautes ont été égales et réciproques.  

Nous retombons sur cette  forme si spéciale de notre malheur moderne : rien, de ce qui préexistait, ne pourrait être logiquement employé à l’ordonnance de son destin ! Il fallait penser, comme à vide, l’évolution ayant été imprévisible et celle qui s’est accomplie constituant  une immense rupture – comme artérielle – entre les fonctions du passé et du présent. Les valeurs anciennes se sont trouvées contredites par la violence novatrice des formes nouvelles d’existence, au point qu’elles se sont progressivement, amenuisées, pour enfin, ne plus correspondre à la vie qui se fait.

Mais alors qu’elles rentraient dans l’ombre, aucune autre fonction régulatrice des impulsions individuelles ne prenait la place des valeurs en voie de disparition ; les activités modernes ne créaient aucune représentation idéale capable de rallier les aspirations  en les unissant à des intérêts légitimes… Dès lors, il ne pouvait subsister que ce sentiment de rancœur, né, lui-même, de la découverte, ou plutôt, d’une impression de faiblesse, subitement apparue, et dont on ne discernait encore pas les causes profondes.

La peur des classes

C’est que l’imagination entrainée par le seul accent des intérêts privés, se trouvait incapable de spéculations, à un moment où il fallait précisément s’évader de la contemplation du cas individuel pour étreindre la réalité des intérêts collectifs ou sociaux.

Incapable de ce redressement, le premier que nécessitait l’étendue du désastre, le français s’est mis à vaticiner, trouvant, dans cette fonction, l‘emploi de la seule forme d’énergie créatrice dont il se trouvait encore capable. Il tombait, il est vrai de toute sa hauteur, et si celle-ci n’était pas considérable, la souplesse musculaire faisait défaut à l’individu et rendait les ruptures de membres redoutables.

Encore que de faibles indices se puisse, sinon percevoir encore, au moins, espérer ! C’est toujours dans cette posture qu’un an après le désastre subi, nous le trouvons, cet étrange nationaliste dénationalisé ! Sa confiance était à ce point aveugle, sa pusillanimité vaniteuse à ce point affirmée qu’on peut dire qu’il n’a pas encore compris  pour quelle raison il s’est trouvé avec une telle rapidité étendu sur le sol de son pays qui heureusement, se trouvait encore là…

Sa pusillanimité n’est point défunte, au contraire ! Elle a changé de forme ou d’orientation. Ne pouvant, décemment plus rien espérer de son propre effort militaire - encore que l’avenir lui semble moins incertain que le présent ! –Le Français grégaire comme le Faune du poète attend :

«  le visible et serein souffle artificiel de l’Inspiration… »

Certain que le miracle vainement escompté jusqu’ici, bien que sa certitude ait été défrichée dans maintes prédictions rassurantes de saints et de saintes auxquels il pensait ne plus avoir besoin de croire !  - se produira en sa faveur et sans qu’il ait à entreprendre d’autre effort que le mouvement lui permettant de rompre le contact avec le sol dont, pour la première fois, il a perçu la réalité, bien que celle-ci, et ainsi que cela se devait, l’ait quelque peu meurtri.

Le grand reproche, l’ultime anathème que la pensée peut adresser à cette époque réside dans l’abondance d’une médiocrité qu’elle parait vouloir favoriser comme elle la propulse.

Sans doute a-t-elle toujours été présente dans l’organisme social, mais elle se trouvait être moins évidente. Aujourd’hui elle envahit les premières places, portée jusque là par les deux formes de facilités que nous avons vues sévir avec une admirable constance : facilité des affaires et facilité politique.

Il existe certainement dans les deux mondes en présence, une infime minorité d’esprits excellents, capables de hautes réalisations, mais les tendances ambiantes sont hostiles à des affirmations susceptibles d’élever le niveau commun et puisque par là même capables de faire retomber les autres natures de l’emplacement où elles ont pu se hisser. Notre époque, parce qu’elle est sans choix véritable, abandonnant tout à n’importe quelle forme de réussite, du moment que la consécration politique – disons même électorale – ou financière, joue en sa faveur, notre époque ne classe rien. Si je n’hésitais pas à me servir d’une image, je dirais qu’elle n’engrange jamais, se fiant, pour assurer les besoins de l’alimentation de ses organes , aux ressources d’une production elle-même abondante et aisée quoique non prévoyante du possible.

Tant que dure le régime, le recours à cette improvisation parait suffisant. Malheureusement, la vie a ses lois où la rigueur éternelle fait de tragiques apparitions. A la plus infime défaillance de ce bien être, de cette existence accidentelle, la rupture se montrer et d’autant plus effroyable qu’elle se prolonge dans l’inaptitude  mentale de l’être. Celui-ci est non point formé, mais bien, au contraire déformé par cette expérience à rebours de la vie même. Comme les  êtres dont les muscles n’ont pas été éduqués, il se trouve soudain « mou » devant l’effort à accomplir, sa première réaction nerveuse ayant été rapidement épuisée car cette opposition imprévue et plus durable que sa propre résistance.

« C’est en eux-mêmes d’abord, dit l’écrivain combattant de la NRF (N° de Mai 1941) que les Français ayant refusé le corps à corps avec l’étranger, doivent trouver leur ennemi. Ils ont à rompre avec les mœurs de leurs hommes pour retrouver les lois de leur nature. »

Le problème est, en effet en ce terme et c’est l’intimité de la cellule humaine, sociale, qu’il convient de transformer. Cette cellule était parvenue à un degré de désagrégation qui la faisait retourner au néant. Le défaut de culte commun voulait que la matière sociale, matière essentiellement périssable, fût en train de se décomposer totalement. On peut donc dire aujourd’hui  que si la masse physique française était encore une réalité, elle était une masse sans forme, une réalité non incarnée en idée, en conscience de soi.

Le même auteur dit avec raison encore : «  Les choses en sont venues à ce point en France que, sous peine de mort, le pédagogique doit y prévaloir sur la politique immédiate. »

Et pour indiquer à quel point les ravages sont considérables, l’écrivain ajoute ces lignes : « Partout où l’ancien état de choses survit à la débâcle, ayons le courage de le dire, là où les cadres familiaux, scolaires, sportifs, militaires et ceux du travail restent intacts : les jeunes atteignent un degré de corruption que leurs aînés eux-mêmes ne connaissaient pas. »

 

 

 

 

 La libération de Paris sera évoquée dans les années 50 par les amis qui se succéderont à « la Crétinière » à commencer par EM Cioran qui arrive en 1937 de sa Roumanie natale et que Nemo a  croisé au Café de Flore mais écoutons la compagne de Cioran, Simone Boué, jeune agrégée d’anglais et collègue d’Yvonne Bretonnière qui évoque la rencontre :

« II y avait aussi un certain Maxime Nemo, c'était son nom de plume, qui était très séduisant, très beau parleur, qu'on a présenté à Cioran, au Flore. Sa compagne. qui était professeur de mathématiques, avait un manoir dans les environs de Nantes, extraordinaire, complètement isolé, entouré de très hauts murs, au milieu de vignes. On y allait assez souvent l’été, passer huit jours. Cioran était parfaitement heureux, il passait son temps à élaguer les arbres à réparer les murs. II adorait travailler avec ses mains. Pour lui, jardin égalait bonheur. Le revers de la médaille, c'était les conversations. Ce Nemo avait des dons mais aussi des admirations qui heurtaient Cioran ».

Il est probable que Nemo a introduit Cioran dans les cercles littéraires parisiens où il est déjà très introduit et  que  leur commune passion pour Baudelaire, Proust, Shakespeare qu’Emile a lus  à Brasov et surtout pour la philosophie allemande qu’il a étudié à la faculté de Philosophie de Bucarest  de Kant, Fichte, Husserl, à Bergson, ont soudé ces deux hommes qui ne se quitteront jamais. Pour ma part j’ai connu Cioran à la Crétinière lors des vacances d’été à partir des années 52 et ce fut surtout des ballades à bicyclette dont Cioran raffolait puisqu’il avait déjà fait en 1945 un tour de France puis d'Espagne, de Suisse et même l'Angleterre pour satisfaire Simone qu’il connaît depuis leur repas au restaurant universitaire le 18 novembre 1942. J’ai gardé de ce voyage en Angleterre cet instantané plein de fraîcheur et de d’acrimonie dont  Cioran avait le secret :

« Paris le 4 septembre 1948

Mes chers amis,

Je vous croyais quelque part en Provence ! C’est pourquoi je ne vous ai pas écrit pour vous communiquer nos impressions sur cette emmerdante Angleterre. Pour être juste, il faut reconnaître que l’Ecosse est tout de même autre chose. Edimbourg ne manque pas de caractère et d’allure..une ville bâtie en pierre noire où l’on peut être heureux tout un après midi…Nous sommes allés très loin, jusque dans le nord de l’Ecosse. Le paysage, rien à dire. Partout des lacs et des montagnes dénudées, du brouillard et de la pluie et parfois une lumière étrange qui nous donnait l’idée de ce que peut être la Norvège ou la Finlande. Jamais je n’ai autant pratiqué l’adjectif sinistre. Inutile de vous donner des détails. Vous comprendrez le succès de notre voyage quand je vous dirai que de retour, comme nous nous sommes arrêtés une journée à Cambridge, Simone m’a accusée de l’avoir amenée en Angleterre. Et pourtant Cambridge est une très belle ville. Il n’y a rien à faire quand on vit en France et qu’on connaît un peu l’Italie et l’Espagne, le Nord même extraordinaire, n’offre que les surprises de la déception. Le seul souvenir vraiment émouvant de notre entreprise, nous le devons au pays des sœurs Brontë, dans le Yorshire. On y vit toute l’atmosphère des Hauts de Hurlevent. Ces landes sauvages, je ne peux y songer sans un frisson lyrique. Et voilà comment la folie de notre voyage se trouve finalement rachetée.

Nous sommes rentrés le 20 aout. Simone est repartie chez elle il y aura bientôt une semaine. Le 10 septembre nous nous sommes donné rendez-vous à Tarascon, d’où nous entreprendrons à bicyclette l’exploration de la Provence. Je quitte Paris le 9 au soir. Si d’ici là vous êtes de retour, faites moi signe. Votre fidélité à la Cré, combien je la comprends ! Et combien je m’en veux de ne pouvoir rester sur place nulle part plus d’une journée !

Avec toute mon affection.

Votre   Emil CIORAN  

Il eut aussi mes visites d’enfant au studio de Cioran du Panthéon et les inlassables causeries des aînés tandis que je contemplais les toits de Paris par la tabatière entr’ouverte et surtout ce voyage en Italie que nous fîmes les « Nemo » et les « Cioran » comme on disait alors. Il y avait à Lierna au bord du lac de Côme les deux couples, ma mère et moi sans oublier la fidèle Cathou, chatte noire aux yeux de jade un peu fugueuse à ses heures. J’acceptais avec ravissement  une traversée en canot à rames sur le lac mais le retour me semblait interminable et je crois même que Cioran n’en menait pas plus large que moi quand il fallut supporter la brise et les vagues qui grossissaient alors que le rivage semblait s’éloigner de nous… Il faudra un bon dîner à la pension du lac pour retrouver le sourire et raconter notre  intrépide traversée. Comment étions nous arrivés là bas, ma mémoire fait défaut était-ce dans la petite Simca 5 c’est peu probable, alors dans la nouvelle Aronde noire de chez Simca à moins que les Cioran nous aient rejoints à bicyclette… !  Chaque carte des Cioran évoque les paysages, les petits maux de l’hypocondriaque qui faisaient sourire les habitants des villages traversés et à chaque fois une anecdote savoureuse venait agrémenter les récits de ce grand voyageur. Je m’en voudrais de ne pas vous en relater celles-ci au hasard : «  Grâce au grille pain, qui fonctionne à merveille, ma gastrite recule. Une année qui commence bien… Avec toute ma gratitude et tous mes vœux ». « Paris,  le 10 juin 1975 Depuis des mois nous n’avons pas remis les pieds à la campagne. J’en ai si honte que, depuis trois jours, je me lève tous les matins de bonne heure pour me promener au Luxembourg avant l’arrivée de la foule. J’espère que j’aurai la force morale de continuer et d’éviter aussi un complet avachissement ».  De Mirbish, Nieusiedlersee  Osterreich, ce 11 aout 1962, Nous sommes à moins d’un kilomètre du Rideau de fer et à quelques heures de mon pays. D’ailleurs tout ici me rappelle la Transylvanie. Affectueuses Amitiés à vous tous. Il y eut aussi les longues lettres depuis Dieppe où le couple avait un appartement tandis qu’Yvonne Boué allait voir sa mère à St Gilles Croix de Vie en Vendée puis repassait par Nantes.

Le couple ami sera là le jour du mariage des « Nemo » dans la mairie du XIè et voici comment l’intéressé de 80 ans raconte cet événement : « L'acte s'est passé d'abord dans une absence d'intimité qui énervait quelque peu la conjointe - Une grande salle du XIè où s'entassaient les mariages à célébrer - dont le nôtre était le neuvième ce qui nous permit de voir défiler pas mal de Lopez, Gimenez Deratchi et autres Guilioni à tendance ibériques ou latines dont l'apparence attestait une élégance un peu disparate.
Enfin à notre heure si j'ose dire, notre tour est arrivé et en 3 minutes exactement ! Yvonne est passée de son état civil au mien et nous avons signé sur le grand registre en compagnie de nos deux témoins EM Cioran et son amie (Simone Boué)
Après quoi nous avons quitté en douce le reste de l'assistance pour revenir ici commenter l'événement or ! le déjeuner qui nous réunissait à la Tour d'Argent dans une salle et à une table d'où nous jouissions de la perspective de la Seine avec la vue sur l'Ile de la Cité et surtout de la majesté de Notre Dame au milieu de gens qui n'étaient pas là pour nous mais qui nous restituaient ce qui subsiste d'aristocratie sociale - A quelques mètres se trouvait  André Malraux qui ne saura jamais qu'il fut indirectement le témoin de notre mariage. Repas succulent - un peu d'errance ensuite à travers les vieux quartiers de Saint Séverin pour, jusqu'à la fin de la journée passée chez nos amis au 21 rue de l'Odéon au 6è avec comme voyage de noces une vue admirable sur les toits de Paris.
Ainsi ce qui illégalement a débuté il y a 33 ans dans la douce splendeur de la Mayenne arrêta sa consécration légale à la mairie voisine avec pour principaux intéressés : une jeune fille dont vous connaissez l'aspect et un gitan qui a eu la fâcheuse idée de passer de ses cheveux blonds antérieurs aux blancs qu'il affecte à présent
".  

 

Parmi les amis qui furent les plus fidèles, il faut aussi parler du coupe de  Gilbert et Yvonne  Houel, lui le Premier violon  de l’Orchestre National  poète et photographe qui décrit « sa » libération de Paris par des scènes à la fois de liesse et de frayeur depuis les toits et avait son profil à la Camus avait un sens inné pour de conteur et d’humoriste. Ils succédaient souvent aux  « Cioran » ou aux « Brunher » de Soissons ou les « Ravalec » montés de Fès. Tous des collègues enseignants d’Yvonne Bretonnière qui peignirent, réparèrent, photographièrent ou plantèrent  sur le Domaine de « la Crétinière » qu’ils affectionnaient autant que leurs hôtes.

 

 

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19 octobre 2011 3 19 /10 /octobre /2011 14:06

Un article du numéro de Janvier 1940 de la NRF désigne le Français comme un être « inactuel ». Nous ne le sommes pas dans la mesure où nous incarnons l’inconsciente prédilection accordée à l’antagonisme que je signale ici. Mais, comme nous vivons dans l’intimité de notre « inactualité », elle nous frappe davantage que celle d’un autre peuple. Il ne serait pas difficile de la découvrir non seulement sous l’angle de telle nationalité particulière, mais sous celui de l’Europe entière. L’évolution constatée implique une crise de conscience d’autant plus redoutable, dans ses états comme dans ses effets, que la vie antérieure a été, et se trouve encore, pourvue d’un long prestige aux yeux de l’homme vivant. L’Européen est inactuel dans la mesure, même, où il se sent attaché aux formes diverses d’un continent, hors duquel la position humaine est à peu près sans mémoire.

L’Afrique est restée sous l’emprise de la seule activité physique, l’Asie, jusqu’au moment où nos préoccupations l’ont secoué d’un tel sommeil, était perdue dans le délire d’une inertie rêveuse ; l’Amérique est sans passé légitime et le reste n’existe pas ! C’est chez nous ; sur nos terres, hérissée de faits historiques que la race se pense et c’est de l’âme de l’homme blanc que , depuis trois mille ans d’existence, à peu près consciente, ont jailli les formes multiples du rêve humain et les personnalités qui créent les événements.

Il n’était pas extraordinaire que ce soit là que la crise, intérieure autant qu’extérieure, fût la plus tragique, puisqu’il s’agissait, pour l’homme européen, d’écarter les valeurs qui l’avaient constitué, en lui assurant toutes les formes de la suprématie, pour en instaurer non seulement de différentes, mais d’inverses.

Lorsque nous tentons d’enfermer l’homme, dans une appréciation, il nous arrive trop fréquemment d’oublier la partie de sa réalité qui échappe trop fréquemment d’oublier la partie de sa réalité qui échappe au physique, et que, s’il porte en lui un être que la fonction des faits domine, il est également possesseur de cette étendue impalpable où s’allongent ses rêves, ses pensées, sous la forme parfois nostalgique.

Or, une évolution aussi radicale entraine la disparition non seulement de faits concrets, mais également, de certaines formes de vie rêvée, d’inspirations- heureuses ou malencontreuses.

Peut-être l’homme actuel – je veux dire vivant dans le présent ! – se fait-il une fausse idée des façons d’être que le passé aurait connues ; il importe assez peu qu’elles soient ou non ce qu’on désigne sous le nom de réalité historique, c’est à dire illusoires ou fondées, si elles acquièrent cette réalité que la conscience humaine leur octroie.

Il est bien rare qu’une vie contienne toutes les formes de réalité que notre pensée est capable d’imaginer et de désirer ; il est, par contre assez fréquent, que nous constations l’absence d’un bonheur quelconque et que nous en recherchions le mirage dans une projection ayant le passé ou l’avenir pour écran. Par là, nos préférences se trouvent expliquées, si elles ne sont pas, pour cela, justifiées. 

Il est donc normal que l’Européen sente en lui une oscillation par moments vertigineuse et n’éprouve que peu d’enchantement à correspondre à un présent par qui toutes les valeurs éteintes sont étouffées et dans lequel celles de l’avenir restent à peine discernables. Il n’a même plus la liberté, ou l’illusion de pouvoir choisir, puisque la séparation est accomplie et que le moins qu’on puisse dire est qu’elle s’est faite sans adhésion de sa conscience.

Le mal de l’Europe est dans sa division que le nouvel état de choses a enfantée. Nous pouvons dire qu’il a créé deux formes d’insatisfaction, l’une se tourne vers le passé et l’autre espère en l’avenir ; si bien que le présent se trouve constamment « tiraillé » entre deux préoccupations dont aucune ne tient compte des nécessités du présent.

Si le terme : révolution, correspond simplement à la nature d’un mouvement, il parait exact de soutenir que ce présent est par les désirs secrets de quantité d’esprits, attiré révolutionnairement vers le passé ou entraine de même vers l’avenir. Jamais il n’est incorporé dans l’une ou dans l’autre fonction pour la raison simple que la vie ne revient jamais sur des états qu’elle estime avoir dépassés, même si l’évolution contredit le sens du progrès acquis, et l’avenir ne peut être dans le présent que sous sa forme la plus physique, donc la plus matérielle et également la plus passive, donc la moins révolutionnaire en somme. La partie qui pense la vie présente ne conçoit l’existence que sous forme d’un retour à l’antérieur.  Seule une masse non pensante désire des conditions que le passé ne ui présente pas – d’ailleurs elle ignore ce passé -  et que le présent ne contient pas, mais qu’elle espère voir naître d’un avenir rêvé. Mais pour élaborer les simples circonstances d’un avenir rendu possible par elles, l’esprit de méthode manque à cette masse, réduite au rôle, assez négatif, d’étendue infinie et encore, que des courants animent que des violences soulèvent, mais dont les émotions retombent rapidement, et qui finalement se retrouve dans l’état de mécontentement où elle était auparavant sans que la solution que pose sa présence soit avancée.

Le moins qu’on puisse dire, de cette Europe est qu’elle est un réservoir d’énergie mais que cette énergie est éparpillée, si bien qu’au lieu de se concentrer pour agir et bâtir – au moins, les éléments d’une civilisation nouvelle, ces formes multiples s’entrechoquent et se neutralisent !

Devant quel malaise profond se trouve donc cette conscience ? Elle n’a jamais été capable d’action ; d’ailleurs, elle agit, mais, chose étrange, cette action réalisée bien loin d’aboutir à une euphorie suffisante, ne fait que susciter des négations perpétuelles, les uns, ainsi que nous l’avons entretenu passant leur temps à regretter un état, les autres, à se griser de la vision d’un avenir capable de les débarrasser d’un présent détesté. Cette époque repue de bien être et de facilités, si nous comparons ces façons de vivre à celle, encore, dans notre souvenir, est celle de l’insatisfaction ;

C’est qu’il est plus aisé de supprimer des conditions d’existence que de les supplanter en créant une efficacité sociale capable de permettre aux divers éléments  de se sentir heureux et de se sentir « ensemble. »

Et ce n’est pas non plus sans danger qu’on libère l’espèce de la contrainte des choses naturelles et de la discipline que leur existence implique ! Il est plus facile d’inventer des machines, des pressions inconnues jadis, et des vitesses momentanément fabuleuses, que d’aboutir à une compréhension commune de la vie et du rôle social. Le bien être matériel ne constitue qu’un soutien relatif dont la disparition provoque cette impression de vide qu’éprouvèrent  tant de Français au lendemain de leur défaite. A vrai dire leur sens patriotique  souffrait moins  que leurs habitudes ne se sentaient  déconcertées. Mais le désarroi qu’ils manifestèrent fut beaucoup plus grave que bien des observateurs le crurent ; il n’était que l’expression d’un mal dont toute cette époque porte, au fond de soi, la constante hantise. 

Ce ne sont plus les êtres particuliers qui sentent se développer un désarroi  que rien ne vient atténuer, et qui éprouvent cette impression parce que leur sensibilité a été affinée ou déformée par la culture intense des émotions  du corps ou de l’esprit ; ce malaise, les natures les plus simples l’éprouvent. Il est aujourd’hui, le mal des Français, il serait demain celui de l’Europe entière, si les conditions normales d’un certain bien être faisaient soudain défaut aux habitants du continent. Il faut qu’il y ait un vide dans l’existence même pour qu’on le découvre si rapidement et sans le plus minime des entrainements… Où se situerait-il sinon dans cette impression, vague pour la plupart, d’une libération absolument fausse, parce que conditionnée par des éléments seulement secondaires, alors que les principaux font défaut.

C’est pourquoi, selon son origine, sa tendance on présente à la vie un miroir où le présent n’a le droit de se trouver réfléchi qu’à la condition d’y être déformé c'est-à-dire à la condition de nous fournir une image du passé ou une forme de l’avenir.

 

***

La défaite nous aura-t-elle délivrés d’un fantôme et l’événement nous obligera-t-il à le vénérer, en dépit des morts  qu’il aura provoquées ? Seul, l’avenir répondra à la question. On peut être assuré seulement, qu’elle rôde aux limites de bien des consciences, à l’heure présente.

On ne vit pas pour les raisons d’exister qui nous avaient été faites. On vit si peu pour elles, que ne sont morts que ceux qui n’ont pu fuir.

Je ne prétends insulter personne et surtout pari ceux qui sont tombés, d’un côté ou de l’autre. Je ne sais pas si les hommes de l’autre armée sont ports joyeusement, ne connaissant pas, à cette heure, leur raison de vivre, et par conséquent celles qu’ils pouvaient avoir de mourir. S’il s’agit pour les survivants de remplacer simplement des vivants  ou des morts dans leur état de jouissance, je leur prédis la même désaffection, non de la jouissance, mais de ses conséquences. Nos jouissances n’ayant d’autres conséquences qu’elles mêmes, nous retombions sur leur inanité après les avoir épuisées. C’est que nos jouissances étaient comme nos raisons politiques ou économiques, sans relations entre elles. Dès lors la permanence  n’étant pas leur état, rien de demeurait lorsqu’elles étaient éteintes. Il n’en restait pas même un souvenir heureux, car la jouissance n’est un bonheur que grâce à un certain travail de l’imagination de chacun. La jouissance est,  elle aussi, une matière première que l’esprit transforme. Selon sa nature, son éducation ou sa déformation possible, l’esprit transforme la jouissance en souvenirs heureux ou malheureux, mais, par ce moyen, elle dure et institue, dans l’être, cette relation qui lui permet de se promener à travers quelque chose d’habité  ou de complet. Nos jouissances restant sans lien entre elles, que leur état d’intensité passagère, la vie était vide pour chacun de nous, la vie générale ou collective. Certes, il y avait la ressource de la vie particulière, mais il en est de celle-ci comme de l’autre : elle suit les tendances que l’esprit lui impose. Bien des vies particulières étaient vides à cause du vide ambiant, à cause de cette déperdition d’exaltation qu’à peu près tous ressentaient, sans se l’avouer, mais dont les plus jeunes éprouvaient la présence.

Ceux là étaient arrivés dans un monde tout fait et ils en sentaient l’inanité.

Sauf s’ils étaient poètes, artistes, éducateurs ou prêtres de quelque chose, les facultés apostoliques restaient sans emploi. Un monde  qui jouit sottement, platement n’a pas besoin d’apôtres ; ils seraient capables de réveiller l’impression de vide que chacun ressent, au fond de soi avec une suffisante épouvante, déjà.

Celui qui a une œuvre particulière directement relié à la vie même, à son éternité, et comme aux causes de sa fécondité, celui-là n’a pas besoin de foi collective, de raison d’être collective pour se sentir heureux. C’est le cas pour l’artiste, le poète, l’éducateur, le prêtre, l’apôtre d’une grande fonction. Mais, totalisant le nombre des peuples de l’Europe, nous aurions pu aisément, chiffrer ceux qui possédaient une telle foi, particulière, une telle raison particulière d’exister. Le reste vivait sans savoir pourquoi. La vie était venue, il avait bien fallu l’accepter On ne peut pas se suicider sans cause et l’absence de cause n’est réelle que pour un bien petit nombre encore. On remplace cette absence par des petites jouissances, après lesquelles on court, se disant que, la première dépassée, une autre suivra, qui comblera l’impression de vide entre les deux et ainsi jusqu’à l’infini, c’est à dire jusqu’à ce que la mort se produise.

Bien sûr, lorsque la pensée réfléchit, elle murmure que c’est établir une bien faible relation entre les faits de l’existence que ce saut, qu’on lui fait accomplir, d’une jouissance à l’autre ! – et qu’en somme, il ne restera pas grand témoignage de votre passage ici bas : des œuvres hâtives, des constructions en surfaces ou en hauteur, des capitaux amassés, mais qui, eux non plus, ne sont pas assurés de durer ; au bout de tout cela, une place dans un cimetière. C’est à peu près le seul endroit dont la stabilité soit à peu près certaine.

Car, voilà bien, peut-être la cause première de notre mal profond : toute cette prospérité est basée sur le mouvement. Or,  le mouvement a  deux aspects  dont on aime seulement l’un : celui qui apporte avec soi la prospérité : c'est-à-dire la faculté de jouir, la vie étant privée d’autre justification.

On aime alors le mouvement, on s’exalte en son nom pour la raison bien simple qu’on sent la prospérité s’engouffrer en vous, dans ce que vous avez désigné comme devant être votre place humaine et sociale.  On dirait pendant un temps, que le mouvement est un courant d’air et qu’il vous apporte non seulement ce que vous aviez désiré, dans vos rêves les plus ambitieux, mais bien au-delà de ces rêves. Si bien que d’autres rêves se forment des premiers, et ainsi de suite, à l’infini, encore.

Et puis voici que soudain, il se produit en vous quelque chose d’irrémédiable, c’est comme si vous sentiez que le vent a tourné. Avec une appréhension grandissante, vous devinez que le mouvement n’est plus avec vous. On dirait que votre magnétisme est subitement vaincu. On dirait qu’il est rentré dans le champ des radiations communes, une puissance magnétique qui neutralise la vôtre. Brusquement votre magnétisme cesse, comme tourne la chance d’un joueur. C’est que le mouvement est changeant par essence. Comme dans le Cid, « les flux les apportent, les reflets les emporte » Votre réussite est encore debout, mais elle ne tient plus à vous que par l’effet d’un oubli du mouvement. Bientôt, elle vous quittera ; il n’y aura plus rien. Ce que vous aviez édifié sera à terre et votre intention de laisser une œuvre disparaitra ; elle a déjà disparu de vous-même.

Tout se fait, certes, par le mouvement, mais c’est un cercle infernal. Or, si l’homme a parfois, le goût de l’infini, c’est à la condition que l’infini cesse. Et, comme il n’existe pas trente six raisons de concevoir le fait simple : exister, si l’infini cesse, c’est pour que le fini commence. C’est ce fini que la  vie moderne n’est pas parvenu à incorporer dans l’existence des hommes de notre âge. Le modernisme exige d’eux en somme une perpétuelle jeunesse, c’est à dire un constant dynamisme, oubliant que chaque homme mesure la vie selon la dimension de l’existence individuelle et que, le temps de sa jeunesse passée, temps durant lequel le mouvement est une magnifique griserie pour lui, parce qu’elle l’aide à s’affirmer, il est un moment où l’homme sent que le temps de la jeunesse, c’est à dire de l’acquisition constante, est dépassé. C’est alors qu’il se met à regarder son œuvre d’un œil dont le regard a changé d’expression. Bien qu’il se sente jeune encore, cet homme comprend qu’un cycle est achevé. S’il le pouvait, il stabiliserait le mouvement à son profit ; mais c’est une opération rendue impossible, par la fonction de la vie moderne ; car le mouvement est passé en d’autres mains et il aura pour effet, à peu près immédiat, de détruire ce que cet homme vient de mettre debout.

Il y aurait bien un moyen, mais ce moyen est ignoré des hommes qui construisent : s’abstraire, dès le début, de son œuvre pour n’envisager que l’œuvre même ! – seulement, cette haute discipline supposerait une altitude morale qui n’existe pas, puisque, précisément cette époque a commencé par insinuer à l’oreille de tout être jeune et entreprenant, qu’il fallait commencer par nier toute morale, ou plutôt- mais n’est-ce pas la même chose ?- que la morale commençait où la réussite se montrait favorable à son entreprise.

Mais alors lorsque la réussite cesse ? L’homme n’a pas de recours. Et lorsque le mouvement qui l’a grisé est passé en d’autres mains, plus audacieuses, plus jeunes, cet homme n’a plus le mouvement et sa griserie. Que lui reste-t-il ?

Et bien précisément il ne lui reste rien, que son propre vide. Or, sur notre planète, on n’existe pas pour le vide. Il faut dès lors remplir son existence de quelque chose. On la remplit avec ce qu’on peut atteindre, et comme la jouissance est à votre portée, cette jouissance toute faite pour les gens que la Fortune a favorisés, on se jette sur elle, comme  dit   l’expression populaire  « la misère sur le pauvre monde ! ».Et en effet la jouissance, ainsi considérée est une misère inverse, mais une misère quand même.

Mais cette jouissance, nous la savons sans cause profonde, c’est à dire, sans relations avec le système donnant à la vie un sens qui permettrait de dominer les contradictions que toute vie suppose. Cette jouissance est un but qu’on propose à son dynamisme, comme nous avons vu que l’envie est offerte à l’appétit des foules pour les faire surgir de leur apathie ordinaire. Une causalité enchaine la jouissance à l’effort tenté, comme cet effort est étroitement associé à sa cause. Seulement, le cycle des réversibilités est infiniment étroit et monotone, puisque, si le procédé consiste à ouvrir une porte, sa fatalité veut qu’elle se ferme aussitôt. L’individu reste dépossédé de perspectives

De plus, il est bien évident, que les nerfs de cet homme, ses réflexes intimes n’ont pas été éduqués pour subir le choc d’une trop grande déception. Il ne mourra même pas pour la jouissance. Telle qu’il l’éprouve, d’ailleurs, la jouissance est « quelque chose » pour moi on ne meurt pas. A peine vit-on d’elle ; ce serait excessif d’exiger au-delà des instants de vie qu’elle absorbe et de lui consacrer soit une vie, soit la fin de cette vie. Alors, on flanche sur toute la ligne et on ajoute à la débâcle générale celle de son être.

C’est exactement de cela que nous sommes morts.

 

***

 

 

Et doit-on encore signaler que les réflexes de cet homme typiquement actuel sont pauvrement éduqués. Toutes ses chances d’entrevoir et d’espérer sont limitées à une certaine organisation du principe matériel. C’est en ce domaine que son affirmation doit être la plus péremptoire et, c’est de sa réussite, en ce domaine, que sa satisfaction, au moins momentanée doit naître.

La vie intérieure est forcément nulle ou peu féconde. Certes le travail aura éduqué ce laborieux, mais s’il reste laborieux par nécessité – soit que le travail demeure son unique ressource, soit qu’il voit en lui le moyen direct de parvenir aux possessions qu’ils désirent – le moins qu’on puisse dire d’untel individu, c’est qu’un seul sens est développé en lui et que son entrainement correspond à celui de certains sportifs spécialisés dans une unique fonction du sport et qui ne sauraient prétendre au titre d’athlète.

Peut-on dès lors supposer que la mentalité de l’homme ainsi formé, soit apte à subir de très graves déceptions ? Et la question se pose qui exigerait qu’on demande si cet homme est prêt à mourir pour sa jouissance. A peine vit-on d’elle. Elle joue, dans la vie le rôle d’excitant, mais on ne meurt pas pour ses accidentelles exaspérations, comme on ne vit pas pour elles. Il serait peut-être excessif d’exiger qu’on leur consacre au-delà de l’instant qu’elles absorbent. Elles bouchent des vides, elles ne les remplissent pas ; surtout, elles ne les suppriment pas. Le sort de cet individu est de rester pauvre dépourvu en présence d’une grande déception de ses qualités qui sont profondes parce qu’elles constituent la raison d’exister permanente à l’être humain – une entité foncière.

Nous trouverons cet homme capable d’un courage qui ne dure pas, car en toutes choses il fera intervenir à son insu cette nécessité qui l’a formé sans l’éduquer vraiment, qui a permis de triompher, mais qui est la cause secrète de tant de faiblesses : la rapidité. La vie à laquelle il est lié doit être intense ou ne pas être ;

Ce n’est pas, en effet, que cet homme tienne particulièrement à la vie. On ne peut pas dire en tout cas qu’il y tienne lâchement ; au contraire, car sa vie est action, il n’y a que les courageux   qui entreprennent. Mais la vie moderne n’exige plus de ses individus des œuvres dont la patience est la vertu souveraine. Elle voit grand, à la condition que grandeur et vitesse soient synonymes. Dès lors, l’être psychique se sculpte sur son destin social et psychologique.

 

De perpétuelles exaspérations font naître une forme de sensibilité opposée à l’ancienne. Là encore les deux mondes sont face à face sans que le second puisse présenter un système aussi complet que celui formé par le temps, les usages séculaires. A une humanité, dans sa grande partie, calme et réfléchie, la vie moderne juxtapose une humanité explosive, nerveuse dont l’essentiel, l’état psychologique et moral s’appuie sur l’ adage récent : « le temps c’est de l’argent » sans que cette définition par une théorie quelconque de l’argent absorbant par retour la fonction du temps pour le rendre moralement capable de devenir l’étalon de toute durée sociale soit avérée.

Les répercussions sont profondes sur la vie commune, valable tout entière livrée à ce délirium trémens du gain et d’un être uniquement orienté vers cet appât et cette seule justification de sa présence de plus en plus frénétique. De tous temps, les classes dirigeantes ont connu une frénésie comparable à celle qui envahit notre époque et certainement la fébrilité des gens de cour devait être considérable, mais la répercussion, sur l’ensemble social était à peu près nulle ; dans les couches immenses de la population, les réserves de calme pouvaient se reconstituer. D’une vie devenue frénétique à tous ses échelons, - sauf l’échelon rural de plus en plus entamé, d’ailleurs -, quel nervosisme n’est pas capable de surgir puisqu’il n’est plus de région où le calme ne puisse persister, puisqu’il n’est plus le seul individu de cet organisme collectif qui ne se sente contaminé par la hantise du gain rapide, sans proportion avec le travail fourni ou la valeur intellectuelle mise en avant.

Nous constatons alors ce fait si grave : les éléments affinés de cette époque, ceux qui à un titre quelconque, ont pour fonction de penser leur temps, se dérobent à son appel, placés qu’ils se trouvent entre deux masses d’intérêts dont la légitimation ne leur semble pas suffisante. Ils ne savent plus critiquer ce qui existe. Ce pourrait être non seulement leur droit mais un devoir impérieux, s’ils étaient susceptibles d’opposer à l’existence, estimée inhumaine ou par trop imparfaite, une image et une morale différente de celles puisées dans la notion du passé aboli. Ils ne le pourront parce que limitant trop souvent leurs qualités à la constatation mélancolique des états des forces, ils ne pensent pas activement c'est-à-dire en fonction d’une vie réelle. 

Leur désarroi se borne à nier ce qui fonctionne sans doute chaotiquement mais qui, tout de même, est, et sans s’en douter, ils pratiquent, vis-à-vis de leur temps, ce nihilisme absolu autant qu’inconscient qu’ils ne manqueraient certainement  pas de critiquer chez autrui. Il en naît cette incertitude dont notre désarroi est la cause.

C’est que notre forme d’existence, déchainée il y a cent cinquante ans reste dominée par le problème qu’elle pose : une articulation constructive des masses ou quantités mises en mouvement. Il semble en effet difficile de résoudre les difficultés en s’en tenant à la vieille thérapeutique sociale puisque les données du monde réel sont bouleversées et que nous ne devons jamais oublier que ,d’un mode de vivre à formes patriarcales nous sommes passés à un autre, dont le principe est différent, puisqu’il se situe sous l(‘angle financier, industriel et scientifique qui n’existaient pas jadis. En somme il est impossible de traiter des phénomènes artificiels à l’aide d’un empirisme emprunté à un autre mode de vie où chaque élément est resté naturel. Lorsque nous le faisons, nous opérons à vide, pour la simple satisfaction de nécessités sentimentales. Le pire de l’opération veut que nous supposions avoir fourni à la crise constatée l’antidote qui lui convient, alors qu’au contraire, nous n’avons fait que collaborer à son antagonisme négatif ?  

Nous en revenons alors au problème fondamental : l’évolution  doit elle être abandonnée aux caprices de ses fonctionnements, ou doit-elle être pourvue de principes capables de lui imposer d’une façon ou d’une autre, ce minimum de cohérence sans laquelle mot « progrès » risque fort de demeurer un leurre, si du moins, nous ne le faisons résider dans la simple donnée des fonctions matérielles.

La discipline même de la pensée humaine, sa fonction risque de procurer à l’existence un but vivable. La pensée doit s’exercer à estimer notre époque, non pour elle-même – on ne juge pas le chaos, on le constate – mais encore de son avenir.

La vie occidentale reste ainsi amalgamée à un hasard moral, contracté pourrait-on dire par des heurts politico-économiques ou plus exactement : économico-politiques, la puissance seconde étant très nettement et fatalement dominée et dirigée par la première. 

Le moins qu’on puisse dire de cette troisième guerre franco-allemande, c’est qu’elle reste un troisième contre sens dans l’espace de 70 ans. Cette guerre nouvelle  signifie encore une fois, que les Français n’ont pas compris le sens, de leur propre révolution ou ce qui revient au même, qu’ils n’en ont pas accepté courageusement les conséquences nécessaires.

Dès lors, un curieux phénomène se peut observer : La Révolution Française en instituant de façon définitive l’unité nationale n’éveille pas, dans l’âme française, la durable ambition de voir toutes les nationalités profiter de l’indiscutable avantage qu’elle a fait naître chez nous, c'est-à-dire d’associer toutes les nationalités à son propre achèvement en favorisant le leur à l’aide du même principe.  Le Français moyen et même supérieur ne comprend pas que cette unité coïncide avec un développement scientifico-industriel qui doit seconder par les interférences économiques crées par lui, l’achèvement particulier de chaque nation continentale. Là, encore, et tandis que le temps marche à pas de géant, le Français reste prisonnier des fictions historiques, d’images devenues fictives à cause des similitudes voulues par les pensées politiques, les faits économiques qui ont enfanté presque simultanément, des modes de relations inconnus jusqu’ici.

C’est qu’il existe entre l’idée créant la notion de l’unité nationale (mise à la place du vieux monde monarchique), et l’impérialisme d’une seule fonction nationale de dangereuses proximités.  Cette proximité a on seulement  hanté l’idée révolutionnaire, elle s’est incarnée dans l’épopée napoléonienne. Celle-ci s’achevant sur une défaite encore à l’heure d’un enthousiasme premier est devenu une rancœur.  Les Français ne voient pas, et sentent encore moins que l’ébranlement communiqué à l’Europe a eu raison des régimes qui semblèrent triompher de Napoléon et que l’idée de nation fait son chemin même à travers le triomphe momentané des vieilles formes monarchiques grâce à l’accomplissement de ces forces. Le Français ne sent pas encore que ce fut grâce à l’accomplissement de ces forces invisibles mises à nu par la Révolution qu’elle a spirituellement dominé le monde moderne  et créé la possibilité d’une évolution. Des nations se constituant sur le continent, puissantes, bien qu’inégales, la suprématie de l’une d’elle est irréalisable parce que ce désir engendrerait immanquablement la réaction des autres nationalités dont la coalition provoquerait l’échec de toute forme d’hégémonie ; c’est que les consciences sont nées sur le plan collectif, et il se trouve que l’évolution économique favorise leur achèvement en exigeant que les individus sortent de leur particularisme et abandonnent des façons de vivre, d’être, qui pour ce qu’elles furent, n’en deviennent pas moins paradoxales, en ce monde rétréci, devenu le nôtre, sur le plan continental.

Si la France achève la première avec l’Angleterre – bien que l’Angleterre ne soit pas à proprement parler une nation européenne  ou d’esprit européen- son évolution nationale se doute telle qu’elle procure aux autres nations, en retard sur elle, un type d’achèvement qu’elles ne pourraient pas ne pas imiter ? Toute nation qui prend conscience de son achèvement représente un succès révolutionnaire, dont la France devrait revendiquer le bénéfice moral. Elle dresse, au contraire son propre achèvement vis-à-vis des autres, non pas pour glorifier le sien et afin qu’il serve, en quelque sorte de mesure à celui des autres, mais pour s’opposer à cette croissance nouvelle ; Le nationalisme français ne comprend pas que plus tôt cette unification  particulière sera terminée, et plus tard également commencera celle du continent, prélude à l’unité intercontinentale… la France favorise, il est vrai l’unité italienne, mais l’instigateur du geste, Napoléon III, se verra reproché par les éléments qui prétendent détenir l’essence du patriotisme – alors que leur patriotisme ne correspond ni à la réalité du passé, ni à celle du présent, ni surtout, à celle d’un avenir fatal ! – comme une faute majeure de la politique du Second Empire sur ce point.

De temps en temps, il est vrai la France prend enfin conscience de son rôle (……) des vielles particularités laissées par le monde médiéval (examiner ici la constitution féodale et l’unité spirituelle du Christianisme en montrant comment nous devons reprendre ce but.)

Elle a ainsi favorisé l’unité italienne  donnant au monde en cet instant un exemple de sa sincérité et de son désintéressement  moral. Il est vrai que nos nationalistes n’ont jamais cessé de reprocher à Napoléon III d’avoir pensé l’acte révolutionnaire  et cherché à lui procurer une solution (n…….°

C’est que là encore, il faut savoir choisir entre la division dépassée et le bouger momentané des grandes forces qui seront appelées à s’unir, le principe de la quantité ayant été posé par un acte, un Révolution que rien, à présent ne peut effacer et qui nécessitant du souverain un accompagnement logique. , la pensée nationaliste s’acharne à empêcher le (p…………………) les forces (d’……………….) né légitimement Deux guerres se feront autour de cette pensée moribonde à l’aide de Versailles sera la sinistre conclusion momentanée fournie par cette incapacité à comprendre la vie réelle.

L’unité italienne s’étant faite malgré eux et restant une réalité définitive

Vaincus par le développement de l’unité italienne, au moins, ces éléments  nationaux veulent-ils empêcher celle de l’Allemagne de s’accomplir. C'est-à-dire que cet élément de stabilité indispensable à l’Europe Centrale est, par eux refusé, en raison des perspectives démographiques qu’il suppose et de l’attirance qu’il laisse prévoir. Deux guerres se font dont le Traité de Versailles est la conclusion, non seulement honteuse mais « a- politique »  parce qu’ « a-européenne ».

L’incapacité intellectuelle qui refuse d’aborder les problèmes posés par la croissance des masses est, en ce domaine particulièrement néfaste. On incorpore, dans les notions historiques essentiellement mouvantes, des aperçus  statiques, sans valeur en ce domaine. On n’imagine pas l’Europe ; on se refuse même à poser le problème des relations que suppose l’existence d’une continent unifié, au moins – et ce serait tellement essentiel ! – sur le plan économique.

 

***

 

Le conflit des nationalités se double d’autres conflits internes dont chaque pays européen connait la difficulté aigüe. Le problème des masses se pose à l’intérieur de chaque nationalité tandis que le principe même du développement particulier veut que des oppositions nationalistes ajoutent le chaos sur le plan extérieur, à celui signalé sur le plan intérieur.  Et nous verrons que pour échapper à ses contradictions  internes, le nationalisme particulier tentera d’entrainer la totalité des masses en conflit vers d’autres conflits, tournant ainsi le dos aux injonctions les plus catégoriques de la Révolution Française. La guerre est dès lors envisagée, bien moins sous l’aspect d’un problème réel que comme une soupape par où momentanément s’échappe la pression exercée par une masse sur l’autre. La guerre n’est autre chose qu’un dérivatif proposé par les masses dirigeantes aux âpres sollicitations dont elle est l’objet.  

Elle serait personnellement peu portée à affronter l’épreuve, ceci pour la raison simple que ses intérêts se sont depuis longtemps dénationalisés. La masse-argent qui a  fait ce monde se trouve entrainée par les conséquences de ses actes, et ces conséquences veulent qu’il n’y ait aucune frontière valable, lorsque les puissants intérêts de la possession financière sont en jeu. Là encore, la psychologie découle des faits qui la sculptent. Le financier en relations constantes avec d’autres financiers ne discute avec eux que d’intérêts personnels, lesquels ne sont fatalement, bien loin de là, ceux de sa nationalité. Ce ne sont pas les intérêts qui doivent coïncider avec elle, mais le contraire. Cette attitude  est conforme à l’évolution du monde moderne, si, sous cette appellation nous entendons faire figurer cette masse scientifique, industrielle et financière qui s’est substituée au vieux monde patriarcal.

Cette masse dirigeante tente donc de se délivrer de ses graves soucis intérieurs en faisant qu’ils se reportent vers l’extérieur des frontières. Entre les deux maux, elle entend choisir celui qui parait le moins dangereux pour la suprématie des intérêts dont elle a le souci et la garde.

C’est qu’elle se trouve, constamment en présence d’une pulsation révolutionnaire menaçante et que, n’ayant aucune couverture morale profonde, elle est si peu certaine de conserver ses avantages que toutes les négations de sa propre internationalité lui paraitront acceptables si elles lui permettent d’éviter que l’enjeu des intérêts en cause se trouve divisé au profit d’un plus grand nombre.

C’est ainsi que le groupement des nationalités continentales subit l’effet d’une contradiction de plus, et sent son logique développement suspendu au nom d’intérêts momentanés ou particuliers. L’idée révolutionnaire avorte pourrait-on dire, à la fois pour des raisons nationalistes qu’elle a créées, et par l’internationalisme des faits qui ne peut établir l’harmonie des fonctions sociales en raison des contradictions auxquelles le nationalisme se heurte sur le plan intérieur.

C’est que, sur le plan international, nous retrouvons le conflit déjà découvert sur le plan national. La masse humaine, que nous avons appelée celle du Nombre a compris, de son côté qu’une révolution d’intérêts ne pouvait être efficace sur le plan de la seule possibilité nationale. Cette notion de classe, elle l’exporte au-delà de ses frontières. C’est sur le capitalisme qu’elle échange. Elle est composée de toutes les aspirations, justifiées ou envieuses, dont la vie sociale nouvelle a pourvu la classe du Nombre-Hommes.

Si cette masse ne possède pas à proprement parler d’élite pensant le phénomène humain dans sa totalité, au moins a-t-elle des cadres actifs et l’analyse de la situation créée par l’autre masse d’intérêts a bien vite révélé au sens critique de ces chercheurs, que le mythe national n’était point réel aux yeux de l’Argent car il se trouvait dépassé, nié au besoin par les nécessités du Capital moderne.

A moins que de rester dupe d’une illusion, la masse humaine doit être arrachée à la hantise de l’idée révolutionnaire créant la nation comme cadre des aspirations collectives. Le levier qui les soulève doit lui aussi s’internationaliser sous peine de manquer son but . Et comme cette nécessité se trouve aux prises avec une masse à qui la possibilité d’une dualité subtile est étrangère, il faudra donc nier l’idée de nation, même si cette négation a, pour effet d’entrainer  celle de la patrie, c’est à dire du rattachement à un sol, et également à un passé, à une suite spirituelle, aux conditions abstraites que l’homme simple éprouve sans le pouvoir analyser, et qu’il ressent, cependant, puisqu’il suffira d’un appel pour que, ce qu’il porte en lui d’amour instinctif, se sente soulevé sous l’effet d’un menace qu’on lui suggère.

L’idée nationale, née de la Révolution française connaît un système d’interférences qu’on peut comparer à celui que les électrons subissent lorsque la lumière est projetée sur un écran percé de trous réguliers. La pensée de 89 a lancé, elle aussi, une puissance vers l’avenir, mais cette force lumineuse s’est heurtée à l’opacité d’un écran constitué par la masse des intérêts économiques subitement apparus.

Ce n’est plus une simple révolution d’idées qui s’élabore ; parallèlement une des plus immenses révolutions humaines se réalise presque spontanément. La durée du temps est violée par l’intervention des conditions nouvelles d’être.

L’idée, pourtant, perce quelques  ouvertures dans l’opacité dont elle éprouve la résistance ; mais alors, on peut dire que la trajectoire est brisée, car derrière l’écran, la lumière, au moins celle de l’idée révolutionnaire, connaît des hésitations nées elles mêmes des conditions interférentes auxquelles elles se trouvent soumises et qui sont telles qu’il devient difficile de discerner sa nature réelle. Est-elle encore un bien ou les possibilités nocives l’emportent-elles sur les autres valeurs ? Le recul manque encore pour pouvoir établir sa réalité définitive et sa possibilité civilisatrice.

Ce qu’il faut admettre, c’est que le cadre de la vie ancienne a été, peut-être imprudemment, brisé, et qu’une existence nouvelle est née.

Le fait de la double révolution subie passivement par le plus grand nombre a, pour effet, de libérer – en donnant à ce terme un sens très relatif ! – des forces endormie et comme captées par la vieille organisation sociale, appuyée sur des cadres laïques, et d’autres, religieux. On a ouvert les vannes et le torrent s’est naturellement précipité par l’ouverture pratiquée. La puissance de la pulsation a été, tant bien que mal contenue, endiguée par les rives. Mais, à force de faire pression sur les digues, certaines parties ont sauté et l’eau s’est répandue de toutes parts, inondant tout et provoquant ces ravages dont le plus grave est inscrit dans ce désarroi découvert dans l’esprit collectif.

Les deux puissances révolutionnaires, celles de l’Argent et celle de la Politique ont renchérit l’une sur l’autre, s’opposant à certains moments, mais au contraire, obéissant à une nécessité semblable : ce Nombre était utile, indispensable à l’Argent comme à la Politique. En visant à exploiter les richesse naturelles, comme jamais encore, elles ne l’avaient été, la Science unie à l’Argent, comme une cause l’est à son effet direct, exigeait que pour la construction des immenses usines nécessaires, l’individu fût arraché à sa condition ancienne, à son isolement et qu’ils e trouve jeté dans des agglomérations de plus en plus étendues, dont la densité devait augmenter, au fur et à mesure que l’exploitation s’intensifiait.

Il fallait donc anéantir un état d’esprit dont l’institution s’opposait, foncièrement, aux nécessités nouvelles ; et pour y parvenir, il fallait tendre à l’individu l’appât matériel et idéologique. Il fallait lui faire entrevoir qu’il trouverait dans l’organisation nouvelle – dite celle de l’homme moderne- la réalisation d’un double destin formée par un mieux être matériel, doublé, lui-même, d’une condition politique  l’affranchissant de son isolement et des servitudes que celui-ci représentait. Il fallait lui laisser entrevoir à quel point sa condition serait améliorée par l’organisation rationnelle de l’Homme-Nombre. Un gain régulier lui serait de tout temps assuré ; des mesures de prévoyance sociale empêcheraient l’individu de tomber dans cette misère sans nom qui avait été la sienne, au moment où la vie se trouvait ramenée aux dimensions de l’isolement. L’homme, ainsi arraché au destin ancestral, jouirait des avantages d’une vie déjà communautaire.

Au point de vue moral, serait appelé à abandonner les étroites rigueurs de la vie surveillée par la faible étendue rurale à laquelle cette existence patriarcale condamnait l’individu. Il devait gagner à cette évolution, de quitter un sort, des mœurs, des nécessités précises pour vivre de l’enchantement – quelque peu stérile – de certains mots aussi vagues que magiques : humanité, classe, solidarité, droit de l’homme qui travaille, prolétariat. Les termes régissant l’étendue morale s’amplifiaient sans pour cela, se préciser, bien au contraire, car en somme, on demandait à cet être encore élémentaire d’aboutir à une nette perception de l’abstraction, ce qui représente une difficulté dont l’esprit le plus cultivé n’est pas toujours capable. Enfin, pour griser davantage cet homme humble, on lui prédisait un sort amélioré parce que scientifiquement organisé.

Son esprit pouvait étudier, dans le domaine où son œuvre manuelle s’exerçait, « les progrès » que la science accomplissait dans l’ordre matériel. Il était naturel que son esprit, demeuré simple et inculte, envisageât pareille transformation possible sur le plan social et humain.

Les grandes fortunes avaient disparu avec les grands domaines, mais elles s’étaient reconstituées sous un aspect lui-même industriel. L’époque indiquait donc qu’un courant était tracé par l’évolution et que n’y pas participer risquait d’exposer l’homme à des conditions d’existence de plus en plus arriérées.

Dès lors, la Politique pouvait intervenir dans cette densité humaine créée par la nécessité moderne. Sans cet inespéré secours que serait devenue en effet l’idée de démocratisation, instituée par la pensée égalitaire de la révolution ?  Un leurre, très probablement. Il est fallacieux de refaire l’Histoire sous une autre forme que celle de sa réalité connue. Constatons seulement que l’idée démocratique se serait heurtée à des forces enracinées dans l’âme humaine et dans les coutumes. Il est probable qu’elle ne les eût point aisément modifiées. Au contraire, le rassemblement industriel lui offrait une masse sans bases, sans traditions et sans caractère défini. De plus, la constitution d’immenses fortunes allait bientôt recréer, quoi que sur un autre plan, ces conditions d’inégalités que la révolution avait eu la pensée de faire disparaître. Et les conditions ne seraient plu, cette fois soutenues par le prestige de traditions séculaires ; elles ne pourraient pas  non plus  tenter de justifier leur état par le rappel de services rendus à la collectivité.

Si considérables, en effet, qu’aient été en leur temps, ceux du « patron » de l’entreprise, la réussite pouvait sembler disproportionnée, surtout, lorsque l’état industriel se trouva lui-même comme absorbé par l’état financier et que la concentration des capitaux fut, au moins égale à celle des masses ouvrières.

Certes des réussites du même genre, aussi foudroyantes s’étaient introduites ou produites dans l’ancienne société, mais elles étaient rares et, de plus, le temps avait comme légitimé la possession au point d’en rendre l’évidence acceptable.

Il y avait donc, dans la vie actuelle, l’apport d’un climat ayant peu de chances de provoquer la sympathie réciproque des éléments associés à l’œuvre pourtant commune.

Il était fatal, que, soit par générosité instinctive, soit par calcul ou ambition sordide, des hommes tentent de profiter des conditions à peu près chaotiques « amenées » par l’organisation nouvelle et qu’on vit s’élever, des masses inconscientes, une catégorie d’hommes dont la fonction, presque parasitaire se trouvait régulièrement comme instituée par l’état de choses nouveau.

Il était fatal également, que cette organisation vit apparaître un triomphe légitime : celui du rhéteur, n’ayant, avec la foule que des rapports verbaux mais chargés, par les faits eux-mêmes de la convaincre de la légitimité de ses revendications.

Par le simple fait que le pouvoir politique se trouvait de plus en plus dévolu à la fonction du Nombre, l’esprit technique – et le social a besoin d’un dosage technique !- se trouvait presque toujours écarté des assemblées où il s’agissait de savoir présenter et de faire triompher des motifs émotionnels ou passionnés, si on préfère.

La vie était donc, à partir de cette intervention du Nombre, appelée à se définir à coups d’éloquence, au lieu de se faire, de s’étudier dans l’atmosphère du laboratoire.

On aboutissait à cette contradiction étonnante : tout ce qui était devenait de plus en plus technique sauf la fonction centrale, c’est à dire la fonction sociale. Dans cet élément au contraire, la passion réglait tout ou plutôt le déréglait puisque, si le pouvoir était, en principe remis à ce Nombre subitement prou à la majorité politique, en réalité ce Nombre n’exerçait pas le pouvoir mais il en déléguait l’exercice à celui qui avait su le mieux émouvoir ou sa sensibilité, ou son instinct passionnel. Une classe « d’artistes » se trouvait ainsi institué par le nouvel état des choses sociales, état dangereux au possible car à la place de l’ancienne hiérarchie à laquelle tant de force consciente collaborait, était substitué un « choix »  provoqué à peu près par le hasard ou ce qui revient au même par l’irréflexion passionnée.

  Il n’était point nécessaire que le futur élu fût un homme capable ; une certaine éloquence tenait lieu de talent profond et prouvé, car, « comment croire qu’on n’a pas affaire au plus capable, notait Sainte Beuve, quand on a affaire au mieux disant !».

De là cet entrainement à croire que toutes les difficultés de la vie générale se résolvent par des discours et qu’après, exposées par ce moyen, elles se trouvent surmontées. Illusion d’optique qui peut apparaître tragique lorsque les brutalités de l’action révèlent subitement les carences provoquées par l’état illusoire !

Le profonde connaissance qu’avait Guizot de l’état créé par de belles paroles l’amenait à préciser : « Pour celui qui parle, et même pour ceux qui l’écoutent, les impressions de la tribune sont si vives qu’on est tenté de les croire définitives ».

 

***

 

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19 octobre 2011 3 19 /10 /octobre /2011 14:03

            Il est un point précis et celui-ci est tel parce qu’il contient la question que nous aurions pu poser, non pas à telle catégorie de Français, mais à la plupart d’entre eux : pourquoi existez-vous ?

Nous entendons bien que des réponses vagues nous eussent été données. En ce domaine, les réponses ne valent que quand elles peuvent se justifier par un ou, mieux encore, par plusieurs exemples. Si nous avions exigé des Français qu’ils accordent leur réponse à un exemple donné et vérifiable, il est probable que le nombre des justifications n’aurait pas été considérable.

Certes, une masse infime d’individus œuvraient encore, mais cette activité particulière ne s’intègre pas dans le cadre général d’un pays qu’à la condition de se trouver un peu généralisée. Des individus vivaient pour un Rêve et soumettaient les conditions de leur existence à ce postulat central. Ils constituaient non seulement une infime minorité mais, ce qui est pire, une minorité sans influence sur l’ensemble qui ne vivait que le plaisir.

Or, cette réalité qui est celle, même, de l’existence, n’a cependant de valeur qu’à la condition de se découvrir, ou d’inventer une sujétion supérieure !

C’est l’erreur continuelle que les gens commettent, sinon avec les meilleures intentions, du moins avec la plus absolue confusion, de prétendre et, quelquefois, de croire le plaisir de vivre justifié par son unique satisfaction. Ils ne jettent sur le grand phénomène qu’est l’existence qu’un regard superficiel et, généralement, peu désintéressé.

Il est exact que la vie table sur le plaisir qu’elle procure pour assurer sa continuité, et elle fait de ce plaisir une œuvre si haute qu’aux temps de son exaltation, le plaisir engendre la volupté. Nous ne remarquons pas assez que le plaisir, et, moins encore la volupté ne sont sans destination.

Il n’est pas même nécessaire de tirer partie de cette continuité assurant l’éternelle survivance de l’énergie vivante et qui, sans le plaisir, disparaîtrait aussitôt, et même, ne serait jamais née. On peut remarquer que la vie œuvre pour sa durée, mais également pour la réalisation d’intentions différentes, comme contenues par la durée. Est-il excessif de soutenir que le destin de la vie est un destin de formes ? La vie est penchée sur son principe ; elle ne le regarde pas d’un œil indifférent, elle le médite ; on dirait qu’elle le pense, et que, semblable à la belle définition que Spinoza donne de l’idée « substance » : « elle existe par soi et se conçoit par soi ». Il ne lui suffit cependant ni de se voir, ni de se méditer ; il lui faut s’entraîner, s’élever vers une fonction estimée supérieure, parce que plus conforme aux lois dont elle se sent soucieuse.  Il lui faut aboutir à des organisations constamment supérieures, soit dans le sens de la vie organique, soit dans celui des rapports esthétiques. C’est ainsi qu’elle attire l’être vers un destin imprévu en exigeant de sa fonction animale qu’elle ne s’épuise pas dans et par cette condition, mais bien qu’elle collabore à ce que l’intelligence est amenée à considérer comme un état supérieur puisqu’il donne au corps en même temps qu’une activité plus intense, grâce à des proportions plus raffinées, un aspect de plus en plus séduisant, parce que plus symbolique de l’intention toute intérieure, qui paraît l’assemblage des forces et à leur évolution dans l’individu. La forme première grandit mais sa proportion n’est pas seulement augmentée de volume, elle se soumet, dès la première seconde de sa gestation, à une organisation plus savante, dont la progression restera incessante tant que l’organe vivant n’aura pas atteint ce point, comme de maturité, où la vie conduit chaque espèce particulière.

Même si nous admettions que tout n’est que hasard, il nous faudrait concevoir des hasards différents  et dont les rapports ne pourraient qu’être hiérarchiques. Il y aurait alors, dans la vie la plus sensitive, pour ne pas dire, la plus animale, une conscience intérieure  capable d’acheminer l’organisme vers des réalisations plus accomplies, dont le plaisir est la cause et l’agent dont il reste le but, mais seulement partiel, puisqu’il devient le collaborateur d’un devenir auquel sa fonction correspond et auquel il se dévoue.

Le plaisir refermé sur soi et justifiant son exigence par l’unique satisfaction de la fonction instinctive est aussi inconcevable qu’une vie sans la présence de cet élément voluptueux que toute fonction de l’existence implique ;

            Cependant, si la question du plaisir de vivre avait été posée devant la conscience de la plupart des Français, il n’est pas certain que leur intelligence eût été capable de répondre par une méditation de ce plaisir et, surtout, par une adhésion à l’élément voluptueux, à la consécration supérieure que le moindre souci du destin suffit à faire apparaître dans la pensée humaine. Il n’était question que de « se » satisfaire pour assouvir l’instinct le plus à courte vue qui soit : l’instinct social irrité par l’envie infinie.

            Hélas ! les rapports que la pensée peut établir entre la vie naturelle et la vie sociale , ne sont pas fatalement en faveur  de celle-ci. Ce n’est point tomber dans l’excès romantique que d’estimer la première pourvue d’intentions que l’autre ne reflète pas toujours. Si nous opposons cette  vie sociale que les Français ont « savouré » entre les deux dernières guerres à la simple vie animale ou organique, seulement méditée, nous sommes bien obligé de conclure que la société d’avant guerre était non seulement dépourvue de ces caractères hiérarchiques sans lesquels la vie ne serait jamais, mais qu’encore, elle était alourdie par des besoins opposés, et que ces besoins étaient le résultat de proliférations engendrées par le corps des idées politiques et par celui des faits économiques. Le résultat de notre double évolution a voulu que parallèlement, paraissent deux formes d’envie également infinies, l’une et l’autre. Il n’en faut pas davantage pour briser une solidité morale et sociale pareille à celle dont jouissait la France avant cette double éclosion.

Lorsqu’un instinct social n’a d’autres régulateurs des fonctions particulières et générales que l’apport démocratique et celui de l’argent, il n’est certainement pas démesuré de le prétendre atteint de deux formes de gangrènes.

            A vrai dire, le mal politique n’aurait pas fatalement manifesté tant de nocivité si le principe économique avait été plus sain. Bien que dans la réalité historique, le premier ait précédé l’autre, il n’a fait pourtant que juxtaposer son propre délire à l’affirmation du second. Le malheur est que de grands mots aient pu alors se trouver fourvoyés dans une telle aventure et qu’en particulier, la passion politique ait pu justifier ses exigences en les parant du terme de justice. Le malheur le plus considérable et le plus tenace tient à ce qu’une lacune se produisait dans les estimations humaines, d’où qu’elles vinssent : une notion de l’homme et de son avenir éternel. Il n’y avait donc pas dans la fonction sociale, cet appel permanent ‘d’une conception de soi même » capable de dominer les soucis présents et de les entrainer vers la constance d’un but que chaque minute, chaque fraction du temps réalise en faisant accomplir à l’évolution ce progrès conscient qu’est un progrès pensé lié, non seulement à la fonction de l’accident, mais à l’accomplissement du permanent. Au contraire, tout demeurant impermanent, les hasards jouaient entre eux comme les gens du « milieu » règlent leurs différents : à coups de couteau ou de révolvers.

            Dès lors que l’immédiat parait seul en cause, il y a bien des chances pour que tous les intérêts se mesurent sur l’échelle du particulier.

            Régime de partis, la démocratie devait nécessairement verser dans une subdivision à peu près infinie des partis.

            Sa cause l’entraîne, à moins que de la nier à l’aide d’une organisation vigoureusement autoritaire, à n’envisager en dernière expression que les intérêts de l’individu. Or si cette position idéologique est concevable en philosophie , et parce que la philosophie se rattache par l’humain à l’univers et rejoint ainsi le tout au nom de la partie qu’elle étudie, en politique, l’intervention d’intérêts pratiques et immédiats interdit un semblable abandon. . Une démocratie ne peut-être qu’autoritaire. Elle est même la forme de politique sociale qui nécessite le plus de concentration de pouvoir, puisqu’elle est celle qui, d’instinct, dilapide le pouvoir organisateur, en laissant l’individu disposer d’un exercice politique que rien ne contrôle, que rien n’a créé, que rien n’éduque, et qui n’a d’autre limite que son propre infini mêlé à l’ignorance.

            Est-ce à dire que la masse soit dépourvue ou de valeurs ou de vertus , Par le simple fait qu’elle est une densité humaine et sur le plan politique la plus considérable, elle comporte des quantités de vertus et de valeurs. Mais elle les porte inconsciemment en elle et c’est là son malheur.

            Elle ne possède, en effet, aucune discrimination de la valeur et de vertu, étant impulsive, comme toute force élémentaire. La démocratie ne se pense pas, elle est pensée par des éléments étrangers à son principe, par des valeurs opposées à la sienne, puisque ses valeurs sont nécessairement isolées et sans possibilité d’action sur la masse qu’elles pensent. La Démocratie est pensée à son insu par un principe qui s’est hiérarchisé, puisqu’il a fait l’opération inverse à celle que produit l’extension du pouvoir politique à la masse. Ce principe a petit à petit, ramené l’infini du nombre à la conception de l’unité, en incarnant l’élan démocratique en soi, dans sa pensée, sa réflexion, où cet élan se cristallise et s’épure de toutes les agitations, de tous les mouvements et de toutes les fluctuations dont il était auparavant, l’enjeu.

            Mais la démocratie ignorera au nom précisément de son extension politique, le cerveau qui la pense et qui contredit instantanément, sa valeur obscure qui est d’être impulsive et non pas réfléchie. Non seulement cet isolement qui pense lui st indifférent; il lui est même hostile, puisqu’il indique un état de valeur qui s’est constitué sans elle, et, peut-être, contre elle.

            Les relations qui pourraient unir la masse d’impulsions à ce  centre de réflexion ne sont pas par essence démocratiques, l’éducation étant une valeur indépendante des fictions politiques et sociales. Elle est même opposée au principe profond de l’idéologie démocratique, puisqu’elle a pour but d’instruire en éliminant les improductifs et de classer les individus que l’illumination politique a déclaré, par le simple fait qu’ils sont nés et sont devenus majeurs, aptes à l’exercice du pouvoir politique et par là – le politique devant tout dominer – à tous les pouvoirs. 

            Est-ce dire, loyalement, que le penseur démocratique, le sincère, donc le mystique ami de ce principe du Nombre, n’envisage pas d’obtenir un commencement  de cohésion sociale en incorporant dans l’impulsion aveugle de ce Nombre, dangereusement pourvu d’une maturité politique, un pouvoir de correction des impulsions inévitable ? Il y pense et songe à diminuer l’impulsivité par une emprise que la réflexion lui inculquerait. Le penseur en question ne se doute pas qu’il vient d’associer deux contraires qui oublieront très vite de se neutraliser, pour au contraire, s’opposer.

            Il suffit d’avoir observé la vie sociale française depuis que la démocratie y exerce une fonction essentielle pour se rendre compte que l’éducation, prônée dans les discours et dans les écrits est, en réalité, c'est-à-dire dans la pratique sociale, une fiction volontairement omise, oubliée par les représentants de la démocratie, des réalités socialement pratiquées.

            Il était encore loisible de remarquer dans notre pays démocratisé  à quel point « l’avance » éducative se trouvait peu prisée dans les vastes mouvements à tendances à la fois démocratiques et économiques que le développement social avait constitué. On y sentait s’affirmer un antagonisme latent entre les deux conceptions de l’homme, et de l’esprit ! – dont l’un uniquement soucieux de questions temporaires s’absorbait en elles, tandis que l’autre avait pour destinée de s’abstraire de la rigueur en quelque sorte pratique de cet immédiat pour penser le phénomène humain – social.

            Il n’est pas de notion plus élastique que celle de l’utile au point qu’on peut se trouver d’accord sur sa définition et même sur son rôle, sans que sa « pratique » ou utilisation soit envisagée de la même manière.

            Il y a fatalement dans l’éducation et quelque soit sa forme – par le simple fait qu’elle s’impose ! – une puissance d’aristocratisme qui influe sur qui la possède. Plus le pouvoir politique prend sa source dans la masse mouvante, plus les effets produits par l’éducation apparaissent contraires à ceux qu’attend d’eux le principe politique. Non seulement l’éducation sélectionne les individus, alors que le principe de la vie politique leur confère un gabarit identique, mais elle affine les pensées, augmentant d’autant le sens critique, au point de rendre son adhésion aux formules élémentaires suffisant à la masse de plus en plus douteuse. L’antagonisme éclate jusque dans les principes posés par ces deux mots : politique et Démocratie.

            Il ne reste, alors à l’emprise politique née de la Démocratie qu’une ou possibilités : ignorer l’être ainsi formé, en faisant que sa valeur possible se perd, se dilue dans l’étendue d’un nombre qui la noie – sans la pomper !- ou  bien vouloir que les conditions de la vie matérielle deviennent telles que cette classe, bloquée, se trouve par le fait des difficultés rencontrées, obligée de se ranger au rang du nombre élémentaire et de partager son destin. On ne sait, alors, il est vrai, qu’elles peuvent être les réactions de cette élite ainsi broyée entre la nécessité du pain et l’orgueil de la pensée ! Elle est capable de pratiquer une opération inverse à celle qu’on attendait d’elle, et à chercher son égoïste sauvegarde, en sacrifiant le sentiment de pitié généreuse que la culture humaine avait fait surgir en elle. Mis en présence d’égoïsmes de classe, elle peut et fort légitimement incliner en faveur des seins. Il est vrai qu’elle n’est pas à proprement parler une classe, mais une élite. Disons donc qu’elle peut s’intéresser à la solution du problème qu’elle pose et rechercher l’association qui lui semblera la moins dangereuse pour les principes idéaux qui sont des raisons essentielles de son activité personnelle. Pour peu qu’un minimum de garanties lui paraisse assuré, elle inclinera dans le sens opposé à ceux où sa générosité l’entrainait, redoutant, pardessus tout, de voir s’opérer sur le plan intellectuel et au dépens d’une Pensée qu’elle incarne, ce nivellement par le nombre qui a déjà envahi la vie politique et qui demeure pour elle, le danger mortel.

            La Démocratie sincère ou absolue, si tant est que ces formes soient possibles, exclue donc l’action régulatrice d’une pensée indépendante. Délivrée de ce compromettant antagonisme, elle demeure seule, pratiquement, dans  le champ politique où, elle exerce son action.

            Partie de l’individu pour arriver à la masse, elle dépend intimement des deux et ne l’oubliera jamais au cours de la trajectoire qu’elle dessine dans l’espace historique et social. Pratiquement, elle dépend d’un individu dont la formation politique est nulle ; pourtant le grand principe de son arithmétique sera la multiplication de ce zéro par lui-même.

            L’exercice d’un pareil rôle suppose comme principe de cohésion, tout au moins d’agglutination, la présence, au sein de la masse mise en branle, d’un potentiel d’énergie élémentaire capable de lui permettre de se mouvoir. II est indispensable de présenter à cette masse promise au rang souverain, un nombre suffisant « d’idées-masse » non seulement capables de pénétrer dans chacune des particules individuelles, mais de la soulever au point qu’elle entre en action.

            L’idée doit se placer au niveau de la masse de son état de culture et de son sens critique ; de plus elle se doit d’être, en même temps magique. L’idée est appelée à résonner, faute de quoi la masse demeure inerte. Si nous tenons compte de l’état de sensibilité qu’est nécessairement celui d’un groupe immense, nous conclurons de l’idée qui se présente devant le nombre que sa sonorité s’apparente à celle d’un quatuor en chambre.

            Telles sont les idées démocratiques à leur point de départ.

            Pour empiriques qu’elles sont elles suffisent à galvaniser le Nombre et à obtenir de lui ce résultat qui, sans leur apport ne serait pas apparu : l’action. Sur le plan social où l’événement se produit, nous appellerons cette action : la purge obligatoire, l’ankylose historique rendant indispensable ce lavage de l’organe.

            Mais une donnée révolutionnaire qui dure pose des problèmes à rebours de ceux de son acte que la violence impétueuse seule caractérise. La première est appelée à provoquer la poussée des éléments dont elle est chargée ; la seconde à les éliminer ou à les transformer. La première bouleverse, la deuxième conserve. Il n’y a pas d’exemple d’une révolution qui dure sans se soumettre à la transformation de points de vue niant ceux pour lesquels la masse est entrée en mouvement.

            Le malheur de la révolution démocratique est qu’elle a duré sans transformer son idéologie. On dirait en philosophie : qu’elle a négligé d’installer son mouvement dans une durée pensée. Peut-être est-ce pour cette raison qu’elle ne s’est pas constituée en ordre nouveau, à la fois cohérent et original. Elle a épousé les formes sociales qu’elle était appelé à vaincre, ne regardant, en face des anciennes ou des récentes catégories de privilèges qu’un antagonisme verbal.

            Elle n’a donc pas agi, mais pouvait-elle agir ? Le principe qui la propulse ne veut-il pas qu’elle soit nécessairement impropre  à toute action réelle si nous exceptons l’acte révolutionnaire qui l’anime. Il suffit de l’observer dans son état et ses divers développements ; pour cela le microscope n’est pas indispensable. Sa fatalité s’étale au grand jour. La moindre lumière la pénètre et l’éclaire. Et sa position devra d’être éternellement critique, par là encore, elle reste négative. Car elle détruit la cohérence sans la remplacer, ceci en fonction d’un destin constant ; qu’on se place à l’origine ou à la fin de son action.

            La démocratie est essentiellement apte à la critique ; c’est pourquoi elle est l’arme du nombre. Le propre de l’ignorance est la négation sous ses formes les plus candides. Nier dispense de savoir, et autant, de concevoir. La négation supprime les conceptions, comme elle dispense de savoir. Certes, elle crée une liberté, malheureusement, c’est celle du vide.

            Un conventionnel aurait répondu : Lorsque la grâce de Lavoisier fut demandée à la Convention, cette expression : « la République n’a pas besoin de savants » est profondément juste même si elle n’est pas authentique. Romain Rolland a parfaitement noté l’antagonisme des deux fonctions : agir/ refus d’agir ( ?) lorsque, dans son drame « les Loups », il veut que des officiers, sincèrement révolutionnaires, accusent le héros de l’œuvre, membre de l’Académie des Sciences, d’une  Aristocratie d’esprit aussi dangereuse à leurs yeux que celle contre laquelle ils luttent.

            En réalité, en démocratie, la vie de l’acte se fonde sur le mouvement. Or il en est de même qu’en politique comme en métaphysique : le mouvement est incompatible avec sa réflexion. Le mouvement lié à la Durée, qui est le mouvement, est infini par essence ; la réflexion devient la force ou du moins différente lorsqu’elle se situe en dehors du mouvement, au besoin pour le réfléchir. Nous dirons d’un mouvement qu’il est de l’énergie et de la démocratie, qu’elle constitue une énergie qui ne se capte pas, sous peine de s’annihiler.

            Il fallait donc pourvoir à l’inaptitude de la masse « à être » et lui procurer un semblant d’aspect. La critique, à perte de vue, fut le secret potentiel de cette énergie déchaînée et abandonnée à elle-même.

Les cohérences du passé, celles, possibles du présent, subirent tour à tour l’effet de la fonction négatrice. Et comme il faut à une critique constante, et à peu près infinie, un aliment durable, l’envie prit la place des vertus essentielles à al vie sociale.

            Nous ne devons pas oublier que si le zéro démocratique s’incorpore dans une masse qui le totalise, c’est néanmoins avec l’obscure hantise de ramener le total et la combinaison à la proposition de ses perceptions ou de ses besoins. Une masse ne totalise pas de valeurs, au moins dont elle ait conscience par contre, elle englobe de multiples appétits, conscients ou non ! La vertu de cette fonction politique est d’éveiller dans l’individu promu à l’état de valeur politique, la possibilité de prendre conscience de ses besoins et d’asservir la fonction publique à leur satisfaction isolée.

            Il n’est point d’états justifiés ou non, qui puisent se trouver à l’abri de la critique, car il n’en est pas qui soit à l’abri de l’envie. L’expérience sociale se fait donc nécessairement à leurs dépens. La critique aiguisée par l’envie, instinctif le plus souvent, devient ainsi la catapulte de cette balistique sociale, née de la science élémentaire que la mise en mouvement du nombre politique procure à l’aspirant électoral.

            Qu4au cours des successives opérations, la réalité sociale perdre, à chaque coup porté, un peu de sa substance, c’est ce dont nul ne parait avoir souci, soit que cette réalité demeure ignorée, soit qu’elle reste seulement méconnue ou mieux encore méprisée.

 

            La Démocratie tend donc et comme par fatalité à permettre l’exercice de ce qu’elle définira comme un pouvoir de contrôle qu’elle veut sans limite. Elle se trouve entraînée à aiguiser le sens critique de l’individu qui dispose du pouvoir politique et arrive à créer un état membre qui se considère lésé par la répartition – quelle que soit sa forme ou son espèce- des privilèges humains et sociaux. (Exposer les oppositions syndicales)

Elle avive le sens critique social mais ce n’est qu’en développant, dans l’individu, la prédominance qu’il possède instinctivement à s’estimer lésé dans la répartition des privilèges humains et sociaux. Le moins qu’on puisse dire d’un tel régime politique est qu’il constitue un excellent pouvoir d’assaut car il permet d’armer les masses du pouvoir qui rend leurs mouvements effectifs, exactement comme un chef d’armée promet d’autoriser le pillage si la ville qu’on assiège est prise par un coup de force.

            Malheureusement, si, grâce à cette force projetée en avant et rendue active par l’éveil des forces instinctives, le changement d’équipes dirigeantes s’opère révolutionnairement et pratique ce rajeunissement que la sénilité sociale rend par moment indispensables, dès qu’elle parvient au pouvoir, la démocratie garde, intacte, les « vertus » qui l’ont portée où elle se trouve enfin. L’adversaire principal étant éliminé par l’acte révolutionnaire, c’est à l’intérieur de son parti qu’elle exercera ce pouvoir constamment destructif. La possession de ce pouvoir crée fatalement des privilégiés et ce résultat ne peut manquer, sous un régime où les forces sont libres de provoquer une, nouvelle hantise d’envie chez ceux que l’impulsion révolutionnaire n’a pas  favorisés suffisamment.

Le pouvoir est par essence conservateur, or on ne conserve l’impulsion qu’en la brisant. C’est le point crucial des moments sincèrement révolutionnaires. Un homme parvenu grâce à la masse qu’il a entrainée, au poste suprême se voit nécessairement privé du dynamisme qui l’avait servi et qui va se retourner contre lui, à moins qu’il n’ait l’énergie de contredire violemment son origine, en soutenant que le mouvement révolutionnaire s’ incarne en lui et en imposant, par tous les moyens sa conception de l’identité à la masse qui lui a secondé. En ce cas, la révolution cesse, ou plutôt elle change de forme, revêtant à partir de cet instant celle de la monarchie, nécessairement absolue. C’est un spectacle que l’histoire, ancienne et moderne, nous montrer de manière à peu près constante. Et nous voyons encore se grouper autour du chef parvenu à la toute puissance, les partisans de la stabilité pour la raison que l’instinct social se sauve comme il peut, prétendant avant tout se préserver d’un régime où l’aventure serait constante.

            Un siècle, presque de démocratie – le règne de Louis Philippe, connaissant les convulsions inhérentes à son origine et ses tendances ‘libérales », nous permet une étude approfondie du régime qu’elle impose. Nous pouvons ainsi tabler non sur un accident dont il n’est pas prouvé que l’imprévu se répéterait indéfiniment, mais sur une permanence de l’impermanent, capable d’aider à la méditation.

            Il arrive certes que des réflexions sont exactes grâce à la concertation logique auxquelles elles conduisent ; pourtant s’il leur manque la confirmation de l’expérimental, nous pouvons toujours supposer que notre logique demeurée abstraite est seule en cause et que la « vie imprévisible » dont parlent les bergsoniens nous aurait apporté des éléments contradictoires nous obligeant à réviser notre point de vue.

            Ici, une longue expérience confirme ce que le simple bon sens permet de prévoir et de déduire de sa connaissance de l’homme et de ses immanquables réactions. Le désastre qui nous environne, et qui comporte bien d’autres aspects que l’aspect militaire et national, est la conséquence indubitable qu’un régime de désorganisation exerçant des ravages sur la solidité du corps social. La consolation qui nous demeure et qui par sa présence autorise quelque espoir c’est que la santé collective ait pu résister aussi longtemps à la puissance de désagrégation opérée par le régime.

            Il est d’ailleurs indispensable de reconnaître que l’expérience faite l’a été honnêtement, si nous tenons compte des inconvénients du régime. Passée ou éteinte la première impulsion révolutionnaire, les tentatives de dictature ont été rares et aisément refoulées. Le « fait » démocratique a été accepté par tous, avec ses avantages, mais également avec ses risques. C’est probablement de cette tradition que la démocratie est morte.

            Ainsi, le régime a joué dans sa plénitude, exerçant ses ravages avec une parfaite inconscience. Les sentiments de jalousie, privée ou collective, se sont données libre cours, engendrant les innombrables divisions que suppose le constant exercice de la passion critique. Nous avons connu jusqu’à ces cabales d’un jour, l’expression d’instincts élémentaires qui se servaient de al politique afin de s’emparer de biens dont le sort avait, légitimement ou non pourvu les uns aux dépends des autres.

            Il n’est que de consulter la vie profonde de notre peuple pour constater à quel degré les puissances de division ont joué aux dépens, cette fois de l’unité morale dont tout peuple est pourvu.  Et pour le faire, il suffirait de relire les innombrables articles de presse, les déclarations de foi, les revendications formulées ; il suffirait de se souvenir des conversations entendues au hasard des déplacements ou des rencontres, de rappeler les paroles prononcées au cours des réunions électorales pour se rendre compte, encore une fois, de l’immense état de division qu’un tel régime entretenait loyalement, comme une nécessité de son essence.

            Il n’est donc que de se souvenir après avoir réfléchi et peut-être, la conclusion s’accordera-t-elle avec ces prémices que la logique aurait proposées à l’attention, si nous avions consenti à penser le fait avant qu’il se produise.

 

 

 

 

Il est des coïncidences qu’on dirait dictées par le Destin.

Au moment précis où surgissait dans le ciel de notre histoire, cette forme politique qui allait permettre au pouvoir, instinctivement critique, d’exercer son influence sur l’unité sociale d’un grand peuple, dont toute l’ascension était due à la permanence de cette unité profonde, voulue et sentie parallèlement, un état économique naissait de telle nature qu’il allait donner au sens critique des bases que jamais les anciens privilèges n’auraient fait épanouir.

C’est ainsi que notre pays se trouva pourvu d’une double conjonction, l’une renforçant puissamment l’autre : celle de l’envie politique et celle de l’argent, entrainant cette envie.

-        I -

Il serait à coup sûr étrangement  naïf de prétendre que l’amour de l’argent n’aurait attendu que cette coïncidence pour manifester son infernale obsession ; il suffit d’affirmer que la coïncidence développa les possibilités pernicieuses que l’homme porte au fond de lui-même et que l’organisation de cette économie, que nous appellerons patriarcale , afin de l’opposer à la moderne industrielle puis financière : la patriarcale donc imposait à l’individu une façon de vivre qui constituait une norme raisonnée et naturelle à la fois.

Au contraire, au fur et à mesure que l’organisation économique nouvelle s’affirme et supplante la précédente, les instincts se trouvent débridés au dépens de l’exercice moral qui recule dans tous les domaines et, chez certains, finit par disparaître.

Nous assisterons alors au spectacle peu réjouissant, que peuvent fournir des êtres humains, lâchés dans l’espace social pourvu où, absolument dépourvus de ces normes humaines que l’exercice de la fonction morale avait eu, jusqu’à ce moment, pour but de créer.

Certes la vie en commun avait donné naissance à de telles monstruosités et nous n’avons qu’à reporter notre pensée à cette époque, qui d’ailleurs précéda notre Révolution qui vit apparaître les « roués », pour nous convaincre que la nôtre n’a pas innové si originalement que nous paraitrions le prétendre.

Mais on peut dire que la différence est considérable entre les deux époques : 1750 et la nôtre. En dépit de certaines apparence, la résistance sociale s’est considérablement amoindrie en deux siècles de vie commune. Le roué de jadis étant contenu en ses pires débordements, par une armature morale qui s’est à peu près évanouie. Il suffit pour s’en rendre compte de constater à quel point la résistance de cet instinct social-moral a été considérable, même lorsque la vieille société se fut écroulée. Une partie considérable de la masse populaire française resta profondément attachée à son aristocratie, en dépit des critiques qu’elle ne manquait pas de proférer à son endroit. C’est qu’il y avait, entre ce que nous appellerons : les classes, des liens séculaires dont on retrouve la trace vivante dans quelques coins de nos provinces, encore à cette heure. Si certains éléments de l’aristocratie versaient dans un état d’esprit incompatible avec le vieux principe : « Noblesse oblige » il n’en est pas moins vrai que le souvenir des vertus aristocratiques était ancré dans l’esprit public et que si Paris et quelques grandes villes comptaient des éléments « émancipés » , soit dans la masse, soit dans l’élite, la noblesse de province tenait fortement les milieux provinciaux. Cet ensemble constituait une tradition commune pour laquelle on était décidé à verser son sang ; les événements le firent bien voir.

            Certes, toutes les notions de la vie matérielle intervenaient  pour créer un état d’attachement qui existait alors, mais elles n’étaient pas les seules à prévaloir ; je pense même qu’elles ne constituaient pas l’essentiel des relations qui se produisaient entre les maîtres et les serviteurs ou les sujets.

            A ce lien, profondément enraciné dans les cœurs et dans les esprits, la société moderne n’a rien à  opposer comme terme de comparaison, surtout depuis que l’industrie en évoluant de plus en plus a substitué l’influence financière  à l’influence directe du patron d’usine. Les rapports sont établis par un régulateur commun : l’argent et par cet unique principe : le gagner de la manière la plus prompte et s’assurer sa possession par des moyens qu’elle légitime toujours, la puissance à laquelle cette possession correspond  étant au dessus de toute morale. Il n’est pas excessif de prétendre  qu’en notre société moderne, née de l’impulsion scientifique et de l’organisation industrielle et financière, la morale est déterminée par l’unique position de l’argent et par sa possession.

            Nous laisserons de côté les quelques rares individus qui ont refusé de « s’adapter » au nouvel état d’esprit et dont d’ailleurs l’influence est nulle, sauf sur quelques natures, elles mêmes sans influence générale pour qui il n’est pas une morale officielle laïque ou religieuse qui ne soit en réalité dominée par le souci de la conservation du principe divin de l’argent. 

            Mais cet unique principe des relations actuelles ne porte-t-il pas en soi sa propre faiblesse ? N’est-il pas semblable, en sa fragilité, à la transparente séparation limitant selon Lombroso, la folie de la raison ? « Il n’y a dit le professeur entre les deux états, que l’épaisseur d’ »une toile d’araignée ». (je cite de mémoire)

            Dès lors les rapports humains ne sont-ils appelés à s’exacerber pratiquement, puisqu’en somme, les étendues sociales sont uniquement établies, et leurs différences règles par un apport qui, certes existait, dont, l’influence était indéniable, mais qui se trouvait contrebalancée par d’autres forces profondes, aujourd’hui à ce point réduite, que, sans une organisation policière redoutable, nous les dirions inopérantes.

            C’est ici qu’est le point névralgique de la vie moderne : elle n’enfante plus de valeurs morales réelles, ayant exclu de la vie pratique, les principes fondamentaux que la vielle humanité avait mis en valeur. A tel point qu’elle est contrainte de revenir aux antiques assises lorsque son désarroi se trouve brusquement, en présence d’une situation périlleuse. Nous pouvons dire hélas que son instinct  de conservation s’appuie sur un dos de nageur alors qu’il s’agit de traverser  une forêt en flammes.

            Elle fait alors appel aux forces qu’elle a détruites, étonnée, - la connaissance psychologique n’étant pas son affaire – de ne voir surgir des brumes de la conscience que d’accidentels fantômes, incapables, de se réincarner ? Sans s’en rendre compte, le monde   moderne a opéré la révolution la plus considérable que l’espèce ait faite depuis les milices de la révolution, dont cependant on parle rarement : à une notion, différente et pourtant identique de la fonction humaine, de froids calculs d’intérêts ont été substitués.

            Peu importe le nom de la doctrine qui les incarne, elle est essentiellement sans chaleur et périra de sa propre glaciation. En ce domaine comme en tant d’autres à une tendance humaine s’est encore substitué un principe profondément inhumain. Il n’est pas besoin d’être grand prophète pour prévoir la fin d’une société basée sur la jouissance et dont les deux poisons seront un jour également destructeurs : la frénésie et la mélancolie ; si l’on préfère des termes plus…. Thérapeutiques, nous définirons ces maladies fatales sous les espèces d’un délirium tremens ou d’une psychasthénie également meurtrière.

            C’est en présence d’un état de chose aussi pathétique qu’il conviendrait de prendre résolument conscience des destructions opérées et qui se poursuivront  tant que le régime durera, qu’il affecte une forme aigüe ou atténuée, et qu’il conviendrait encore de fonder hardiment un état nouveau tablant non plus sur des valeurs réelles jadis, mais dépassées par l’évolution. Il faudrait, il est vrai, pour inventer ces connaissances qui manquent, une imagination du cœur et de l’esprit capable, précisément par sa chaleur, d’instituer un état humain différent de la forme que lui avait imposée la civilisation patriarcale, mais capable, à son tour d’en dégager une, originale, et adaptée aux formes de notre temps.

            Tel qu’il demeure, notre monde est celui où l’argent reste le hideux parasite de la fonction humaine. Il n’a pu proposer à l’homme qu’un appât en centrant ses préoccupations diverses sur ce principe, source de toutes nos déficiences.

            Il devait fatalement céder à la sollicitation la plus facile et la plus répandue. Il devait, s’il était « en bas » justifier sa déchéance unique, en admettant que des vertus innées lui permissent de s’en rendre compte, en la comparant à delle des « maîtres ».

            Ce n’est pas sans danger qu’on fait entrer tant de positif dans la fonction sociale.

            Si nous parcourons du regard notre état social actuel, nous apercevons ces deux positions essentielles, les seules qui correspondent aux réalités inventées : le prolétaire et le financier.

            Tout ce qui se situe entre ces deux extrêmes doit fatalement osciller dans le sens de l’une ou de l’autre fonction ; Les éléments occupant la position intermédiaire forment cette classe dont l’étendue est imprécise mais dont la situation est en effet moyenne. Elle est par le fait même le non lieu social au centre du combat.

            C’est en effet son sort de recevoir le contre coup des projectiles échangés par les deux adversaires et de subir le destin que lui impose l’acte social : se vendre à la tête ou se minimiser par une adhésion au Nombre. Car le oins qu’on puisse dire de son incertitude, c’est qu’elle se trouve quelle que soit l’importance morale, technique de ses éléments particuliers, vouée à l’absorption  d’un Nombre qualitatif : celui de l’Or ou celui de la Masse. Ni par l’un, ni par l’autre, le vieux principe de la qualité des êtres, ou des choses ne joue en sa faveur, les deux Nombres opposés visant à l’accroissement, illimité, de leur puissance dont l’une s’établit sur un capital à l’extension volontairement infinie, et l’autre en opposant, fatalement à une masse de nombre, le poids d’une masse opposée.

            Placée en face d’un tel dilemme, la conscience moyenne de l’élément moyen sent croître son hésitation, aucune des fonctions auxquelles elle se sent rattachée par sa conscience ne formant l’enjeu, du conflit. Cette hésitation est encore un des aspects les plus pathétiques de notre âge moderne.

            Elle se sent, en effet, tout à coup, sans utilité dans cet élan qui ne fait entrer en ligne de compte que la puissance démesurée de ses besoins.

            Cette classe voudrait précisément exister par ce côté d’elle-même qu’elle estime désintéressé ; par cette partie de soi où le souci, non seulement de l’homme, mais du bien humain est le plus profondément ancré dans sa pensée, et, peut-être, dans son cœur ; mais la bataille ne se livre pas pour la primauté  de cette valeur foncière, elle sent parfaitement que chaque opposant ne cherche à l’attirer à soi que dans le dessein de faire servir à son profit un désintéressement dont il n’a cure.

            La classe moyenne ne pense pas en réalité le conflit, ceci parce qu’il est hors de ses préoccupations essentielles, comme se propres pensées se trouvent situées bien au-delà des buts qui sont l’enjeu de la lutte.

            Pour l’un comme pour l’autre des deux masses adverses, il n’est d’autres réalités que celles auxquelles leur poids correspond. Les idées ne sont rien ; elles sont moins que le vide que la trajectoire meurtrière des projectiles lancés parcourt, et plus elles s’avèrent subliment, plus également elles paraîtront dérisoires aux combattants.

            Humanité, Patrie, Religion ou simple Pensée ne constituent pour les combattants que des fictions dont on fait intervenir le prestige, parce qu’une obscure et incompréhensible obsession hante encore la conscience de l’individu ou des collectivités ; mais il demeure entendu que, si on peut à la rigueur mourir pour des entités, on ne leur sacrifie pas la moindre parcelle des intérêts engagés dans la lutte.

             

 Les oppositions peuvent être latentes, comprimées par des nécessités extérieures ou momentanées, elles n’en sont pas moins formelles. Le monde moderne voit revivre la lutte des Titans dont la Fable antique a parlé et aujourd’hui comme aux premiers âges de la vie cosmique, ce sont des états de forces qui luttent les uns contre les autres et non des préoccupations pensées ou des rêves idéaux. Le premier résultat d’une telle évolution  est de constituer la plus inimaginable régression que l’Humanité ait jamais vécu puisqu’elle nous reporte, non plus par l’image, mais par sa réalité, à l‘époque des fusions élémentaires. Il n’est pas excessif de soutenir que tout ce que la conscience humaine avait rêvé est refoulé par  les antagonismes en présence, en attendant, peut-être, d’être complètement effacé.

Il est dès lors aisé de concevoir les conjectures que la vie politique française, secouée, d’une part par l’ébranlement économique et d’autre part, par la fièvre démocratique, avait à supporter.

Sa vie sociale fut d’autant plus agitée qu’en principe le régime de liberté d’expressions qu’elle s’était octroyée  permettait, par de multiples formes de discussion d’aviver les antagonismes au point de les faire passer, en quelque sort, dans « l’usage social » de cette liberté, il ne pouvait naître qu’un profond dépérissement de l’unité commune, chacun ramenant strictement à la notion de ses intérêts ce qu’il pouvait apercevoir ou espérer de conflits en cours.

Les conflits politiques sont passés de l’intérêt général, de la discussion de certains « principes » - tel que le droit de penser, de se réunir, d’écrire librement- à l’attaque d’intérêts particuliers. Nous devons voir, dans cette indéniable décadence, l’effet de l’exercice démocratique, mais nous serions profondément injustes en ne soulignant pas, au besoin avec véhémence, combien les défauts de ce style politique  et social, ont été aggravés par les vices de l’organisation économique mondiale.

En présence d’une société, tout entière préoccupée à s’enrichir et sans que cette intention fut contrebalancée par des services sociaux d’ordre général, il était fatal que les passions politiques s’emparent, avec avidité d’exemples dont la démagogie pouvait profiter pour alimenter sa propagande. .. Il était non moins fatal que l’homme qui vivait « en bas », dans les conditions d’existence souvent déplorables, ou, pour le moins insuffisantes, n’arrive qu’à substituer le but matériel au but idéal qui avait été celui de la première révolution – et encore, de la seconde, en 1848. Il était fatal, que sous la poussée des faits, l’homme du peuple en soit amené à l’embourgeoisement que nous avons pu constater et qui l’amenait à confondre deux points de vue indépendants : le standard vital et la révolution.

L’Amérique fournit un exemple, hélas probant de cette confusion déplorable. Elle est le pays où l’ouvrier peut posséder le standard le plus « élevé » ; elle est également le pays où l’élan révolutionnaire est le plus pauvre ; où par contre le conformisme s’étend à toutes les classes de la société. Elle constitue l’exemple le plus typique de la décadence de l’idée prométhéenne ou du sens révolutionnaire. Elle est celle encore où le matérialisme béat est le plus répandu et pour tout dire, le pays où le niveau intellectuel est collectivement le plus bas. 

Peut-être d’ailleurs est ce à cette aptitude au non criticisme que la société américaine doit sa paix sociale, ou son inquiétude politique. Elle a supprimé de qu’il pouvait y avoir de nocif dans l’exercice politique en le supprimant en fait, grâce à la mainmise du capitalisme sur toutes les formes d’informations ou d’éducation. L’individu est chloroformé ; on lui distille ce qu’il peut penser et ce qu’il doit croire. Ainsi certes, un danger est écarté, mais ce n’est pas au profit d’un avantage, puisque l’homme, avec un pareil système devient une machine dont on règle le fonctionnement social selon des intérêts qui pour être gigantesques n’en sont pas moins misérables ; Mais nous ne devons pas oublier que c’est en ce pays que l’homme est conçu sous l’aspect d’un être dont la raison est de consommer ce que la machine produit, afin que les dividendes s’accroissent infiniment et que la spéculation boursière reste la cause de la présence humaine sur ce globe (1)

(1)   Lire à ce sujet l’article de NEM0 sur La brochure de Taylor – Abrutissement et Capitalisme paru en 1913 dans le Libertaire et repris dans la revue « A contre courant » d’Henry Poulaille N°9 1936

 

Le matérialisme financier n’est pas né en Amérique mais il y a fondé un état d’esprit que rien n’a contrebalancé et il y règne à l’état pur, selon que cet esprit envahit l‘Europe, ou que le sens européen, encore teinté d’humanisme résiste, la fonction humaine, diminue dans le monde ou s’intensifie.

Il n’est pas en tout cas de position plus antagoniste à celle que notre continent a pensé, incarné pendant des siècles, que celle que nous pouvons découvrir de l’autre côté de l’Océan et tout progrès de l’américanisme correspond à une nouvelle mutilation de cette notion humaine couvée au plus profond de notre instinct social.

Si nous considérons ce monde actuel et les forces antagonistes dont il est plein, la défaite française devient un minime incident du conflit sournois et latent qui déchire la vie actuelle.

Ce serait, de notre part, une importante erreur de supposer que la vie disparue était le modèle de la perfection, mais elle avait, au moins sa profonde logique, basée sur l’état naturel trouvé dans la famille et la propriété quoi donnaient après ce point de départ, naissance à une hiérarchie chargée de répéter la fonction initiale. Il est loisible de soutenir qu’à partir de l’intimité familiale, le sens de la communauté ne cessait de s’amplifier, répétant sur des plans différents, une première image de la condition humaine, au point que le souverain ou le pontife se considéraient comme père des sujets des fidèles dont ils avaient la garde.

A cette notion simple, mais admirablement directe, à cette image de la vie profonde et naturelle – naturelle, parce que profonde !- il faudrait opposer la relation qu’est capable d’imaginer le détenteur d’actions d’une affaire quel et sa relation l’unissant à la foule dont l’entreprise assure le salaire. Il nous faudrait, pouvoir imaginer – si cela était possible- le sentiment de responsabilité morale existant en ce cerveau….

Cette relation n’existe pas et ne peut exister. Or, il ne s’est jamais trouvé dans le monde une position semblable .A aucun moment de notre histoire, même avec les monarchies d’essence divine des Pharaons, de l’Inde, pareille abîme n’avait existé entre les fonctions communes.

La solidarité, entre ces deux points de l’espace social est aussi vague que celle qu’il nous est possible d’éprouver pour la créature hypothétique d’une planète lointaine.

Le désarroi qui étreint le monde vient de cette implacable indifférence, si vite transposée sur le plan des intérêts antagonistes, dont la rivalité s’accroît d’autant.

Il faudrait avoir le courage de choisir entre deux positions inconciliables : l’homme ou son invention, la machine, qui n’est rien par elle-même, sinon le symbole de l’autre réalité : le moyen financier qui, aujourd’hui, engendre la machine, sans s’intéresser à elle d’ailleurs, autrement que dans la mesure où elle constitue « une affaire ».

Car il faut bien nous convaincre que la science, elle-même n’est rien qu’un instrument dont le potentat sent la nécessité et qu’il encourage dans l’exacte mesure, toujours où elle soutient ses intérêts. Seule donc, l’apparence est scientifique, en réalité, elle st exclusivement financière.

Dans la mesure où nous acceptons de perdre nos réalités morales, nous inclinons dans le sens d’un état, dans celle où nous nous révoltons, nous tendons à le nier. Mais, en ce cas, le sacrifice ne saurait être partiel : il nous faut dompter le nouveau Dragon. Cela suppose une volonté dont peu de nos contemporains ont conscience. En réalité ils préfèrent pactiser, acceptant les avantages matériels que la vie nouvelle propose, pour ne regimber – d’ailleurs faiblement et sans conviction arrêtée  ni définie qu’aux instants où l’esclavage se fait trop pressant.

De cette mitoyenneté nait  l’effarant  automatisme de l’européen moderne  et cette soumission parfaitement veule à un état de faits qui, parce qu’il est, -doit être ! - et qu’on subit, en tentant de pallier ses inconvénients à l’aide de rappels moraux qui font ressurgir, aux surfaces de la conscience, les anciennes entités, dont on sent  qu’elles ont constitué des valeurs civilisatrices éprouvées mais dont on refuse de sentir la pusillanimité dans ce monde forgé, terriblement, par l’évolution industrielle.

Dans la mesure où l’homme acceptera de n’être pas supérieur à la machine que « l’affaire » produit, c'est-à-dire d’être un rouage sans conscience personnelle ou collective il aura transcendé ce qui semble lui suffire, il est vrai au parfait accomplissement de son fonctionnement ;

 

 

La défaite française a plus de signification que n’en a possédé celle de l’Allemagne il y a 23 ans, ou plutôt elle est  un chaînon de plus dans les démembrements des symboles vaincus.

Peut-être peut-on soutenir que l’armature impériale allemande constituait une suprême survivance du Moyen Age dans le temps actuels. Le jeune empire avait même conservé, dans son aspect un peu de cette raideur prussienne d’un autre âge et cela s’est écroulé.

Dans ce monde si bizarrement composite, où le passé anachronique est accepté par un présent, trop rapidement constitué et dont les valeurs sont incertaines, le délabrement d’un état de choses hors d’usage doit, fatalement entraîner dans sa décomposition  une seconde organisation également épuisée. C’est ainsi que la défaillance démocratique et une forme de vie économique,  se trouve associées à la défaite antérieure ; défaite dont elle avait, tout de même prévu les effets possibles, car elle a tenté, autant que cela lui était possible d’en atténuer les conséquences.

Ce monde n’a pas trouvé sa base ou plutôt ne s’est pas assuré d’une base réelle, c’est à dire d’une base qui dure et qui est réelle parce que d’essence morale. Il a accumulé les inventions, les richesses ; il a accéléré le mouvement vital privé et collectif ; mais on peut toujours augmenter la vitesse d’un mouvement, comme il est loisible, en donnant à la richesse un aspect artificiel, d’augmenter le volume des richesses apparentes. Nous savons même comment il suffit de les multiplier, abstraitement, à l’aide de simples opérations boursières !

Encore une fois, ces déchaînements ne créent pas de reculs moraux, fondamentaux. C’est la raison  pour laquelle les privilégiés de ce temps conservent avec un mélange d’attendrissement et d’ironie, les valeurs qu’ils ont aidé à vaincre, quand il était encore nécessaire, au nouvel état de choses, d’exiger, au moins momentanément, que la place où devait s’instaurer la vie moderne soit nette. Mais, dès le moment où la possession nouvelle a donné naissance à une impulsion conservatrice, les deux états se sont épaulés, mêlant, dans leur fusion, l’n, le regret d’un passé dont on tentait de conserver quelques parcelles, l’autre la hantise d’une dépossession provoquée par l’intervention de ce nombre auquel il avait bien fallu faire appel, et dont le concours restait une nécessité, en même temps qu’il constituait un danger permanent. Le moins qu’on puisse dire, de ce monde est qu’il est empli de contradictions.

                                                                                                                                                                                                                                                                                                                      

 

***

 

 

Ce sont elles qui ont joué pendant les vingt ans de paix intermédiaire et qui ont exercé une influence néfaste sur les décisions économiques, politiques imposées à la vie de l’Europe. Ce sont elles qui ont énervé l’énergie des peuples que la victoire avait plongé dans l’hypnose du bien être et qui ont fait, enfin que ce monde a vécu sans sursauts après le grand massacre. C’est qu’il y avait dans la vie des peuples, dans la lassitude de leurs états moraux de tels antagonismes qu’une grande politique devenait irréalisable.  C’est la raison pour laquelle il convient d’attaquer bien plus les institutions bâtardes laissées en place, que les hommes dont les noms sont dans les esprits et qui sont considérés comme responsables de notre défaite.

D’une part, un monde « dirigeant » affreusement mêlé. Partout, des hommes dont la présence aux postes de commandement est un non sens absolu. Visiblement, ils ne comprennent rien à leur époque et ressemblent au plan où nous les voyons apparaître aux personnages désuets – dont ils n’ont pas toujours l’élégance surannée – des opérettes viennoises. Monde en particulier des diplomates, des militaires. Monde du clergé également. Et tout ce monde intermédiaire des officines littéraires, officielles et privées où chacun tente de s’assimiler un peu de la grâce des siècles éteints, siècles, il est vrai des grandes sociabilités, dont l’abolition est à ce point préjudiciable à ce genre d’exercice : politique, militaire, diplomatique, clérical et littéraire que les tenants actuels du rôle en conservent la forte nostalgie.

On y parle des « valeurs spirituelles » oubliant, dans les calculs faits que si la donnée est exacte, chaque époque a les siennes, et qu’il conviendrait de rechercher celles qu’il faut extraire, par la pensée conceptuelle d’abord, par l’action, ensuite, de ce monde, dont les façons de vivre sont neuves si les délices mentaux en paraissent surannés.

Sur le plan politique comme sur celui de l’économie, on y est intensément réactionnaire. On refuse les faits dans les deux domaines, ce qui entraîne le raisonnement à juger en fonction de l’état des choses antérieures à la révolution de 1789 et à l’évolution scientifico-industrielle ; en présence d

e dynamismes nouveaux, on oppose les structures qu’ils ont eu précisément, pour buts, de dépasser.

On oublie qu’une des lois de l’organisation novelle veut que l’énergie, au lieu de se concentrer, s’éparpille et qu’il en naisse la nécessité d’amalgames, idéaux et matériels dont le passé ne pouvait concevoir l’image, et à plus forte raison, procurer la représentation .

Ceci  fait qu’au cœur même de ce monde, en mouvement vers d’autres états  que ceux qu’une organisation patriarcale lui avait  imposés, un pouvoir, à la fois occulte et présent, freine constamment, introduisant un antagonisme de plus dans son fonctionnement, et  le rendant, par là même, inapte à toute adaptation.

Ou bien, en effet, la vire intérieure de l’homme actuel est un vide, et c’est alors une démence d’amoralité qui l’absorbe ou bien, elle sert de refuge à des notions de vie morale que l’évolution ne peut que contredire ; ou bien, encore, elle est strictement immorale, ses tendances se ramenant à une simple exploitation de l’homme par l’homme sans, nous l’avons vu, qu’intervienne le moindre principe de continuité.

L’époque obéit à cette balistique aux propriétés contradictoires, et, jamais, n’ont été plus opposés, irréconciliablement, les trois opérations de la vie pensante, liées à l’acte du temps ou de la durée : passé, présent, avenir.

La politique des sociétés modernes est mue par des forces chargées de se neutraliser. Il en naît une incohérence dont la politique française a donné une image exacte et qui a réussi à frapper de paralysie ses meilleures intentions. Il s’agit de quelque chose de si profond, de si intime que nous dirons que, non seulement l’équilibre n’est point, mais qu’encore les conditions, rendant la stabilité possible, ont été nettement écartées.

 

***

 

 

 Que l’intervention de la science dans la vie pratique soit nécessairement un bien pour l’homme est une hypothèse qu’il conviendra peut-être, un jour d’examiner. Cette exploration ne pouvant trouver sa place en cette étude, nous nous garderons de la provoquer.

N’en poursuivant pas la recherche, nous dirons simplement  de cette évolution : elle est ! – et toutes nos raisons même si nous les découvrions excellentes, ne feraient pas que cette évolution a eu lieu. Ce qu’il convient, en tenant, pour l’instant, les yeux fixés sur le passé, c’est de tenter de définir le caractère apparu de façon si rapide  qu’on pourrait le croire préconçu.

Cette intervention a pour but de créer une vie où la quantité devient un principe. La vie sociale qui, jusqu’à ce  moment, n’avait œuvré qu’en vue d’assurer des sélections rigoureuses, va se trouver devant la nécessité d’abandonner sa base, à la fois pensante et active, abstraite et concrète, pour lui opposer un principe absolument différent.

C’est un renversement de valeurs si radical qu’il rend inconcevable  la collaboration du passé avec le présent.

A partir de cette apparition, l’Histoire humaine se scinde en deux périodes que rien ne peut unir, hors l’indifférence de l’écoulement vital.

Par l’effet d’une coïncidence curieuse, la révolution française se trouve chargée de la responsabilité d’une transformation politique qu’elle a, en effet, effectuée, mais qui n’est rien, aux regards  de la révolution invisible que la vie économique apporte avec elle. Avec la tête de Louis XVI un régime succombe, il est vrai ; mais c’est aussi une réalité humaine et sociale qui se trouve décapitée : l’immémoriale organisation patriarcale, seule connue jusqu’à ce moment, et qu’elle qu’ai été l’organisation politique de la société humaine : générale avec Rome, particulière avec le Moyen Age ou les Monarchies qui lui succèdent, est dépassée ; 

Désormais la vie sociale ne s’équilibre plus en fonction d’une élite qu’elle doit produire, mais en fonction d’une masse dont la densité ne fera que s’accroître, au fur et à mesure que l’évolution précisera son importance.

Si nous ramenons les principes à une opposition sommaire, nous la définirons ainsi : au problème de « l’un » succède celui du « tous », étant bien entendu que cette définition vise toutes les totalités, humaines, financières ou des matières premières.

Si l’homme vivant avait pu prendre conscience de la révolution que la vie venait d’introduire dans son propre organisme, des antagonismes se fussent heurtés, nous le savons, mais ils eussent été directs, et la conséquence, logique, du geste que l’humanité venait d’accomplir. Les deux masses Nombre-homme, et Nombre-argent se fussent étreintes comme elles sont appelées à le faire, mais peut-être aurait-on vu mûrir un état social  humain enfin équilibré sur quelque chose. Et peut-être, une construction, pour arbitraire qu’elle aurait été n’eût-elle pas manqué de s’établir sur l’une ou l’autre des deux cohérences que chaque masse rendait possible.

Pour semblable « conversion » et afin qu’elle donne les résultats dont la situation était pleine, il était indispensable que l’homme réel, c'est-à-dire celui qui vivait l’opération, eut conscience du changement imposé et qu’il possède la faculté courageuse qui, seule, permet de se jeter dans le risque social, comme un corps de nageur se lance dans l’océan.

Il s’agissait en effet rien moins que de rompre  avec les pensées, les habitudes – peut-être, la pensée en est-elle une dont on a peu conscience ?- créées par la vie naturelle, pour leur substituer des habitudes mentales et physiques, empruntées aux formes fatalement artificielles que la vie nouvelle produisait ou allait faire intervenir.

Ce qu’il était désirable d’éviter, surtout, c’était cette superposition d’éléments humains, sociaux, dont les gestes, dont les corps acceptaient des façons nouvelles d’être économiquement, mais dont les préoccupations spirituelles et intellectuelles restaient orientées vers le passé.

 

***

 

 

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19 octobre 2011 3 19 /10 /octobre /2011 14:02

C’est à cette période que les échanges avec Jean Richard Bloch vont prendre toute leur valeur ; ils s’ouvrent par une belle lettre de Bloch datée de la Mérigote du 9 septembre 1940 en réponse à celle de Nemo qu’il juge « belle et bonne » Puis de sa belle écriture et dans un style irréprochable suivent des lettres du 17 Octobre 40 depuis son domicile parisien du 27 rue de Richelieu où il analyse « l’aveuglement orgueilleux ou intéressé (ou les deux) d’une petite élite oligarchique à qui le gouvernement est confié »,il ajoute « « je me suis rallié, depuis longtemps à la solution moyenne qui était – et sera – celle d’un parti, supprimé à cause de cela précisément. Un Parti assez vaste pour être immergé par la base dans la masse et imprégné à tout moment des justes aspirations du nombre, -assez restreint pour rester à tout moment une formation aristocratique au sens étymologique du mot, disciplinée, nourrie intellectuellement et instruite politiquement, apte à la manœuvre, ouverte à la compréhension et à la communication rapide des nécessités de l’action et, à la fois, de la doctrine, soumise à une obligation constante de culture et d’amélioration, animée d’un grand esprit de sacrifice, de jeunesse, d’enthousiasme et d’amour . Ce parti existait, il existera ». Et il ajoute : « Affectueusement, fraternellement à vous, ami. JR B. PS : Je ne m’occupe d’ailleurs plus du tout de politique, mais uniquement de poétique ».  Le 6 janvier 41 ses vœux vont  à Nemo « à tous nos amis, à ce pauvre, grand et douloureux pays qui ne veut pas mourir et ne mourra pas  »  enfin le 16 mars 1941 Bloch parle de son installation précaire et provisoire à Paris mais aussi d’allers et retours à la Mérigote qui est menacée de réquisition. On connaît la triste fin de cette mise en vente de 1943 de la maison de « JR Bloch de race juive » précise l’affiche remise à jour par ses descendants. 

Deux lettres de Paul Valéry âgé de 70 ans viennent le conforter dans l’effort entrepris pour propager les paroles du poète. Mais c’est surtout son secrétaire Julien Pierre Monod qui congratule le conférencier et ce jusqu’en 1944 ; ce banquier dit « valéryanum » est un mécène lettré qui  assure la correspondance du Maître. Monod adresse même à Nemo un exemplaire  du dernier numéro de janvier 41 de la NRF où Valéry publie « la Cantate du Narcisse » en précisant : « A qui mieux qu’à vous pourrais-je destiner l’exemplaire de la NRF de Janvier que, en dehors du mien (non sans peine !)  je m’étais procuré. Je vous l’adresse Monsieur, car vous l’avez certainement mérité. »

La dernière image que conservait pieusement Nemo représente le poète de « Charmes » en compagnie de Mme Louis Gillet et de Georges Duhamel à la rédaction du Figaro  le 26 aout 1944 jour de la Libération

Les lettres se raréfient ou ont disparu lors des nombreux déplacements de Nemo entre 1941 et 1945 qui trouve refuge chez des amis ici ou là. Une curieuse lettre retrouvée et postée de Troyes le 7 Juin 1939 alors que Nemo vient d’être démobilisé  est adressée à son ami le peintre  Charles Picart Ledoux (1881-1959), il  évoque « le Château Noir » près d’Aix en Provence loué par Joël et Gaby Teissier. On connaît la destinée de ce château du Diable loué par Cézanne au pied de la sainte Victoire et ce jusqu’en 1902  puis devint  le refuge des artistes allemands et autrichiens persécutés par les nazis dès 1933  dont parle Mireille Pinsseau dans son livre  « Comment les innombrables peintres qui se trouvaient en Provence et sur la Côte d'Azur pendant la Seconde Guerre mondiale vécurent-ils cette période troublée et douloureuse ? Peintres provençaux, artistes de renommée internationale habitués de ces lieux, artistes réfugiés sur la Côte dès 1933 pour fuir le régime nazi de leur pays, résistants de retour de la guerre d'Espagne, opposants à la politique du gouvernement de Vichy, quelle fut à tous leur attitude face à un régime qui considérait l'art moderne comme une grave menace et voulait juguler l'expression libératrice qu'ils représentaient ? Comment le silence qui leur fut imposé, la solitude, la misère et la peur influencèrent-ils leur création ? L'histoire de ces artistes dans la région pendant cette période, qui fut courte mais terrible, est celle du courage, de la spiritualité et de la persévérance.

 De fait, en 1940-1942, la région marseillaise voit cohabiter deux populations : les «autochtones », souvent majoritairement issus eux-mêmes d’une immigration plus ancienne, et les « réfugiés ». Un nouvel univers se crée et se superpose à la ville, sauf peut-être pour les politiques, liés par leurs propres réseaux à la population locale.

« Je suis passé à Aix pour essayer de sortir de cette interminable histoire que Nette entretient avec une sage malignité.

Je suis allé au Château noir où j’ai trouvé Joël Teissier en train d’aménager des câbles électriques. Il n’avait rien à louer. D’ailleurs, après avoir vu mon avoué, je pense que notre présence n’y sera pas indispensable cet été et j’ai tant souffert en retrouvant ce paysage qui fut le cadre de la lutte terrible menée contre mon aspiration au bonheur, il y a quatre ans, que je n’ai pas envie d’y revenir.

Joël loue Château Noir à l’année ? Il y avait aussi parmi ses locataires des personnes qui désiraient organiser à Marseille une exposition de tes toiles. Si j’ai bien compris elles possèdent une galerie et le milieu serait favorable »

« Je vais rester ici jusqu’aux vacances et tu peux m’y écrire : poste restante, car à l’adresse où je niche, je suis incognito. Et je ne sais pas encore où nous passerons notre été. Un moment on avait songé à demeurer à montmorency, mais je redoute un peu deux mois et demi avec ma bavarde de mère. Je crains aussi après le long effort que viendra de terminer Yvonne, l‘absence de repos absolu ne la remette pas en état pour reprendre sans fatigue en Octobre. Moi-même me suis beaucoup démené et pour de piètres résultats matériels ! Mais la fatigue est là tant et si bien que si Ker Paulo est toujours à louer, il se pourrait que nous nous y glissions. Savez-vous ce que vous deviendrez. On dirait que les fous qui gouvernent ont réciproquement la frousse d’un grand conflit – touchons du bois sacré bon sang ! Enfin, je ne sais si les peintres et les écrivains se tirent d’affaire, mais je suis convaincu que les marchands de canons doivent délirer d’enthousiasme….

Nous vous embrassons tous les trois, une fois pour toi, deux fois pour Marcelle et trois fois pour Jacqueline et vous disons encore : bien affectueusement.     Maxime.

PS : Il était entendu que je te voyais mercredi ou jeudi dernier, Christian * qui est mobilisé à Toulon est arrivé en permission et m’a pris le peu de temps dont je disposais.

  • Il s’agit de Christian Baugey deuxième fils de Maxime Nemo qui sera américaniste ethnologue pour le Crefal au Mexique où il  croisera Artaud, puis  émissaire au Cambodge pour l’Unesco et enfin Haut Commissaire pour les affaires allemandes et autrichiennes au Ministère des Affaires Etrangères, photographe d’art jusqu’en 1974 où l’on perd sa trace.

Cette parenthèse aixoise rappelle qu’avant la guerre Maxime et Antoinette Nemo louaient à Meyreuil, le Montaiguet au "Château Simone" et où il était locataire,  mais à quelques kilomètres sur la route du Tholonet d’autres  locataires du  "Château Noir" ont dû  influencer sa connaissance de la littérature et de la peinture allemande car une importante colonie d'artistes allemands et autrichiens y avaient élu domicile autour de  Krantz et d'autres. Les propriétaires Joël et Gaby Teissier y invitaient de nombreux amis qui partageaient  leur exil entre Paris et le pays d'Aix, Léo Marschütz né le 29 aout 1903 est arrivé en 1928 à Château noir avec son amie bavaroise Anna Kraus (portant souvent une musette), il est grand, mince, dynamique; il a un accent rocailleux il aime les rencontres entre camarades comme André Marchand et Tristan Tzara. Il a pour voisins son propriétaire le dessinateur Joël Tessier et son épouse Gaby, belle brune, l'homme de lettres sarrois Gustav Regler,le futur critique d'art John Rewald qui avait grandi à Hambourg, les peintres Laves, André Masson, Frédéric Nathanson. Les propriétaires  invitent toujours une foule d'amis et passent de charmantes journées en compagnie des peintres du "Château Noir" comme Kaufmann, Sagave, Goetzfreid, Konrad Wachmann ou Robert Altman....Léo Marschütz quant à lui se terrait dans un poulailler du "Château noir" pour prévenir une éventuelle arrestation.

Le 4 avril 1943, il reçoit de Jean Paulhan qui dirige alors la NRF des remerciements pour sa lettre où il affirme qu’ « il est bon de se serrer les coudes, de temps en temps » et il ajoute : « D’accord avec vous sur le fond, sauf que j’estime plus d’un espoir possible_ je veux dire immédiatement possible. Quant aux dangers d’une littérature strictement individuelle, d’accord aussi. (C’est à peu près tout le sujet de mes Fleurs de Tarbes. 1936). Je suis impatient de lire les œuvres que vous préparez. A vous bien cordialement. Jean Paulhan.

 

C’est entre Chambéry, Courcité (en Mayenne) et Aix en Provence donc entre zone occupée et zone libre que Nemo se ménage quelques pauses d’écriture et complète son Journal dont j’extrais ici un  temps fort qui est celui de son analyse d’une défaite militaire mais surtout morale.

Les Français de 1940

Ce texte inédit de Maxime Nemo est très atypique et semble faire écho aux débats du moment tant à la NRF que dans le livre de Julien Benda sur « la trahison des clercs » et démonte les mécanismes de la défaite non pas militaire mais politique  qui a entrainé une déliquescence des esprits. Son analyse se veut philosophique et politique tout en restant en marge des événements et des hommes qu’il ne cite que rarement, tout en les convoquant au besoin en filigrane mais sans les nommer. Son verdict est amer et désabusé et met en évidence un manque de clairvoyance des élites et une rupture radicale entre deux modes de vie et de pensée. On le reliera utilement  à d’autres textes inédits également de 1941 intitulés « Exode » et «  sous forme de prédictions » très éclairants sur les polémiques de l’entre deux guerre. Hors de tout engagement politique, le philosophe se pose en témoin éclairé et lucide sur les fondements d’une époque qui s’achève et qu’il a bien connue et en visionnaire sur les disfonctionnements de ce qui se met en place avec la science et l’économie comme seuls enjeux du réel.

Le texte se compose de 35 feuillets, n’a pas de titre et n’est pas formellement daté mais il est aisé de penser qu’il a été rédigé durant l’une des périodes de retraite où Nemo remplit ses Cahiers d’Exode entre Chambéry et la Mayenne. Il faudrait bien sûr les rassembler pour leur donner toute leur cohérence et leur force.

 

Lorsque la défaite subie les eut frappés et qu'ils durent ouvrir les yeux et constater les réalités, les Français de l'An 1940 constatèrent avec stupeur que leur existence était vide. Ils se fâchèrent alors, ce qui est le propre des enfants trop gâtés. Une des amertumes de ce temps, qui en comporte de nombreuses, fut celle qui révéla l'aptitude qu'avaient les adultes à agir comme les enfants, lorsque ceux-ci sont non seulement gâtés, mais proprement pourris. Il est très vrai que les Français sortaient d'une pourriture dont ils étaient les tristes bénéficiaires, et en tant que tels, leur réaction fut ce qu'on pouvait attendre de tels gens et de tels cœurs: ils se fâchèrent un peu plus entre eux.

Il est vrai qu'il est difficile de se défaire d'habitudes profondément acquises; l'un des faits qui semble le plus miraculeux, c'est qu'en mai 1940, la France ait été encore debout. ce n'était point de la faute des  Français. Il serait imprudent de soutenir qu'ils aimaient leur pays ! Car chérir l'existence qu'une vie, sinon confortable, au moins douillette assure à chacun n'a jamais passé pour une preuve d'amour. Ce qui restait de sol travaillé suffisait à la béatitude du plus grand nombre, et ce sol avait malheureusement, la qualité d'être fertile. Ils recevaient du sol une caresse qui se traduit en substances délicates autant qu'agréables: vins, fruits, produits dont la succulence suffisait à engourdir les revendications qu'ils n'eussent pas manqué d'adresser à leur terre nourricière s'il lui était arrivé de fournir, à leur paresse, des satisfactions jugées suffisantes. Mais la terre portait à ce point leur mollesse qu'ils eussent été mal avisés de lui adresser le plus infime reproche. Ils n'en formulaient donc pas, non que leur ingratitude fût, tout de même incapable de le faire, mais parce qu'ils étaient peu conscients de l'origine des faveurs dont la terre les enrichissait et qu'ils se contentaient de goûter le vin, les fruits et tous les produits du sol national, ou "impérial" avec cette indifférence qu'on découvre, en présence des dons les plus fastueux, chez les enfants pourris et chez les parvenus.

 

Les Français faisaient de même en face d'un des admirables paysages dont leur territoire est emplis; soit que l'aspect en ait été emprunté à la Nature, soit qu'il rappelât une page de leur histoire. IL existe en effet, les paysages "donnés" et ceux que le génie ajoute à l'ordonnance des lignes naturelles.

C'était une place forte, destinée à assurer la sécurité d'une famille ou d'un bourg ou d'une ville; c'était le séjour d'un grand seigneur ou celui d'un simple bourgeois; c'était une église destinée à la foi ou un parc réservé à la vie fastueuse de princes disparus. Il y avait, tant de choses laissées par la vie éteinte, d'innombrables témoignages d'instincts puissants et raffinés, dominés par le souci d'une élégance elle même vivifiée par l'intelligence...En dépit des destructions opérées, ces témoignages s'étendaient sur une longue série de siècles et pouvaient attester qu'un long passé s'alignait devant l'homme vivant et comportait une série d'actes glorieux dont il convenait sans doute de prendre conscience et d'accepter la responsabilité.

            Mais il faut croire qu'une rupture s'était creusée entre l'individu présent et les témoignages échelonnés parmi tant de plaines, de vallons ou de villes; car, après les avoir regardés, l'actuel Français, rentré au coin de France où le cloitraient ses affaires, retrouvait la maison neuve, souvent hideuse, qu'il avait fait édifier, de laquelle, cependant, il était très fier, ainsi que du jardin sans goût qui l'entourait, ainsi que de sa salle à manger "moderne" ou Hollandaise et des chromos qu'il accrochait  aux murs, non pour témoigner d'un amour quelconque de la peinture, mais seulement, parce que "cela se faisait" et que c'était une occasion d'étaler un signe de luxe aux yeux des visiteurs ou des amis.       

Il lui suffisait en effet de vivre avec indifférence, la certitude du train de vie étant à peu près assurée au nom d'un minimum d'inconvénients et d'efforts. Le sort avait voulu qu'il naisse en ce pays; il n'en voulait pas au sort du au pays, à la condition, bien entendu, qu'une telle accumulation de dons ne vint pas esquisser l'ombre d'une responsabilité à prendre.

Le Français étant d'autant moins malheureux de sentir cet immense passé étendu, à l'état d'ombre, devant la vie présente que, s'il était "bien pensant", ce passé constituerait une source excellente de références dont ses polémiques profiteraient et s'il ne l'était pas..... A vrai dire, le Français actuel, ou devenu tel, était constamment bien pensant car qu'elle ne fût son orientation momentanée, en politique, en morale ou en toute autre chose, le passé constituait le support essentiel où sa vanité puisait son énergie et servait à justifier son indolence.

Les morales dont on l'abreuvait lui avaient, toutes, affirmé qu'il savait user des choses avec mesure.sa mesure était telle à présent qu'il négligeait de la manifester, tant cette supériorité était comme incluse  dans le seul énoncé de sa personne, ou physique ou morale. Il apportait cette mesure jusque dans l'amour qu'il était censé éprouver pour les multiples aspects de son génie. C'était surtout en ce lieu que la mesure était évidente, tant la discrétion de sa passion était comme retenue – par la pudeur- que l’homme français actuel manifestait à l’égard des choses qui lui étaient familières, sinon chères.

Les sources de la patrie sont innombrables, puisqu’elles correspondent aux formes, également infinies de la sensibilité. Celles du français actuel s’affirmaient limitées, sans doute parce que redoutant les écarts d’une imagination, jadis puissante, il prétendait n’user de la sienne qu’avec encore cette circonspection dont l’exercice ne nécessite en la limitant admirablement, qu’une dépense infinitésimale de chaleur intérieure. On ne sait jamais jusqu’à quel point entraine le début imaginatif d’une manifestation quelconque ; le mieux est de ne rien manifester. N’avait-il pas vaguement entendu parler de débordements dont des êtres – à ses yeux privés de raison d’être à la vérité ! – s’étaient rendus coupables. Il ne savait pas grand-chose de la vie de ses personnages dont les œuvres subsistaient : peintres, poètes, musiciens, constructeurs, assez pourtant pour ne pas ignorer que le récit de ces vies était écrit noir sur blanc, dans certains livres et que ces exemples constituaient d’incertains avantages. Ne disait-on pas, ceci, -le Français l’avais retenu ! -que plusieurs parmi les individus avaient souffert afin d’exprimer leur rêve des choses ou de l’homme. Or, il manifestait une particulière horreur de la souffrance, même de celle qui peut-être obtenue par contagion.

Le mieux était donc de s’engourdir à ignorer, si bien que la patrie se résumait pour lui à l’association de quelques lettres dont il était parfaitement inutile de rechercher la sémantique. Il était entendu que le mot patrie ne signifiait qu’un échange unilatéral de dons, sauf si un sort subi voulait que la question de la guerre intervînt. Il restait au Français la vigueur nécessaire de mourir alors. Il est vrai que lorsque cette forme de courage fait défaut tout ce qui a créé la race, la nationalité se trouve alors éteint. Cet homme possédait encore,  -mais c’était la dernière !- la force  de mourir pour son pays. C’est beaucoup lorsqu’il s’agit de le sauver, à l’aide d’un suprême coup de reins, d’une menace extérieure ; cependant le sacrifice est insuffisant quand il s’agit de perpétuer l’existence de ce même pays.

On ne sait quelle influence avait enlevé aux Français la patience de faire vivre un pays, l’œuvre de ce pays, en nourrissant cette œuvre du lait de leur ténacité. Les seins étaient taris.

Et c’est ainsi que n’ayant plus de lieu central où se réunir, lorsque la défaite leur eut enlevé cette faculté superficielle de jouir qu’ils croyaient posséder – car le pire est qu’ils n’en possédaient pas de jouissances réelles, et profondes – Les Français privés de patrie parce que dépourvus d’amour et de cette faculté de sacrifice, que toute passion suppose, se trouvant devant un vide imprévu, s’accusèrent, mutuellement d’être la cause première du mal qui venait de fondre sur l’ensemble du corps social.

Selon le lieu où la géométrie politique avait situé leur position, au moment  de l’épreuve ou avant qu’elle se produise, ils se tournèrent vers celui auquel auparavant, ils faisaient déjà partir les inconvénients éprouvés et le rendirent responsables du désastre.

Il y eut donc une division des responsabilités et une répartition des accusations, l’endroit d’où elles émergeaient étant tenu pour le seul à avoir agi dans le sens de l’intérêt général. Il se produisit ce fait que tant d’égoïsme explique fort bien,  la notion de responsabilité fuit exactement conçue comme l’était celle de l’impôt avant la période tragique : elle incomba au voisin, mais non à soi même. Justifiant les prétextes par un fait volontairement ou inconsciemment isolé de l’ensemble politique des vingt dernières années, les français tentèrent de se délivrer de la hantise d’une culpabilité possible, en exigeant qu’elle incombe à telle fraction politique combattue depuis vingt ans, ou plus.  C’est dire qu’ils se retrouvèrent dans le désastre, identiques à ce qu’ils étaient avant : des participants convaincus de l’excellence de leurs préjugés idéologiques ou religieux, incapables de se délivrer d’habitudes qui avaient, pendant si longtemps constitué leur unique raison d’être, encore et toujours, des Français actuels.

Car ce que, sans doute l’Histoire de cette période, si elle sait et peut-être sincère enregistrera, c’est que leur unique principe d’union à un sol, au climat, au passé, à l’œuvre antérieure fuit constitué par un égal amour de la division. Il existait en effet, une France, mais elle était habitée par une infinité de positions, plus doctrinales les unes que les autres, chacune se voulant à ce point dogmatique qu’elle sous entendait l’exclusion radicale des autres points de vue. , exclusion réciproque qu’empêcha seule, une volonté totalement velléitaire.  A force de diviser l’opinion, en favorisant une infinie liberté d’expression, le régime en était arrivé à rendre improbable la suprématie d’un point de vue particulier. L’édifice tenait encore debout grâce à cette constante conjonction d’impuissances, chaque pierre étant disjointe, mais tenant à la voisine et la soutenant, bien malgré elle. L’édifice tenait, au moins en apparence, mais il était de la première nécessité de n’opérer aucune poussée de l’extérieur sur l’ensemble car le ciment pour associer entre elles les pierres faisait défaut. Ce fut la cause initiale de notre tragédie.

Si la force d’un peuple se mesure à l’ampleur qu’il apporte à la création d’un rêve, de quel regard  terrible ne pouvons nous envisager ce destin d’un peuple incapable d’enfanter et qui se soulage et se venge de son impuissance en constituant des contrefaçons de sa propre grandeur et de sa propre idée. Les Français ont retrouvé dans la défaite la dimension qu’ils possédaient avant leur débâcle : muets pour le rêve, ils sont demeurés féconds pour la négation. Ils se sont servis de ce pouvoir pour nier leur défaite, en l’attribuant à une cause dont ils étaient absents. Il eut fallu, en vérité, une puissance de générosité dont ils étaient absolument dépourvus, pour englober en une seule vision, la juxtaposition  des points de vue  adoptés avant guerre et déclarer l’ensemble responsable – de sa division même !- Il eut fallu cette qualité du cœur et de l’esprit dont ils étaient dépourvus et c’est cette qualité même qui les aurait conduits à la reconnaissance courageuse, d’une défection due à l’ensemble et non à l’une des parties du tout ; celle dont , précisément on se déclare absent.

L’absence de vie commune antérieure au moment de l’épreuve sentie, comprise ou mieux encore, pensée devait conduire fatalement à l’aigreur qui voulut que la défaite ne soit attribuée qu’au groupe, ou sous groupe dont on avait senti l’animosité auparavant. La France, heureusement occupée, vit ce spectacle qui, sans l’occupation aurait dégénéré en guerre intestine violente : à la guerre nationale succéda une guerre larvaire, chacun cherchant à esquiver la responsabilité d’un désastre et en chargeant l’épaule la plus voisine. Les ouvriers accusèrent les patrons  ou   comme leur langage symbolique l’exprime : « les gros » et les patrons, pareils à ces professeurs ratés incriminant l’indiscipline de leurs élèves lorsque leurs cours  sont chahutés, les patrons désignèrent comme responsables d’un tel état, la neutralité ouvrière.

A vari dire, la cause d’une défaite militaire est immédiatement militaire et découle généralement d’une insuffisance tactique dont les responsables sont les responsables.

Là encore, à une déficience lamentable, les généraux préférèrent opposer un état d’esprit, et accablèrent uen forme d’enseignement estimée sans discipline, comme si le fait de marcher exactement au pas et d’observer rigoureusement la consigne des marques extérieures de respect rendait légitime l’insuffisance du matériel et l’absence d’aviation, et excusait l’impréparation technique des cadres supérieurs incapables de manier les unités créés par la stratégie moderne s’appuyant sur l’industrie.

Certes, les militaires ne manqueront jamais de s’extasier sur les rigueurs disciplinaires et les marques de respect conservés par l’armée  victorieuse. Il est exact qu’elle les possède encore, mais elle possédait aussi le reste que les bons esprits considèrent comme l’essentielle cause de la victoire , c'est-à-dire une intelligence tactique de premier ordre, une imagination guerrière enfantant des créations, des formes nouvelles de combat, au lieu de copier servilement celles du passé, aboli par les inventions récentes ; ceci lié à des réalisations industrielles, incorporées en état de manœuvre comme elles avaient été incorporées dans la masse sociale afin de porter l’état national à son plus haut degré de résistance, et par là, d’efficacité offensive.

La comparaison entre les deux peuples va toujours dans le sens que les événements ont choisi et l’on peut dire que si la volonté de vaincre existait et si elle se manifesta dans la réalité qui nous vit vaincus, c’est qu’elle avait été logiquement conçue alors que nous accumulions en nous les chances de notre défaite. Il a fallu cette guerre – espérons le encore – pour révéler au plus grand nombre que la plus grande loi de la vie est la volonté et qu’il est indigent de se prétendre apte à un rôle quelconque dans l’existence lorsqu’on se garde de contrôler les réalités dont l’existence est constituée.

Ce n’est pas seulement devant l’esprit d’Hamlet que le grand dilemme se pose, d’être ou de n’être pas, c’est en présence de chaque conflit, et la vie est un ensemble qui les contient tous. Il ne suffit pas d’avoir été ; l’Histoire est une morte grandiose dont les pages sont autant de dalles funéraires posées sur les belles dates de la vie disparue. Autant que les vivants l désirent, elles ne renaîtront pas pour faire leur tâche. Marbre  elles sont, et, telles elles resteront. Seul le miracle de l’illusion paresseuse peut laisser espérer qu’elles prendront au moment suprême, la place des œuvres vivantes et substitueront leur virilité éteinte à la défaillance des virilités nécessaires. Un tel espoir suppose une masse de lâcheté sans la conscience de qui le profère. Les ombres ont droit au repos où leur vie leur a permis d’accéder. Mortes, elles ne sont des soutiens que dans la mesure où elles demeurent des exemples. Encore faut-il se mettre, soi même, dans l’état d’esprit qui rend la leçon profitable, car si le Passé guide la vie, ce n’est pas avec l’intention d’obtenir qu’il se perpétue. « La vie se gonfle de son antérieur » dit à peu près Bergson ; ce n’est pas pour se répéter, mais bien pour être encore dans des formes nouvelles. Mais exister suppose une notion de l’existence, si nous écartons de la conception virile de ce terme la simple et morne passivité. Je crois qu’il eût été dangereux de demander, en septembre 1939 à quelle forme d’existence ou d’acte de volonté consciente désirait se rattacher chaque Français.

***

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19 octobre 2011 3 19 /10 /octobre /2011 14:01

Le 22 juillet 1940 il note dans son Journal qu’il est à Saint Julien de Concelles chez les parents de Winnie qu’il appelle désormais « Vonvon » et c’est de là qu’il reconstitue sa bibliothèque, dont certains éléments ont été récupérés auprès de sa première femme à Aix et qu’il commente au jour le jour les événements comme nombre de ses amis : Romains, Bloch ; Rolland et tant  d’autres…Cette même année le Figaro a lancé du 9 mars au 56 avril une enquête auprès des jeunes combattants « L'enquête du Figaro apparaît en tout cas comme l'une des premières tentatives d'instaurer un dialogue entre l'arrière et l'avant. Le lien entre les deux univers est certes ténu, et il ne sera guère question que d'exposer des goûts littéraires en répondant à une série de questions rassemblées selon trois axes :

-        Avez-vous emporté et recevez-vous des livres ? Lesquels ?

-        Les raisons de votre choix ?

-        Que lit-on autour de vous : romans, récits historiques, essais, poésie. périodiques ?

-        Révélez-vous vos auteurs préférés à vos camarades ?

-        Quels jugements portent-ils sur eux ?

-        Avez-vous des discussions littéraires ? »

* Je renvoie ici vers le livre de Pierre Frédéric Charpentier et plus particulièrement sur le chapitre qu’il intitule :   Vivre au front et à l’arrière : les intellectuels en guerre ; le temps suspendu de la drôle de guerre 3. La lecture comme un refuge une enquête du Figaro sur les lectures des écrivains mobilisés. On y lira avec intérêt les réponses de Marcel Arland, Maurice Betz,  André Breton, Maurice Fombeure, Roger de Lafforest — prix Interallié 1939 —, Claude Mauriac, Armand Petitjean ou Raymond Queneau.

 

En 1941, trois textes méritent de retenir notre attention, une lettre de son ami Pierre Menanteau*qui décrit de façon sobre mais dramatique la situation de son Académie et la désorganisation de tout un système où l’urgence n’est plus aux « Fêtes de l’Esprit » d’autrefois, (on retrouvera la même tonalité dans la lettre de Lucienne Gosse après la mort de son mari René Gosse, Doyen de l’Université de Grenoble): 

Inspection Académique de l'Eure,                                                          Evreux le 18 janvier 1941

Bien cher monsieur,

Je réponds très tardivement à votre lettre, et m'en excuse très sincèrement; depuis la mort de M.Cockenpot, j'assume les fonctions de Directeur de l'EN. en même temps que d'Inspecteur d'Académie et mes loisirs sont devenus rares.  - que d'événements depuis votre dernier passage à Evreux... Notre ville, vous le savez, a beaucoup souffert; tous les quartiers commerçants sont détruits. Si les établissements sont par bonheur intacts - j'entends les établissements de l'enseignement public, car les écoles privées sont en ruines, ainsi que le séminaire et l'évêché - j'ai eu le regret de voir complètement anéantie notre Ecole Annexe, où l'on faisait un travail si intéressant. ce pauvre M. Cockenpot a été tué le 9 juin au moment où il arrivait à la Préfecture; j'ai du annoncer à sa veuve la terrible nouvelle, et dans la nuit même j'ai dû enterrer  moi même le corps de notre chef sans cercueil (impossible d'en trouver alors...) dans la tranchée du jardin  de notre Ecole Normale....Nos établissements , y compris le mien, sont occupés; seul est libre le lycée de garçons où logent mes élèves, où les collégiennes ont également leurs cours.: la place donc, me fait entièrement défaut; nous n'avons plus de salles de réunion; cependant aux beaux jours, nous pourrions peut-être organiser une séance au palais de Justice, ou ailleurs. Nous n'aurons bientôt plus que deux promotions d'Ecole Normale, l'une chez les garçons, l'autre chez les filles; nos 3èmes viennent de passer leur brevet Supérieur et s'apprêtent en effet à nous quitter, pour aller faire leurs stages pédagogiques?

Je suis très sensible à l'éloge que vous faites de nos établissements; vous avez vous même contribué avec toute votre foi et tout votre talent à l'œuvre que nous essayons d'y accomplir; vous ne serez pas oublié n'en doutez pas; plus d'un instituteur, plus d'une institutrice retrouvera, dans son souvenir, le timbre, la chaleur de votre voix.

Veuillez, bien cher monsieur, agréer l'expression de mes vœux sincères, et de mes sentiments très sympathiquement dévoués.                                                Pierre Menanteau  

 

*Pierre MENANTEAU naît le 22 décembre 1895 au Boupère, dans le bocage vendéen. Il consacre sa vie professionnelle à l'enseignement. Poète, mais aussi romancier, essayiste, auteur de contes, d'anthologies et de florilèges, critique littéraire, peintre, il entretient une correspondance avec des hommes de lettres aussi divers que Georges Duhamel, Jules Supervielle, Gaston Bachelard, Max Jacob, Maurice Fombeure, Tristan Kingsor, Maurice Carême...

Il décède le 7 avril 1992 à Versailles. Il est inhumé à Péault, en Vendée, lieu où chaque année il passait une partie de ses vacances en famille.

L’autre texte plus analytique rédigé par Nemo  sur le pacte germano soviétique s’intitule « prédictions » et porte un regard aigu et acéré sur les événements qu’il découvre depuis ses « caches » successives ; en effet, à partir de 1941, ses courriers sont déposés à la poste restante de Troyes et il n’a jamais la même adresse et il en sera de même pour son ami Jean Richard  Bloch qui devra quitter sa maison de la Mérigote près de Poitiers laquelle sera réquisitionnée en 1943 au titre des biens Juifs et mise en vente. Cette même année 1943, il perdra son ami René Gosse Doyen de l’Université de Grenoble fusillé avec son fils par la Gestapo et les soirées à la « Villa Bérangère » qu’évoque sa veuve Lucienne Gosse dans un livre hommage sont déjà loin. Il trouvera un temps refuge avec son amie chez ma mère à Courcité en Mayenne mais l’Occupation devient de plus en plus insupportable.

Sous forme de prédictions…

N’ayant pas le goût des notations fréquentes, il y a un an que je n’ai rien inscrit sur mon Cahier. Encore, aujourd’hui je ne me risque à donner cette forme à mon jugement qu’afin de pouvoir, un jour, vérifier l’exactitude (ou l’erreur) de ma prévision, toute intuitive.
L’Allemagne a déclaré la guerre à la Russie soviétique et Hitler vient de prononcer un discours dont la presse française donne le compte rendu in extenso.
Le moins qu’on puisse dire de ce discours c’est qu’il  décèle un embarras, d’ailleurs compréhensible !  On sent que la pensée du chef allemand hésite à se préciser – et cela se conçoit !  Pour la deuxième fois au cours de cette guerre, l’orientation  donnée à la politique allemande est si radicalement renversée que l’esprit  de l’homme ordinaire doit être bouleversé.
Ces renversements sont évidemment fort dramatiques ; reste à savoir s’ils se peuvent aisément assimiler !...
Fin Aout 39, le nazisme opère  une conversion doctrinale absolue, en provoquant cette entente avec la Russie qui laissa pas mal de gens à l’esprit droit, ébouriffés. L’Histoire dira plus tard si la Russie – ses dirigeants, bien entendu- n’ont pas commis une faute majeure !
A partir de ce moment le nazisme ne parle plus de la menace que fait peser sur le monde occidental, le marxisme russe ; à partir de cet instant, la notion de la culture humaine et des biens spirituels  qu’elle conserve, ne sont plus en jeu, on appuie au contraire sur les proximités doctrinales ou de faits auxquels aboutissent les deux régimes : le russe et l’allemand.
Cette « fraternité spirituelle » conduit à la campagne de Pologne, l’Allemagne attaquant à l’Ouest alors qu’à la fin de la campagne  et quand les risques sont infimes, la Russie attaque les quelques divisions polonaises qui se trouvent sur la frontière est. La Pologne est « fraternellement » partagée.
Quelques mois après, attaque, mais cette fois opérée par la Russie seule, de l’infime position finlandaise. La Finlande étant un protectorat allemand. Le Reich assiste à la défaite fatale de son protégé et en endosse la responsabilité peu glorieuse.
Six mois après, la France est écrasée et l’Allemagne donne l’assaut à l’Angleterre. En dépit des destructions opérées, elle échoue.
Les péripéties se succèdent, mais en dépit de succès considérables, le débarquement des forces allemandes en Angleterre est différé, et de ce fait le résultat final n’est pas obtenu.
Soudain au matin du dimanche 22 juin, j’apprends que la Russie a déclaré la guerre à l’Allemagne. Je resterai la journée entière  sous l’impression de cette nouvelle stupéfiante, Le soir il se confirme que la déclaration de guerre est l’œuvre  non pas des Soviets, mais de l’Allemagne elle-même ! Dès lors, les perspectives sont tout autre, ou plutôt il existe des perspectives.   
Le nazisme (ou fascisme) a pour essentielle mission de s’opposer à la lutte des classes décrétées par le marxisme. Il veut faire entrer les fonctions antagonistes dans le cadre national pour faire éclater l’idée de nation créée de toutes pièces par la Révolution Française.
Fort de cette conception du rôle des classes divergentes, (….) groupe : les éléments cultivés du pays qui savent le sens de la lutte provoqué par l’antagonisme entre classes et en plus les membres de l’entreprise industrielle moderne qui travaillent soit comme patrons ou dirigeants soit comme techniciens, soit comme ouvriers.
Par l’action régulatrice qu’il prétend exercer, L’Etat nazi qui a besoin de paix à l’intérieur (à cause de sa politique extérieure) – alors que la vie démocratique, basée sur les partis, a besoin elle de paix extérieure mais de luttes internes, (justifiant les partis !) L’Etat naziste préside à l’organisation du travail, la juridiction de ce travail relevant non d’une des parties engagées dans l’action productrice, mais d’un pouvoir qui domine les particularités internes.
Doctrine à coup sûr heureuse si on admet sa sincérité et le moment historique où elle est située. Elle a pour fins, de mettre un terme, au moins momentané – aux interminables conflits nés de la croissance du travail industriel.
Ce parti national socialiste peut sans démentir l’un de ses éléments essentiels, se présenter sous l’aspect d’un parti conservateur ou d’un pouvoir révolutionnaire. Il assure un sort à l’ouvrier et, tout en lui enlevant une liberté abstraite et inefficace, il le fait entrer dans une organisation concrète.
Il exerce sur l’industriel un contrôle qui peut être bienfaisant, puisqu’il a pour effet d’empêcher le désordre provoqué par la liberté infinie du libéralisme. Il peut donc, sans mentir, se présenter à l’observateur impartial comme un principe doué de dynamisme et de nécessaire conservation. Il peut  revendiquer le terme, révolution, comme lui appartenant, ce terme qui d’ailleurs est rarement défini et rarement pensé dans sa réalité.
D’aout 39 à ce 22  juin 41, le Reich a incliné dans le sens de la pesée révolutionnaire en indiquant qu’il luttait, moins contre l’Angleterre que contre le Capitalisme. Il espérait rallier à l’Allemagne, tous les mécontents que les excès du régime du libéralisme économique avaient multipliés.
Si l’assaut donné à l’Angleterre avait été effectif, il est probable que le sentiment révolutionnaire, c’est à dire l’impulsion plus socialiste que nationaliste, l’aurait emporté
A l’intérieur du parti, entrainant un continent dans son ascension. Peut-être aurions nous assisté à un renouvellement de la société européenne, à un rajeunissement des cadres dirigeants. C’est à coup sur, ce qu’entrevoyaient  les partisans des intéressés de la collaboration proposée. Ils tablaient moins sur une position actuelle que sur des perspectives à provoquer après un rejet du conservatisme libéral désuet.
Avec l’échec de la guerre allemande vis-à-vis de l’Angleterre, avec le renversement, vieux de 24 heures, cette prévision passe à l’arrière plan. On sent, tout à coup, que le Reich se trouve dans une position dont il reconnaît l’embarras car lui faut, en dépit de ses victoires indéniables, donner une conclusion à l’aventure, et une conclusion qui ne démente pas ses triomphes. Seule, en effet, un triomphe certain rendra possible l’adhésion des masses populaires qui ont souffert et vont souffrir encore ! Sans doute est-ce devant ce problème de la fin  que se trouvent les dirigeants du monde : Allemagne, Angleterre, Amérique, France et Italie. Car en dépit des positions antagonistes, le problème est le même pour toutes….
C’est pourquoi, il est permis de se demander si des tractations ne vont pas – ou n’ont pas déjà rapproché les adversaires d’hier ? - surtout qu’il convient, peut-être, de ne pas oublier la dramatique aventure de Rudolph Hess, qui n’a pas été exclu de son parti et dont la tentative n’a pas été dénoncée…
Est-ce que les deux puissances : capitalisme, nazisme, sentant l’égalité de leurs forces – et leur épuisement !- ne vont pas décider d’arrêter leur querelle en « orientant » la guerre vers la conclusion vainement espérée en 1918 : la destruction de ce qui demeure de puissance révolutionnaire bolchévique du mythe de la révolution « rouge ».
On parle en cet instant, d’une conjonction russo-anglaise… je l’estime peu réalisable pour les mêmes raisons qui empêchent l’union de la carpe et du lapin. La victoire de cette coalition serait négative, car elle laisserait subsister les antagonismes de classes dont l’un des deux associés doit se méfier et dont sans doute il a plus horreur que d’une alliance avec le nazisme !
En admettant qu’une telle incohérence soit possible et devienne victorieuse, le dynamisme révolutionnaire du pari « rouge » mordrait immédiatement sur le capitalisme exsangue anglo-saxon. Celui-ci sait son degré d’épuisement et ce que serait son impuissance contre un assaut venu en même temps de l’extérieur et de l’intérieur. Le Prolétaire n’accepterait d’entrer dans la lutte qu’à la condition de voir « sa » révolution s’accomplir. Les chances conservatrices sont trop faibles pour se permettre une seconde expérience !
Au contraire les diverses idéologies (religieuses, morales, sociales) qui composent ce monde occidental ont intérêt à ce qu’un pouvoir effectif  veille sur leur agonie, et peut-être, est-ce ce rôle de gardien des forces « civilisatrices » de l’Occident que sa victoire limitée par un échec va faire adopter à Hitler. Ce qui reste de vigueur capitaliste n’hésiterait pas à accepter cette position, à la servir  passant l’éponge sur les destructions opérées.
En face de cette pure hypothèse, que peut valoir le phénomène russe  même si on le suppose vigoureusement soutenu par son allié chinois ?
Impossible de répondre avec certitude. Il est probable  que les Soviets joueront encore sur deux tableaux, faisant, à l’intérieur, intervenir la puissance du slaviste, et à l’extérieur celle de la révolution prolétarienne.
Sans évidemment l’affirmer, on peut prévoir que le Russe moyen sera sensible au premier argument comme on peut être sûr que l’ouvrier, à quelque nationalité qu’il appartienne ou éprouvera davantage l’efficacité du sentiment de classe que celle de son nationalisme. En Allemagne, en Angleterre, les masses prolétariennes seront « troublées » au contact de l’idée russe. Mais on ne fait pas une telle guerre avec, seulement, des forces sentimentales ! Il faut des cadres techniques égaux ! Que valent ceux de l’URSS ? Et jusqu’à quel degré seront-ils « engagés » dans ce conflit ?  
Il parait difficile d’oublier : 1 – Les défaillances de l’armée rouge au cours de la campagne de Finlande ; 2 – quelle ébullition a provoqué, quelques années avant la guerre, « l’épuration » des cadres de l’armée ; 3 – Qui a le pas en Russie, du technicien ou du politique ?
Autant qu’une estimation puisse se faire, elle parait devoir être nettement défavorable à l’URSS.
D’ailleurs ne serait-ce point cette entreprise « aisée » que les forces de l’autre camp, redevenues unifiées, vont tenter, afin de sortir de l’imbroglio du conflit, et ne risquons nous pas de voir, la défaite russe achevée rapidement, Hitler proposer une paix qui sera alors acceptée avec gratitude. Il serait, naturellement, entendu, que ce n’est pas au chef de l’Allemagne belliqueuse mais au sauveur de la civilisation occidentale que l’on se fie.
Il se pourrait que, dès cet instant le scénario soit réglé car la question qui risque de devenir la plus importante est celle concernant la façade dont il convient, avant tout, de dissimuler les lézardes profondes. Tout ce qui : en France, en Espagne, en Italie est « bien pensant », tendances monarchiques, conservatrices, cléricales (le silence de la Papauté est peut-être l’indice d’un travail réel ) tout ceci accepterait une fois de plus l’appui du monde financier et acclamerait dans Hitler le sauveur des forces « spirituelles ».
A la base de ce « malentendu » ainsi dissipé  il resterait une classe ouvrière repliée sur elle-même et qui serait la grande vaincue de l’expérience guerrière.

Maxime NEMO  le 23 juin 1941

Dans un troisième  texte, à un mois d’écart, il  s’insurge contre un Jean Luchaire sur le rôle des intellectuels et des universitaires qui auraient conduit selon l’allié d’Otto Abetz à  la débâcle actuelle. On pourra s'étonner de trouver ici ou là des échanges ou des réponses polémiques aux journaux de l'époque comme "les Nouveaux Temps" de Luchaire. Pourquoi le fondateur des « Nouveaux Temps » est-il devenu le collaborateur vénal des années noires ? Ce journaliste connu, qui rêvait depuis longtemps d'avoir « son » quotidien, qui avait milité très tôt en faveur du rapprochement franco-allemand, pensa, l'Occupation venue, que le moment était arrivé de réaliser le rêve de sa vie : être le « patron » d'un journal qui défendrait la politique française d'Abetz et donc de la fameuse liste noire d’ « Otto ».Mais lisons plutôt la réponse de Nemo à l’article de Jean Luchaire, rédacteur des nouveaux temps pour avoir la tonalité de cette échange très courtois et plein de civilités mais qui ne semble pas avoir fait l’objet d’une réponse.

Maxime Nemo , 5 av. Porte de la Plaine  Paris XVè  ce 21-7-41

Monsieur,

Votre article paru dans les « Nouveaux temps » du 20 juillet dernier, traite une si grave question (« l’Université et la France de demain ») que je vous demande d’intervenir, à titre privé, dans ce conflit.

Depuis 1920, je suis, dirai je, le collaborateur bénévole, sur le plan esthétique de l’université française. A ce titre déjà, la question m’intéresse.

Voulez vous me permettre de vous demander si vous êtes vraiment certain, Monsieur, que la France d’hier était sur le point « d’étouffer » sous le poids de l’intelligence ?  L’ayant parcourue pendant 20 ans, je suis d’un avis opposé. Et je connais l’Europe aussi, en particulier l’Allemagne. Je crois même avoir écrit, en 27, le premier livre français sur l’Allemagne nouvelle. Nous ne chercherons, si vous le voulez bien, la preuve de l’intelligence ni chez les avocats, ni même excusez-moi parmi des milieux d’écrivains. Si nous cherchons notre réalité sociale, sous l’angle intellectuel, c'est-à-dire parmi les chefs d’entreprises, les industriels, le haut commerce, les ingénieurs et l’armée, nous trouverons dans ces éléments des techniciens – et encore (les événements ne l’ont que trop prouvé !) pas au courant des découvertes les plus récentes, mais peu d’esprits aptes aux idées générales. Nous ne trouvons là que de l’intelligence médiocre puisque particularisée. C’est au contraire cette médiocrité intellectuelle, qui, au contact de l’épreuve, a révélé sa médiocrité et je partage ici, l’opinion de que Déat, exprimait dans un article de l’œuvre, il y a quelque temps, dans lequel il prétendait, que nous avions été vaincus par un défaut d’intelligence. Nos diverses techniques ont été manifestement inférieures et ce sont elles les responsables, et uniquement elles. Si nos techniciens n’ont pas encore compris et n’ont pas le courage d’assumer la responsabilité  de leur déficience, leur décadence, dans l’Europe future, nous entrainera.

Je n’ai cessé de glorifier la double exaltation de l’Esprit et du Corps ; concevant le sport comme le développement physique acheminant l’être humain vers la double Beauté, spirituelle et corporelle, je considère que la part faite à la vie entière était insuffisante.

Il me semble cependant excessif de rendre encore le Sport ou le « non-sport » responsable de notre défaite ou de la formation des caractères. Il est une cause profonde, que votre article ne signale pas : la déchéance des caractères rendue fatale par la vie telle qu’elle a été « donnée » par l’autre après guerre. Dans cette vie de facilités, l’esprit sportif était, inopérant que l’esprit tout court. Et la sacro sainte Famille prônée par nos thérapeutes vichyssois est, ici directement responsable de cette décadence. Elle a dissout par l’adulation dont l’enfant était l’objet, le peu d’énergie privée ou collective  dont l’Ecole avait pourvu l’enfant. La vie veule a engendré des cadres veulent. Mille témoignages sont venus à moi de cette désagrégation opérée par l’élément familial qui ne dédaignait pas, parfois, de faire appel  à l’influence politique pour que la résistance d’un éducateur fût brisée. 

Que je sache, Monsieur, il y avait sur le front des Flandres, en mai 40, dix divisions anglaises ! Je n’ai pas appris qu’elles aient mieux tenu que les nôtres et je n’ai jamais entendu dire que l’éducation sportive  ait fait défaut chez les anglo-saxons. Je ne pense pas non plus que les générations mobilisées  en 1914 aient été plus sportives que celles de 39.Ce sont cependant elles qui ont opéré le redressement de la Marne et elles étaient pourvues d’une éducation pour le moins aussi livresque que celle qui sévissait à la veille de la dernière guerre ?

Ce qui vient d’être vaincu en nous, c’est une image du bien être particulier, égoïste. On ne transforme pas un sybarite en Spartiate  à l’aide d’un ordre de mobilisation ! Et lorsque le principe de la vie gratuitement aisée atteint – en se développant progressivement-  l’élite ou, au moins l’élément qui dirige un pays, on ne doit pas être surpris que l’état de crise qu’est l’état de guerre, dévoile impitoyablement  l’amollissement particulier et général.

La présence ou l’absence du grec dans les programmes ne permettra de « faire des hommes »

Qu’à la condition que les questions d’ambiance sociale  ne soient pas opposées à la formation de l’esprit, du cœur – et même du muscle ! – que bien des éducateurs tentaient  de réaliser, mais leur œuvre était constamment recouverte par la marée toujours montante de la vie non-énergique, voulue par les influences  économiques, familiales, politiques…pour ne citer que celles-ci !

Si, avec raison, nous concevons l’être jeune comme celui qu’il nous appartient de vraiment former, encore faudrait-il que la « touche » soit juste, sinon, comme en peinture, tout le tableau sera faux !

Je vous serre très cordialement la main, Monsieur en vous priant de croire à mes sentiments les plus distingués.   

Maxime NEMO

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19 octobre 2011 3 19 /10 /octobre /2011 14:00

Chapitre III

Un Journal  inédit (1935 – 1941)

-        « La nouvelle vie »

-        Autour de la revue Europe avec JR Bloch (La Mérigote )

-        Autour de René Gosse à Grenoble (la Villa Bérangère)

-        Un Tour de France malgré tout

-        Nouvelle vie clandestine  

Quel plus beau moment d’émotion pour un chercheur que de se plonger dans la correspondance quotidienne que Maxime Nemo entretiendra avec Yvonne Bretonnière  pendant ses nombreux déplacements en province cependant que sa compagne au gré de ses affectations comme professeur de Mathématiques  après sa sortie de l’ENS de Fontenay aux Roses se trouve à Troyes, puis à Laval, ou à Sceaux et enfin à Paris. Quelle frustration aussi que de ne pouvoir déchiffrer cette écriture irrégulière et capricieuse qui semble suivre les oscillations des wagons et les tressaillements des wagons de troisième ou de seconde classe quand elles ne sont pas écrites d’une plume nerveuse, fiévreuse et saccadée d’une chambre d’hôtel où le rejoint parfois sa dulcinée au gré des vacances scolaires. A la veille de la guerre, il a déjà 50 ans et une vaste expérience de la vie. Les dix huit fascicules de lettres s’étalent de 1935 à 1964 date à laquelle le couple trouvera un répit dans une vie « normale » entre l’appartement parisien de l’avenue Ledru Rollin, les vacances à la Crétinière ou les voyages culturels entrecoupés de conférences, jusqu’à ce qu’intervienne leur mariage en 1968 à la Mairie du XIè, Maxime Nemo a alors quatre vingts ans ! Voici comment il décrit ce moment unique dans la salle des mariages de la République :

 " L'acte s'est passé d'abord dans une absence d'intimité qui énervait quelque peu la conjointe - Une grande salle du XIè où s'entassaient les mariages à célébrer - dont le nôtre était le neuvième ce qui nous permit de voir défiler pas mal de Lopez, Gimenez,  Deratchi et autres Guilioni à tendance ibériques ou latines dont l'apparence attestait une élégance un peu disparate.
Enfin à notre heure si j'ose dire, notre tour est arrivé et en 3 minutes exactement ! Yvonne est passée de son état civil au mien et nous avons signé sur le grand registre en compagnie de nos deux témoins EM Cioran et son amie (Simone Boué)
Après quoi nous avons quitté en douce le reste de l'assistance pour revenir ici commenter l'événement or ! le déjeuner qui nous réunissait à la Tour d'Argent dans une salle et à une table d'où nous jouissions de la perspective de la Seine avec la vue sur l'Ile de la Cité et surtout de la majesté de Notre Dame au milieu de gens qui n'étaient pas là pour nous mais qui nous restituaient ce qui subsiste d'aristocratie sociale - A quelques mètres se trouvait  André Malraux qui ne saura jamais qu'il fut indirectement le témoin de notre mariage. Repas succulent - un peu d'errance ensuite à travers les vieux quartiers de Saint Séverin pour, jusqu'à la fin de la journée passée chez nos amis au 21 rue de l'Odéon au 6è avec comme voyage de noces une vue admirable sur les toits de Paris.
Ainsi ce qui illégalement a débuté il y a 33 ans dans la douce splendeur de la Mayenne arrêta sa consécration légale à la mairie voisine avec pour principaux intéressés : une jeune fille dont vous connaissez l'aspect et un gitan qui a eu la fâcheuse idée de passer de ses cheveux blonds antérieurs aux blancs qu'il affecte à présent
".
 

Mais revenons quelques trente années en arrière, juste après la fabuleuse rencontre…

Nous sommes en 1935, et les conférences vont bon train c’est déjà la XIVè saison de l’Ilôt et le cycle sur la tragédie est parvenue à son quatrième volet sur la Tragédie  Moderne celui de la tragédie de la foi avec une lecture dramatique de Saint Jeanne de Georges Bernard Shaw, « le Molière du XXè siècle » qui la créa le 28 décembre 1923 à New York. La version française  en six scènes et un épilogue que présente Nemo est une version française d’Augustin et Henriette Hamon. Mais rappelons qu’à la fin des années 1920, George Bernard Shaw était avec Pirandello et Jules Romains l’un des trois dramaturges de son temps les plus joués dans le monde.

Mais derrière cette activité intense, Maxime Nemo vit un drame personnel, sa séparation devenue inéluctable d’avec sa première épouse qui l’avait accompagné dans les cycles précédents. Madame Nemo née Pègues demeure au Montaiguet sur les terres du Château Simone à Meyreuil et ne voit qu’occasionnellement apparaître celui qui n’a rien perdu de son charme mais a déjà séduit une certaine Winnie  maintenant une jeune nantaise de vingt ans sa cadette alors en vacances à l’Hôtel des Sables Blancs de Tréboul dans le Finistère où ses lettres arrivent à rythme un accéléré. Les demandes répétées de divorce que Nemo lancera par l’intermédiaire de son avocat resteront lettres mortes et il s’en explique dans les premières pages de son Journal qu’il avait entr’ouvert en 1928 par un roman à faire : « L’isolée » une jeune fille élevée dans un certain raffinement que l’éducation donnée…puis des notes éparses sur l’Individu, la définition de l’amour, un « Connais-toi toi-même » et un essai sur « l’alternance humaine » en date du 17 octobre 1928.

Pour la rentrée de l’Ilôt du  8 au 15 Octobre 1937, Nemo prononce son cycle de conférences sur la Poésie Moderne de Baudelaire à Valéry aux antennes de « Radio Paris » On n’a pas de traces des enregistrements mais on a conservé les CAHIERS DE RADIO PARIS où se côtoient m. Edouard Daladier - m. Paul Reynaud - m. Jean Giraudoux - m. Georges Duhamel - mme Eve Curie - .m André Maurois - m. Paul Valery - m. Roland Dorgelès - m. Paul Langevin - m. Jules Lukasiewicz - Marcel Griaule, Lucien Febvre, Kierkegaard, Paul Rivet, Emile Henriot, Roland Purnal, Célestin Bouglé; on y parle aussi de la Pologne en France - Histoire des idées scientifiques - le tricentenaire de Racine, la bohême littéraire...Ces conférences sont données dans l'auditorium de la Compagnie Française de Radiophonie. Maxime Nemo parlera à la radio en 1949 pour présenter sa nouvelle Association aux côtés d’Edouard Herriot et de Colette puis en 1962 avec Jacques Borel, traducteur de Joyce et prix Goncourt en 1965 et Jacques Ménétrier sur la folie de Rousseau. Archives conservées à Brie sur Marne par l’INA. 

 

L’Eté 1937, Nemo avait retrouvé sa maîtresse à « la Villa Ker Paulo » de Tréboul qu’ils louaient pour quelques semaines mais n’en oubliait pas ses inquiétudes quant à la situation de l’Europe qui se dégradait et qui menaçait l’avenir, d’où cette lettre qu’il écrit le 17 septembre  à  Jules Romains, Président du Pen Club de 1936 à 1941 et qui n’est autre que son contemporain puisque né en 1885 et mort en 1972. La section française du PEN Club a été fondée en 1921 et a été dirigée successivement par Anatole France (1921), Paul Valéry (1924 et 1944)

 A Jules ROMAINS  Président du Pen Club

De Douarnenez (Finistère)     Le 17 septembre 1937

Cher Monsieur,

Je suppose votre pensée pantelante, comme celle de chaque être doté de quelque raison humaine.

Je ne vous croyais pas à ce point chéri des divinités infernales pour avoir le loisir de vivre deux fois en vingt cinq ans la même tragédie. Non seulement, on nous gâte, mais on nous accable.

Mais pour qu’un pareil désastre puisse ainsi se répéter, il faut vraiment que les chances de folie soient devenues comme prédominantes. Et cela implique des responsabilités morales – ou intellectuelles – dont beaucoup nous incombent.

Je pense en ce qui me concerne que ce monde croule faute d’Idées directrices. Notre reculade -constante depuis la fin du XVIIIe siècle – trouve sa conséquence dans ce qui est. Porteurs d’Idées, d’un certain absolu humain, d’une certaine qualité de pensée, nous avons laissé l’empire des Faits s’établir. Voilà le résultat. Certes, nous parlions des Idées, en supprimant leur majuscule d’ailleurs, mais il était entendu que leur réalité dépendait de l’importance que le dieu : Fait, consentait à leur accorder. Comme dans les réceptions officielles, l’Université occupe l’un des derniers rangs, de même faisions nous pour les Idées. « Politique d’abord » ou « Economique d’abord » nous avons tous, plus ou moins « pensé » cela. Si nous persistons dans notre aveuglement, c’est que, décidément, le cerveau humain est mûr pour l’idiotie. En ce cas, une guerre de plus ou de moins a fort peu d’importance.

Pour ma part, je ne crois pas encore à l’irrémédiable déchéance, mais ce qui est à faire est titanesque – sans exagération. Nous ne demeurerons « l’Homme blanc » qu’à cette condition. Je ne pense, sans un certain désespoir, aux hommes qui vont mourir sans découvrir une chance d’équivalence à leur sacrifice.

Hélas ! Nous avons fait tant de révolution – de l’extérieur - que la vie intérieure s’est vidée de sa substance. Y pense-t-on au Pen Club, ou ce club n’est-il qu’un club de plus, un endroit où l’on cause alors qu’il nous faut, demain, des lieux où l’on pense.

Je m’excuse de faire intervenir ma vivacité ! Mais, mis par ma vie en contact avec des foules d’esprits, je suis certain de formuler ici ce que leur angoisse sent.

Et je vous serre la main en vous priant de croire à mes meilleurs sentiments.  Maxime NEMO

Rappelons ici que Jules Romains  s’expatriera aux Etats-Unis et au Mexique pendant la Guerre et fut élu en avril 1946 en son absence à l’Académie Française selon le souhait de De Gaulle et de Duhamel. La XIXè saison de l’Ilôt en 1938-1939 portera justement sur l’oeuvre poétique de Jules Romains avec une lecture dramatique de « la Vie Unanime » et « l’Homme Blanc ». Nemo traitera du lyrisme social et particulièrement de la nécessité du lyrisme dans la vie humaine et des rapports de la Science et du lyrisme. Il proposera une réflexion sur le lyrisme du Groupe et enfin du thème des valeurs du monde moderne à la vie unanime. Jules Romains avait d’ailleurs écrit à Maxime Nemo le 11 décembre 1938 :

« Cher Monsieur,

J’avais déjà été mis au courant de votre activité par les nombreuses coupures que j’ai reçues à ce sujet. Je suis heureux de pouvoir vous remercier directement de l’excellente propagande que vous faites en faveur de mon œuvre poétique. Je vois  que vous continuez votre cycle de conférences, ce qui me fait un grand plaisir. Je serai content, si vous possédez un texte écrit de votre conférence, de le recevoir.

Avec mes remerciements, recevez l’assurance de mes sentiments bien cordiaux.

                                        Jules Romains                                        134 Faubourg Saint Honoré, VIIIè

Nous retrouverons l’Académicien en 1964 dans l’organisation des activités rousseauistes.

Nemo  évoquera a posteriori  en 1942 sa dernière conférence donnée sur Jules Romains : 

«  Le 14 novembre 1938, je parlais à vos camarades, alors élèves dans cet établissement et je leur parlais de « la vie unanime » vaste poème de Jules Romains. Je sentais en effet, à quel point les circonstances particulières et générales, rendaient cette unanimité indispensable.

Depuis, le drame de la guerre et celui de la défaite s’est interposé entre mes paroles et vous. Il me parait superflu que j’ai souffert de la guerre et que la certitude de notre défaite fait naître, en moi, de nombreux tressaillements.

Notre défaite particulière est grave, vous le savez. Ce que nous portons en nous de viril et de fier souffre, non pas d’avoir été vaincus, mais de l’être ainsi que nous le sommes !

Voulez-vous cependant me permettre de dire que cette défaite n’atteint à son intensité qu’à cause de la signification dont elle est l’indice.

C’est, à coup sûr, une chose pénible que de voir un pays ancien comme l’est le nôtre éventré dans sa largeur et sa profondeur par la puissance d’une armée étrangère. Mais si cette défaite n’était que particulière, nous pourrions conserver, en dépit de tant de virilité blessée, une âme encore sereine. La défaite française est bien plus significative ! ou plus exactement, ce n’est pas la défaite qui est symbolique, c’est la guerre elle-même… je veux dire, la guerre faite pour les causes qui ont engendré celle-ci. Cette guerre est la conséquence d’un état d’esprit et cet état d’esprit est, lui-même provoqué par la défaillance de la notion de civilisation.

Ce qui est malade, ce qui, peut-être, meurt, c’est bien plus qu’une nation glorieuse qu’un empire, qu’un continent, messieurs, c’est une raison d’être ! C’est le sens que l’homme avait de sa mission sur la terre, c’est le résultat de trois mille ans de réflexion et d’effort du lent amalgame de rêve et de réalité qui, dans l’histoire humaine a pris ce nom magnifique : l’occidentalisme.

Vous permettez messieurs que je vous considère comme des êtres pensant ! et quoique ce mot ne soit plus à l’honneur depuis 32 mois, vous admettrez , je pense, que je vous considère comme des cerveaux et non seulement comme des mécaniques vivantes destinées à la prolifération, au pullulement. A l’inverse de certaines brochures officielles, je dirai que l’élite se forme lorsque le cerveau pense et si nous avons été vaincus, ce n’est pas parce qu’il existait entre les classes dirigeantes : politiques, militaires, et industrielles ( celles qui conduisent à la guerre parce qu’elles conduisent le pays) il y avait entre ces classes et l’intelligence un véritable divorce, ou plus exactement, il y a beau temps qu’entre elles et la création intellectuelle, il n’existait pas de rapports.

Car tel est le gouffre qui est entrouvert sous nos pas : l’intelligence n’ordonne plus la fonction humaine. Sans nous en rendre compte, et parce que l’évolution s’est accomplie à l’échelle d’un siècle, nous avons banni de la vie sociale ou collective les chances de cohérence ».

A partir de 1939 c’est une courte mobilisation et une drôle de guerre qu’il nous relate de façon humoristique et qu’il passera comme Secrétaire à l’Etat Major dans la 20è Section SEMR à la Caserne Babylone près de l’Ecole Militaire dans le VIIè arrondissement de Paris.

Ce texte évoque la scène qui suit sa démobilisation le 6 mars 1939 avec une poésie et une fantaisie qui n’appartiennent qu’à lui. On reconnaît là l’esprit libre et rêveur qui le caractérise.   

« Il se retourna et vit la cour de la caserne de l’Ecole Militaire avec ses deux ailes tentaculaires qui avançaient vers la grille où un territorial montait la garde, tandis que dans la rue qui la bordait, les hommes encore civils avaient l’air de presser le pas en passant devant elle. Un officier qui avait donné trois signatures sur une feuille qui le libérait définitivement, trois signatures qu’un soldat avait séchées en faisant rouler un buvard dessus ; il avait pris sans hâte sachant bien que c’était son droit, cette feuille qui mentionnait son nom, sa classe, son matricule et l’avait pliée dans un porte feuille tout neuf qu’avant d’entrer, il avait acheté. Puis il était sorti après avoir jeté un coup d’œil au secrétaire d’intendance qui le libérait - l’autre lui répondit : « bonjour vieux et il se trouva dans la cour qui donnait sur la grille qui donnait sur la ville.

Il se retourna et fut étonné de se trouver si différent de ce qu’il était en arrivant.

 Il avait en entrant éprouvé pour les soldats qui soignaient les chevaux en fumant et en crachant par terre cette aversion qu’il témoignait à tout appareil militaire parce qu’il retrouvait toujours des souvenirs de chambrée d’hôpital, de travaux exténuants ou répugnants de voyages accomplis par des itinéraires ignorés sous l’œil soupçonneux des officiers de garde, dans les gares, ou bien encore la sensation de la blessure encore récente que lui laissait ce rappel de la vie retenue dans un souffle au milieu de l’éclatement de projectiles.

Un officier supérieur- raidi par des bottes vernies traversait la cour, il le salua presque ostensiblement, si bien qu’étonné de son insistance l’autre leva la tête et lui rendit son salut.

Puis, enfin, comme le sergent de garde l’examinait scrupuleusement – mais sans l’arrêter cependant – joyeux, il agita la feuille libératrice et ne refoula pas – pour la première fois depuis cinq ans, un terme d’argot militaire que sa mémoire lui proposait. Il lui fallut toute sa maîtrise pour ne pas offrir une cigarette au factionnaire et sur l’avenue, il eut une sensation civile en recevant le soleil sur la nuque –instinctivement, il chercha pour les baisser les bords d’un chapeau qu’il ne portait pas encore.

L’eau courait le long d’un trottoir, une eau d’été qui se sentait utile et allait vite. Il regarda l’avenue qu’il descendait ou qui montait selon le sens du boulevard. Il pardonna aux grands immeubles leur architecture contre laquelle hier encore, il fulminait et sentit, tandis qu’un attelage de maître rythmait sa vitesse  sur le pavé de bois, un air sans prétention sourdre de lui et l’idée qu’une femme entrant dans son cerveau, il se promit une soirée immédiate aux Folies bergères.

Près d’un rond point, un kabyle balayeur de rue, immobilisait une capote bleue dont un seul bouton de cuivre brillait au soleil. Près de lui une bouche d’eau  dégorgeait à petits coups  comme des idées de source. L’homme formait un spectacle immobile, les yeux perdus à la recherche d’un espace  qui lui manquait ou d’une  séguia rafraîchissant quelques basses herbes  au pied d’un mur de terre qui cuisait au soleil, ou d’une touffe de palmiers faisant d’un gris presque tragique  vers la profondeur d’un ciel intense qu’il semblait toucher.

Son balai pendait à ses pieds, le manche en biais sur sa poitrine et retenu par les deux bras croisés. Il s’approcha du kabyle au point que son odeur lui frappa les naines, compta sur sa montre jusqu’à sept minutes et sourit en pensant aux poubelles entassées sur les trottoirs. Un banc mendiait un passant, il s’assit prit son couteau et fit sauter du col de sa capote les chiffres de cuivre qui indiquaient le numéro de son ancien régiment. Une petite note de plus  indiqua son désarmement définitif.  Il se sourit, déboutonna son vêtement et s’octroya un grand revers formellement interdit par l’ordre de cantonnement. Alors il fut joyeux de ses souliers ferrés, de la solidité du drap militaire dont il entrevit la teinte nouvelle et la transposition en vareuse touristique et se prit à rêver à ses vacances prochaines.

Etonné, sa pensée disciplinée par cinq ans d’allers et retours monotones, ne se dirigea pas vers l’Est ou le Nord mais s’orienta vers le Plateau Central, la Corrèze, le Limousin, la Dordogne, vers tout ce qui n’était pas hors de la portée de sa bourse. Vers tout ce qui rappelait le silence, les sources, les petites villes perdues dans un passé grandiose et aspirées par la formule architecturale des mairies, des bureaux de postes, des caisses d’épargne qui lui indiquaient un présent devant le quel  leurs habitants rechignaient encore. Il cherchait à mêler ses habitudes récentes aux visions qui naissaient et à imaginer un coin de dépaysement ou un quartier endormi qui serait un secteur ?, sa maison : une auberge ou une chambre garnie qui serait son PC, des vues fastueuses ou des chemins creux dans lesquels il glisserait en courbant l’échine comme dans les boyaux vers le bois de Près ou la forêt de Passy – ses derniers séjours redoutables – mais l’assimilation ne se faisait pas et une joie de pêcheur à la ligne sur une eau courante ou de rêveur étendu sur un boyau sans morts, éclatait au bout de sa vision au lieu du chuchotement que l’approche des premières lignes propageait jadis parmi des hommes condamnés à la même fin.

Il lui semblait qu’il n’avait qu’à se retourner pour découvrir l’avenir lumineux qui l’attendait comme lorsqu’autrefois dans la petite église de campagne dont il fréquentait les offices, la chaude …… de l’extérieur ensoleillé venait par la porte brusquement ouverte pour la sortie, frapper l’autel naïf où l’encens du sacrifice fumait encore dans les dernières notes d’un chant que l’institutrice libre accompagnait  à l’harmonium.

Il sentait une à une ses angoisses sortir et avec elles la longue anémie dont toute sa vie avait souffert pendant ces années ? Des aubes mouraient en lui, l’exorcisant lentement et il saluait un incendie de plus, celui qui consumait sans arrêt le souvenir des nuits dans les granges dont les courants d’air étaient établis par des trous d’obus et qui indiquaient qu’on se trouvait à 1500 mètres des postes d’écoute d’où des hommes tapis essayaient de saisir l’inquiétude d’en face afin de pouvoir la confronter avec la nôtre.

Le mot « guerre »  s’enfonçait en lui, perdant d’instant en instant  une signification immédiate pour devenir un thème à méditations personnelles ou un sujet de conversation dans les salles d’attente avec un voyageur qui lit le même livre  que vous. Il fut surpris de la vivacité de souvenirs très anciens et qu’il croyait détruits mais qui renaissaient et se présentaient à lui pèle mêle comme des centaines de cartes postales jetées dans une grande boîte. C’était bien pour lui la paix. La fumée des obus retombait enfin sur les morts et les ruines qu’ils avaient causés et maintenant des paysages intacts remontaient sans un mur noirci et sans une tombe habitée.

Follement il descendait cette vallée de la Cèze parcourue autrefois entre la petite station de St Denis près Martel ou – tout soufflant, le train pour Toulouse s’arrêtaient montrant aux portières ses voyageurs déjà fatigués par six cent kilomètres de heurts, de crainte aux aiguilles franchies, d’éclats de rire aux courées qui d’un poussée brusque penchent les voyageurs dans le sens de la marche, du repas froid qui amuse les enfants , de la nuit attendue par le couple de femmes mariées dont les mains nouées provoquent des clignements d’yeux et les réflexions à double sens du voyageur de commerce qui a placé dans le filet sa boîte d’échantillons entourée de moleskine et sanglée par une courroie.

St Denis près Martel, l’attente du seul train matinal vers Aurillac, la préfecture qui reçoit par assaut l’air des Cévennes et par cette petite faim, les fruits qui ont mûri le long de la Garonne ou sur les bords du lot.

Il discernait la gare et le goût du vin blanc que le buffetier apportait dans une petite bouteille qui ne truquait pas, qui était un juste et solide demi litre que le soleil extérieur remplissait d’ambre pâle ; Il se rappelait la carte des chemins de fer et la démarcation très nette établie au moyen de deux traits, l’épaisseur différente entre les wagons à bougies chauffés à la vapeur et éclairés au gaz qui étaient ceux de l’express montant vers Paris ou descendant sur Toulouse et ceux qui acceptaient dix voyageurs au lieu de huit car ils ignoraient la commodité du couloir et ouvraient toutes leurs portières aux bouillottes fumantes qu’un homme d’équipe tenait dans ses deux bras et qu’il poussait devant les jambes refoulées sous les banquettes dans la crainte d’un choc toujours possible.

Il revoyait après la traversée de la plaine fertile où des maisons bravement assises sur le sol avaient cet air particulier aux paysannes enrichies qui devait être celui des matrones romaines- la lente fermeture du sol – l’impression, vraiment, d’une gorge offrant pour ne pas trop effrayer sa cavité buccale large d’abord occupée par des échantillons de rocher, de place en place, en sentinelle, puis après un certain nombre de ces avants postes, la prise brusque dans un tunnel, le tintamarre préparatoire comme si des ordres se  jetaient et la sortie de l’autre côté du rempart  dont la porte est refermée. Et c’était la possession du train par un chao de rocs, d’eau rapide tournant sur elle-même, de verdure s’organisant par bandes ou simplement par touffes, selon la nourriture que le sol lui offrait. La locomotive annonçait les tunnels dans un cri qui faisait envoler les oiseaux de proie, et c’était après des grottes d’ombres de fastes déchiquetures de rochers suspendues au dessus des bouillons de l’eau et que la ligne souvent fendait  en deux, ne leur laissant que le minimum de base  pour équilibrer leur masse. Le train tirait sur les courbes qui gémissaient montrant parfois à son centre la locomotive qui dépensait toute sa vapeur pour arriver à la station lointaine  et seulement composée du seul bâtiment de la gare dominée  de chaque côté par les roches qui heurtaient le plein ciel.

Rarement, des gens montaient ou descendaient, on sentait que la ligne argentait les deux rails  au profit du prestige préfectoral et pour communiquer aux 12000 habitants d’Aurillac la vision du monde qui montait ou descendait à 80 kilomètres d’eux sous l’étroite marquise de St Denis près Martel.

Il s’étira comme fatigué par le voyage que dans sa pensée il venait d’accomplir puis après avoir écrasé du talon les chiffres de cuivre qui luisaient encore, il glissa d’un pas souple vers la ville. Il traversa les Invalides sans saluer les officiers qui passaient, il prit les quais, les trouva jeunes comme lui, reconnut des figures de marchands qu’il n’avait pas vus depuis la guerre, se rappela à leur souvenir tout à fait civil quand l’un d’eux qui le connaissait  lui découvrit une édition originale qu’il vendait cher. Il perdit son temps de boîte en boîte, sans rien acheter, rien que pour se prouver sa liberté reconquise et ne saisit pas une ombre, droite, près de lui, et qui l’observait depuis un instant. Cependant comme une main lui touchait légèrement l’épaule, il regarda, vit un uniforme, un képi brodé d’un rang de chêne.

-«  A quel régiment appartenez-vous donc mon ami ? »

Il eut une explosion de joie libératoire, il sentit une gaieté allègre le traverser et ce fut elle qui répondit dans un sourire qu’il ne chercha pas à comprimer :

- A aucun mon général – car je viens d’être démobilisé. »

Voilà donc notre homme libéré le 6 mars 1939 et déjà on le trouve dans le Finistère à Maner Lac près de Locronan écrivant un texte où réalité et fiction s’entremêlent puisqu’il s’ouvre sur le débarquement à Bordeaux d’un couple qui revient des Iles pour s’installer et élever leur enfant dans ce coin de  Bretagne « où les joies sont différentes et auxquelles ils faudra s’accoutumer » et s’achève sur cette phrase lourde de sens : « Et lorsqu’après, je m’endors, c’est pour constater qu’une fois encore, j’ai oublié l’immédiat destin qui nous menace tous. »

En 1940 il est en province pour ses conférences qui peinent à se mettre en place et Nemo observe : «  dans cette maison aux dimensions prévues pour six personnes, le désastre en avait entassé dix neuf.
La plupart ne se connaissaient pas huit jours plus tôt. Les repas nous réunissaient à la même table autour de laquelle étaient également rassemblés tous les sièges que possédait la maison. Il y avait entre nous cette cordialité obligatoire que l'impossibilité de trouver ailleurs un refuge différent de celui-ci, créait. Les malheurs du temps réalisaient ce curieux assemblage de gens qui mangent ensemble, vivent en commun, sans posséder plus de raison de se fréquenter  que n'en possèdent, en temps ordinaire, les locataires d'un immense immeuble à Paris.
Là se trouvaient, un inspecteur d'Académie, sa femme et leur enfant de cinq ans, alliage de Chérubin et de démon , il y avait un professeur de piano du Conservatoire de Paris, femme aux cheveux blancs aussi doux que le regard, son frère, retraité de la Préfecture de la Seine, deux professeurs de mathématiques, une économe israélite, sa sœur, veuve d'un haut fonctionnaire, leur mère âgée de quatre-vingts ans, et la famille d'une belle soeur venue d'Indre et Loire, enfant, soeur et un jeune homme ami; il y avait enfin la bonne et moi même.   
Cette diversité d'origine, de nature, de goût  se taisait lorsque l'appareil  de TSF nous transmettait quelques nouvelles »
.Peut-être évoque-t-il là,  sa retraite en Mayenne à Courcité où confluaient nombre de réfugiés qui refluaient du Nord de la France, de Paris ou de Normandie…et où ma mère était directrice d’école et secrétaire de Mairie. On comptait aussi quelques réfugiés espagnols qui avaient fui les camps du Midi.   

A Chambéry la même année, il cherche à prendre des nouvelles de ses amis universitaires et la description prend peu à peu un tour dramatique :

9 Mai 1940
« Belle journée, doucement lumineuse. Je suis arrivé à Chambéry après un voyage de nuit des plus pénibles, mais la tendresse de la lumière est, à ce point chaleureuse, qu’en débarquant, ma lassitude est oubliée. Je sens au contraire, surgir en moi, une joie jeune, comme ce soleil printanier. Il est vrai qu’après une absence de quinze jours, je rentre cette nuit à N….. L’unique série de conférences que j’ai pu organiser, cette année se trouvant achevée.
Ce voyage a été réconfortant et, bien que cette série soit brève et isolée, je dois m’estimer heureux d’avoir pu, en une telle période, trouver assez de sympathies fidèles et chaleureuses pour l’organiser….
C’est la guerre, en effet, et nous savons ce que cette expression signifie. Je hais la guerre pour bien des raisons, mais surtout parce qu’elle abolit, nécessairement tout élan spirituel et intellectuel. Il est d’ailleurs profondément moral que le génie destructeur n’ait à utiliser que les déchets de nos qualités spirituelles ou intellectuelles. Ici comme dans ses œuvres pernicieuses, l’homme exige de l’esprit qu’il nie les possibilités de bien et les progrès moraux dont l’esprit doit être l’agent et le principe de cohérence.
J’ai derrière moi une œuvre que la paix m’a permis de réaliser, mais c’est parce que depuis vingt ans, nous profitions d’un court repos, grâce auquel il m’a été loisible de chercher  et de découvrir, à travers la France, les êtres soucieux des améliorations que la vie pensée peut apporter à l’espèce humaine.
J’ai surtout trouvé ces gens dans la vielle Université française et je les ai découverts dans cet endroit du corps social parce qu’il existe souvent chez les gens qui doivent, par fonction, former les esprits, un sentiment de la responsabilité morale qui ne se trouve pas fréquemment ailleurs, au moins, de manière aussi permanente. Ici, en effet, non seulement la fonction humaine est pensée, mais la méthode entre en action et s’incorpore à une vie quotidiennement créée.
Je suis attendu dans cette ville par un groupe d’amis, qui en cette période guerrière sont susceptibles de penser la vie constante, c'est-à-dire, par-dessus l’accident qu’est, heureusement la guerre.
Je dîne ce soir chez Denise Artaud, jeune femme gravement atteinte mais dont l’énergie spirituelle provoque l’ahurissement des médecins qui l’approchent. On pourrait dire que de façon absolument inconcevable, les puissances de la vie intérieure, dominent les possibilités du corps. On sent qu’un feu la brûle et c’est ce feu qui maintient l’équilibre physique, depuis bien des années.
J’ai laissé mes valises au Terminus et marche sur cet asphalte ensoleillé, passant à travers l’ombre des maisons et des arbres. L’air est léger. Il ferait bon prendre la route qui passe devant l’hôtel et marcher droit devant soi, jusqu’à Aix les Bains !
Il y aura un an, jour pour jour, je m’y trouvais avec Winnie, nous avions pris le car ici même et connaissant cette région comme la plupart des belles régions françaises, j’orientais son attention vers les parties du paysage les plus caractéristiques.
Il faisait un soleil d’une splendeur comparable  à celui qui m’inonde en ce moment. Aix était déserte encore mais les fleurs se trouvaient à leur place, l’air frémissait de vertus adorables et jusqu’au moment de la séparation qui eu lieu le soir même, puisque Winnie devait rentrer à Troyes pour ses cours du lendemain, nous avons  promené notre double allégresse d’homme et de femme, unis par des complicités extérieures autant qu’intimes, parmi ces verdures et les notes vives des parterres.
Un an ! La stupidité politique s’est depuis, interposée entre les possibilités du simple bonheur humain ; je reviens seul et ainsi que me disait Winnie, le jour de la mobilisation : « combien de bonheurs anéantis !..»
Ma pensée, tandis que l’enthousiasme su soleil fait revivre tant de chers souvenirs, s’attriste : je connaissais à Chambéry quelques jeunes hommes, professeurs au Lycée ou à l’Ecole technique ; que sont-ils devenus ? La guerre est non seulement une menace d’anéantissement mais une épreuve terrible pour le bonheur, celui que je nomme, le simple bonheur, ce bonheur que la tâche ordinaire : enseigner ou créer (l’enseignement n’est-il pas une création invisible ? ) bien loin de contrarier, renforce. Je pense à eux comme, depuis ce terrible début de septembre, j’ai pensé à tant d’autres ! Ceux la ne vivaient pas automatiquement, parce que la vie est sortie de son mystère pour s’incarner en eux ; leur vie avait un sens, privé et collectif, auquel ma joie était de collaborer : ils devaient former la double conscience des jeunes êtres qui leur étaient confiés, celle du corps et celle de l’esprit. Il ya un an, dans la paix de la vie ordinaire qui suffit si amplement à la nature  de nos esprits, trois de ces jeunes hommes accomplissaient leur simple tâche en cette ville où j’étais venu parler des récentes acquisitions de la poésie française et de Paul Valéry. Le soir, nous nous retrouvions chez l’un d’eux, le seul qui fut marié et dont la jeune femme avait fait préparer le repas pris en commun. Ensuite, dans la petite pièce servant de studio, la conversation s’était prolongée jusqu’après minuit. Ils rentraient tous les quatre d’un voyage fait en Albanie, voyage qui avait épuisé leurs ressources financières en les enrichissant de points de vue nombreux.  Pendant ces heures d’intimité, le pittoresque des choses vues s’était mêlé aux réflexions que suscitaient, dans l’un ou dans l’autre, la situation  générale ou une conception philosophique que l’un de nous faisait intervenir dans le débat. Rose avait parlé d’Alain, moi de Bergson. Reconduit par eux jusqu’à l’hôtel, nous avions encore parlé et ri sous la pureté de ce ciel dont nous apercevions de larges espaces entre les touffes des marronniers aux feuilles placées comme de larges doigts d’ombre entre les étoiles et notre groupe.
Qu’étaient-ils devenus ? La guerre prend cette jeunesse sont on aperçoit lez destin, et la plonge dans la confusion qu’elle engendre. Tout est remis en question comme avant la naissance de l’individu, et, peut-être avant celle de l’espèce ! Sans doute se trouvent-ils sur l’un des  points où la guerre se fait par l’immobilité des armées, placées face à face. Guerre d’usure a-t-on dit ! Guerre de l’Or et de la Matière première ; donc guerre d’épuisement. D’ailleurs quelle guerre moderne n’est pas telle ?  Mais l’épuisement ne touchera pas seulement les réserves matérielles, il finira par atteindre les consciences, cette partie de l’Humanité qui pense l’existence, sans se contenter de la vivre pratiquement. Il faut un minimum de confiance envers la société et ses fonctions pour que la société se conserve, continuant à incarner un autre minimum de vertus civilisatrices. Si le découragement,, né d’une constante négation des chances de bienfaits possibles se répand à travers les esprits les meilleurs que la société possède, nous nous trouverions rapidement sur le bord d’une crise extrêmement grave. Le fléchissement social, constaté au lendemain de la guerre de 14-18 celle qu’on appela « la grande guerre » par dérision je pense, et par une interversion radicale de la valeur de l’adjectif, ce fléchissement tuerait l’esprit de collaboration indispensable à la fonction  éducative. C’est un non sens monstrueux que de chercher à éveiller l’idée de l »’humain  dans les esprits et, du jour au lendemain d’exiger qu’on l’étouffe. C’est d’ailleurs une opération impossible. Sous l’impulsion des forces instinctives, la nature pensante peut momentanément fléchir ; cet oubli des vertus meilleures que l’éducation fait surgir en nous, est momentané.
J’ai fini par trouver la rue que je cherchais, celle où habitait Denise Artaud. Elle n’est pas visible à cette heure mais on mari me reçois et j’ai, avec cet homme simple, bon et amical, un entretien qui m’émeut. Par lui j’apprends quelques détails sur le sort de mes jeunes amis de Chambéry. Aucun ne paraît devoir être immédiatement menacé ; même Sevestre n’est pas mobilisé et dînera avec nous ce soir. J’ai conservé de cet homme un souvenir vivace. Visage sculpté dans les os de la face, sa maigreur serait inquiétante, sans la gaieté de son sourire. Mathématiciens, il me parla un jour  que je le trouvai dans un train à Lyon, des perspectives que faisaient naître en lui la possibilité de dimensions « inexplorées » et entrevues au-delà de la quatrième.  Mon esprit n’est pas ouvert à cette forme d’abstraction ; cependant je percevais par instant comme des résultats possibles et, par conséquent à acquérir. J’ai d’ailleurs toujours constaté qu’il existait une forme de songe identique entre l’esprit mathématique et l’esprit de poésie, au moins lorsque celui-ci accepte de sortir de l’immédiat où la sensation le plonge, pour la dominer, la comprendre et l’achever en pensées.

La conférence n’aura pas lieu. de minimes incidents locaux font que le public n’a pu se réunir à l’heure indiquée.
Avec les quelques personnes présentes, une longue conversation s’engage sur les buts généraux et la nécessité d’un redressement spirituel, les hostilités terminées. Je désigne quelques bases de ce que peuvent être les éléments d’une Raison, dotée de sur-raison, expression dont j’aime à me servir pour éviter tout de suite, l’emprisonnement habituel. ;
Sevestre est venu me rejoindre, dès la dispersion du groupe opérée. Nous parlons des absents, de la guerre, de son inutilité .» (la suite a été perdue…)

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