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19 octobre 2011 3 19 /10 /octobre /2011 14:19

Chapitre IX

Les lieux d’une vie

« Une patrie est un soporifique de chaque instant » EM Cioran

Si le France et son cœur historique la Touraine à deux pas de Chenonceaux a vu naître Maxime Nemo au siècle dernier, ce Citoyen du Monde  aura parcouru en quatre vingt sept années une partie de l’Europe et l’Afrique du Nord et se disposait, si la destinée lui en avait laissé le loisir,  à découvrir l’Amérique latine vers son ami Coppetti Burla et le Japon vers son ami E. Nagata.

Si les trois grandes périodes de sa vie l’ont amené à parcourir la France avec son père du nord au sud sans doute vers la Belgique et jusqu’à l’Espagne, il aura connu tous les hôtels les plus improbables, les pensions et les relais puisque de gares en gares il sillonne la terre de France à la rencontre d’abord une aristocratie européenne représentée par la reine Victoria, qui avait élu avec sa cour, la Côte d’azur, nouvelle destination à la mode comme d’autres Princesses éliront la Côte basque d’Arcachon à Saint Sébastien puis ensuite les  forces vives de la Nation, catholique dans els Grands séminaires de Nice ou à l’Ecole St Elme d’Arcachon, puis les hussards de la République laïque et radicale socialiste de Brive à Vannes, de Brest à Nice sur les pas du professeur Jules Romains, rencontrant tantôt la famille Chirac en Corrèze en la personne de Louis Chirac puis la famille Gouze en Aquitaine.

Il semble que des destinations soient restées chères à son cœur et qu’il y revenait pour retrouver des visages, des émotions, des paysages, des lumières, ce fut le cas de Chambéry où il planta le cadre de son Exode de 1940 , d’Annecy où il se lia avec Henri Davignon et la Troupe des Escholiers , la Bourgogne où il se maria en 1909 et où il professa la diction, de la chère Dordogne où il loua le Mareynou à Razac sur l’Isle à la famille Testud qui sut l’accueillir et lui ouvrir les portes des familles locales et d’une certaine bourgeoisie locale dont un Préfet, du Pays basque et bien sûr le pays nantais d’où était originaire sa seconde épouse.

Il y eut tous ces lieux clandestins pendant la guerre comme sa retraite près de Douarnenez dans sa Villa de Ker Paulo, ou Maner lac dont il parle dans son journal et où il situe un de ses récits, d’autres villes sont évoquées au hasard d’une lettre comme Grenoble où se retrouvaient autour de la famille Gosse tous les universitaires entrés en résistance jusqu’à leur fin tragique en 1943. L’extraordinaire humanité du personnage faisait qu’il s’attirait de solides amitiés et pas seulement littéraires comme le montre l’article de Claude Sérillon paru en 1972.Il serait ainsi difficile de retracer le périple de 1923-24 en Afrique du Nord entre Algérie et Tunisie si l’on n’avait que les articles d’ « Alger Etudiant » ou le compte rendu de la gazette de Tunis de l’époque. L’anecdote de cet algérien qui écrit à Nemo dans les années 1980 pour poursuivre une conversation entamée sur un chemin de Haute Corse est symptomatique de la grande disponibilité et ouverture du personnage, l’ami algérien ne savait hélas que Nemo n’était plus là pour poursuivre leur causerie d’antan. Je le revois aussi se querellant dans l’Espagne de Franco avec la propriétaire d’un Parador à Càceres et une autre fois à Lierna avec la tenancière de la pension au bord du Lac de Côme, ou encore au retour avec les hôteliers de Géménos dans le Var. Chaque voyage était l’occasion d’aller vers les gens et sans aucun apriori ou préjugé . La conversation était simple, naturelle et toujours cordiale à l’inverse de son ami Cioran qui lui voyait le mal partout et déclarait : « Un homme qui se respecte n'a pas de patrie. Une patrie, c'est de la glu »   en 1990, Cioran n'imagina pas d'échanger Paris pour Bucarest fait remarquer avec justesse Ricardo Paseyro dans son article : « Deux Européens en Exil : Cioran et Maistre »  On notera au passage sa réplique cinglante sur l’Espagne qu’il vient de parcourir en vélo  « Serf ce peuple bâtissait des cathédrales ; émancipé il ne construit que des horreurs »

Lorsque Maxime Nemo le rencontre ainsi que Mircea Eliade aux deux Magots à Paris aux lendemains de la guerre, leur situation dépendait toujours du « titre de voyage Nansen », seul et précaire document que la Société des Nations accordait, dès 1922, aux apatrides et « déplacés ». Cauteleux par nature et instruit par l'expérience, Cioran respectait le devoir de réserve concernant son pays d'accueil »

A l'époque, les autorités espagnoles avaient deux raisons d'écarter les immigrants originaires de l'Europe orientale : elles craignaient les « infiltrés » se disant anti-communistes ; de surcroît, l'économie espagnole n'était pas à même d'absorber les étrangers démunis... Le dossier de Cioran s'enrichit de cautions, certificats, témoignages ; une fois la méfiance dissipée, la porte s'ouvrit.

Voici Cioran qui enfourche sa bicyclette«, pris d'enthousiasme, emprunte à partir d'Hendaye les routes désertes et les pistes poussiéreuses de la péninsule ibérique. À chaque halte, ses cartes pos­tales me signalaient sa progression : il ira jusqu'en Andalousie et rentrera en France par la Catalogne. Le périple raffermit son penchant instinctif vers le caractère, les mœurs, l'histoire, le génie du vieux Royaume d'Espagne. Fervent des mystiques ou des êtres entiers ou hors norme, il aima aussi l'Espagne qu'il parcourait, austère, spacieuse, triste, pauvre, croyant au miracle, donquichottesque encore parce qu'analphabète. Un subtil chapitre de la Tentation d'exister sa pénétrante compréhension des Espagnols « Rétrogradant sans cesse vers l'essentiel il se sent perclus par excès de profondeur », écrit-il.

Si l’Espagne a occupé bien des voyages  c’est surtout l’Italie dont il raffolait qui aurait mérité un Dictionnaire amoureux, comme son ami JR Bloch qui y enseigna à l’Institut français de Florence et où Nemo donna des conférences à l’invitation de son ami Giuseppe Sorge 

Pas étonnant que tous ces amis croisés ici ou là se retrouvaient à la table de la rue Ledru Rollin ou se trouvaient invités  l’été à la « Crétinière » autour d’un brochet au beurre blanc savamment préparé par ma mère ou par Yvonne Bretonnière , selon les règles de l’art fixées par sa créatrice  Clémence Lefeuvre, bien sûr. Et l’on venait de loin pour se ressourcer ou pour créer. Combien d’aphorismes de Cioran sont nés  pendant ces soirées d’été au bord de Loire. Parmi les innombrables billets, cartes postales et lettres reçues depuis leur recnontre j’extrais celle-ci qui donne une idée des aversions et impatiences que pouvait avoir Cioran à l’issue de ses échappées hors de Paris comme celle qu’il fit avec Simone vers l’Angleterre :

 

Paris le 4 septembre 1948

Mes chers amis,

Je vous croyais quelque part en Provence ! C’est pourquoi je ne vous ai pas écrit pour vous communiquer nos impressions sur cette emmerdante Angleterre. Pour être juste, il faut reconnaître que l’Ecosse est tout de même autre chose. Edimbourg ne manque pas de caractère et d’allure.Une ville bâtie en pierre noire où l’on peut être heureux tout un après midi…Nous sommes allés très loin, jusque dans le nord de l’Ecosse. Le paysage, rien à dire. Partout des lacs et des montagnes dénudées, du brouillard et de la pluie et parfois une lumière étrange qui nous donnait l’idée de ce que peut être la Norvège ou la Finlande. Jamais je n’ai autant pratiqué l’adjectif sinistre. Inutile de vous donner des détails. Vous comprendrez le succès de notre voyage quand je vous dirai que de retour, comme nous nous sommes arrêtés une journée à Cambridge, Simone m’a accusée de l’avoir amenée en Angleterre. Et pourtant Cambridge est une très belle ville. Il n’y a rien à faire quand on vit en France et qu’on connaît un peu l’Italie et l’Espagne, le Nord même extraordinaire, n’offre que les surprises de la déception. Le seul souvenir vraiment émouvant de notre entreprise, nous le devons au pays des sœurs Brontë, dans le Yorkshire. On y vit toute l’atmosphère des Hauts de Hurlevent. Ces landes sauvages, je ne peux y songer sans un frisson lyrique. Et voilà comment la folie de notre voyage se trouve finalement rachetée.

Nous sommes rentrés le 20 aout. Simone est repartie chez elle il y aura bientôt une semaine. Le 10 septembre nous nous sommes donné rendez-vous à Tarascon, d’où nous entreprendrons à bicyclette l’exploration de la Provence. Je quitte Paris le 9 au soir. Si d’ici là vous êtes de retour, faites moi signe. Votre fidélité à la Cré, combien je la comprends ! Et combien je m’en veux de ne pouvoir rester sur place nulle part plus d’une journée !

Avec toute mon affection.

Votre  Emil CIORAN  

Il semble que c’est en 1940 soit 5 années après avoir rencontré Yvonne Bretonnière professeur à l’EPS de Laval lors d’une conférence que Maxime Nemo  qu’il retrouve le pays nantais. Clandestinement d’abord à l’Hôtel de mauves sur Loire où le train s’arrêtait et où le rejoignait sa dulcinée. Le père de celle-ci étant Maire de la commune, il aura fallu de nombreuses années avant qu’il n’investisse les lieux sans jamais avoir été présenté à ses propriétaires qui l’avaient acquise en 1901 de la famille Guicheteau Juge nantais. Cette  maison avait été bâtie en 1799 par Joseph Marie Trébuchet, oncle de Victor Hugo et secrétaire de la Préfecture de Loire Inférieure, qui voulait en faire sa maison de campagne.   

En 1940, c’est le Commandant Habillon du 2è Hussard du régiment de Berry au Bac qui la loue avec sa sœur à Théophile Bretonnière  et sans doute depuis les années 20 puisqu’une petite gravure représente le défilé du 14 juillet 1927 à la Crétinière. Le Commandant qui avait belle allure venait régulièrement au village en grand uniforme et était respecté de tous. A la libération il fut suspecté d’intelligence avec l’ennemi, insulté, et dégradé par de jeunes tête brûlées qui s’autoproclamèrent résistants de la dernière heure et donc justiciers. Quand les civils font leur propre justice, on sait quels abus et de quelles injustices ils peuvent se rendre complices et coupables. Le Commandant disparut pour toujours laissant là son imposante bibliothèque civile et militaire, sa cuirasse de Hussard, ses cartes d’Etat major de la grande guerre, ses souvenirs et peut-être son honneur.

La place étant libre, c’est alors que Maxime Nemo vint dès lors y passer ses étés pour y écrire et s’y reposer. C’est aussi La Crétinière qui devint l’annexe de la Société Jean Jean Jacques Rousseau créée en 1947 à Montmorency et qui reçut pendant plus de 30 années les rousseauistes, les acteurs, les musiciens, et tous les collègues professeurs de Mlle Bretonnière. C’est là qu’en 1972, le jeune journaliste de Presse Océan Claude Sérillon vint surprendre Nemo dans sa retraite et  signa l’article qui suit et l’intitulait :

 

Rousseau, la vie…. :  

 

" Ce qui me fait peur c'est le marasme de l'indifférence, le mécanisme du bien être de chaque weekend, de chaque saison toujours recommencée où il n'y a plus rien d'essentiellement humain… la pureté, la poésie, l'art, l'élan sont nécessaires. L'angoisse prend de la force devant toute la haine, toute la décomposition du beau. Du Beau. Il faut l’enthousiasme, quelque once de naïveté à la recherche de l'homme: parler des silencieux, des simples ce n'est pas facile, le brillant éclate trop pour être satisfaisant. Le monde est bien fou dans sa découverte de lui même. L'oubli se fait sur l'amour, sur la beauté. La laideur s'étale… Au bord de l'eau limpide, c'est l'absolu, l'extrême puissance de l'adoration de ma totalité. C'est le retour. La reconnaissance de l'homme a ses origines, seul avec la magie de la nature".

Et le silence arrête sa main. Dépliée par dessus l'autre. La fenêtre ouverte bourdonne. Les arbres gigantesques couvrent la maison. " Le château " disent les voisins de la Crétinière à Saint Julien de Concelles, et ajoutent des souvenirs sur le " père de la dame ". On ne sait pas très bien le nom de l'homme. Maxime NEMO goûte trop la discrétion, la quiétude de la réflexion pour prendre le temps de se faire connaître.

" J'ai peur aussi que le mécanisme de la machine envahisse celui de l'âme."

Ses cheveux éclatent en feuilles immaculées autour de ses yeux. Bleus.Terriblement vivants.

" Je suis six mois par an à la Crétinière depuis 1966, là je continue ce vieux désir d'exprimer cette puissance de la poésie que je portais en moi dès ma plus tendre enfance. Je suis né à Chenonceaux, il y a plus de soixante dix ans. Quelques mois à regarder la férocité guerrière. Un séjour intermittent dans le Périgord et puis je parcours la France, une centaine de villes pendant quarante ans. Une conférence suivie d'une lecture dramatique (sur la tragédie… la destinée humaine; 300 représentations sur la Tétralogie de Wagner) et puis des livres. Et voici…

Il sourit. Offrant délicatement un muscadet. Pur. Pas trafiqué !

" La Vie est en train de se détruire. A grande vitesse. Le drame se joue en dehors des systèmes politiques. La terre souffre et meurt: il faudra des centaines d'années pour que tout recommence. Les communautés de jeunes, de hippies, américaines ou françaises ont repris le chemin du labourage. C'est un esprit extraordinaire. Formidable. Mais il sera condamné si les jeunes ne se s'abandonnent dans l'indifférence générale."

Jean Jacques ROUSSEAU dessine des rêves entre nous et les mots prononcés rejoignent les franges de " l'Emile ", du " Discours sur l'origine des inégalités ".

Maxime NEMO très officiellement secrétaire général de " l'Association Jean Jacques Rousseau" écoute un instant les oiseaux bavarder. La société secrète des "rousseauistes". Il sait pourquoi.

" Les ordinateurs sont extrêmement utiles. Les automobiles également. Mais il faut fixer des limites, des barrières protégeant la quête, la réflexion".

De converser alors sur la création: ses poèmes jamais publiés. Ses manques: la musique, le théâtre.

" J'aurais beaucoup aimé faire de la musique. Autodidacte, j'écris pour aller vers autrui, pour donner un sens à la vie d'autrui. Après tout, Dieu, pour quoi faire ?"

Maxime NEMO avoue doucement, derrière ses doigts croisés, un démiurge: Prométhée.

Ni athée, ni marxiste, ni chrétien, il exècre ardemment l'idolâtrie. Il n'est pas satisfait loin de là, de la création, a horreur de la putréfaction des corps. Je suis trop orienté vers la Beauté.

Il veut se battre encore pour elle. Pour l'écologie, contre les pollutions. Ses phrases ressemblent aux communards à cheveux longs. Aux pacifistes aussi:

" Mon premier livre concernait le mouvement républicain et pacifiste allemand. Je crois à cette idée profonde de paix. Cela peut devenir réel. Il manque sans doute une incarnation, Jaurès et Briand sont morts. Le pacifisme va naître du pouvoir économique : il sera de fait avec les concentrations des économies, et on aura un compromis entre les possédants et les autres. A partir des idéaux. L'élan de générosité qu'il faut provoquer je le tente à la rentrée avec les gens de l'UNESCO. L'écologie ayant enfin place reconnue."

Dans une autre salle au plafond barré de poutres brunes, la pendule sonne. On a parlé de la paix, de la nature, de la pudeur, du beau, des gens gais et bouffons, de la Vie. De la Mort. Maxime NEMO n'a pas peur. Il espère simplement que la postérité justifiera son passage et raconte en guise d'au revoir, sa vie de tous les jours à " la Crétinière " avec sa femme Yvonne et le jardinier curieusement nommé " Schopenhauer ".

Il évoque bientôt Reverdy. D'autres noms peut-être encore…Le vieil homme et la vie retournent déjà à leur face à face. Dans le silence de la nature animale.

Claude SERILLON  " Presse Océan " N°10 255 du Vendredi 30 Juin 1972

 

 

 

    

 

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