Chapitre II
NEMO fondateur de « l’Ilôt » (1920 – 1939)
- La décade prodigieuse à travers la France
- Les cycles s’enchaînent : Conférences et témoignages sur « les fêtes de l’esprit »
- La découverte du Maghreb (Algérie –« Alger Etudiant », Ibsen dans « Tunis Socialiste »)
- Le Mareynou en Dordogne chez Edouard Testut (poèmes inédits)
- Le Château Simone à Aix (dans la famille Rougier témoins)
- Autour d’Art & Action de Louise Lara et Fernand Divoire
- Autour de « Clarté » et « Monde » avec Barbusse et Bloch
Si la période d’avant guerre reste à reconstituer à partir de rares témoignages écrits, il n’en va pas de même à partir de 1920 date de la création par Maxime NEMO , (en marge du Laboratoire « Art & Action » de Louise Lara) d’un Centre d’Action Artistique baptisé « l’Ilôt ».
De quoi s’agit-il et quel sera pendant près de vingt années, l’impact de cette initiative totalement inédite auprès d’un large public en France et à l’étranger ?
Lisons pour cela le livret de présentation rédigé par la Société d’émulation de l’Ain à Bourg en Bresse en 1923 :
« M.Nemo, reprend sa vie personnelle en 1919. La guerre a beaucoup appris à ceux qui ont voulu écouter. Il songe à créer un organisme qui servirait de liaison entre les diverses forces intellectuelles. L’individualisme, l’isolement sont partout, et arrêtent toute vie vraiment sociale, et, sous l’empire des nécessités nouvelles, tout tend à se matérialiser. C’est alors que « l’Ilôt » est fondé.
« Il faut, dit M.Nemo, rapprocher la poésie des hommes et en faire sentir le principe vital ».
Son initiative ne tarde pas à être encouragée par de précieux éloges. « Je suis persuadé, lui écrit Henri de Régnier, que la beauté n’est inaccessible à aucun de ceux qui viennent sincèrement à elle. Beaucoup ont besoin d’y être guidés et c’est à ce besoin que répond l’œuvre que vous entreprenez et qui peut donner d’excellents résultats. Je ne peux que l’approuver et vous dire toute la sympathie qu’elle m’inspire. »
Et M.Nemo part, faire connaître la poésie de son époque, celle de Verhaeren, des symbolistes. Il annonce les tempéraments nouveaux, porteurs de l’âme nouvelle, Duhamel, André Gide, Walt Whitman, cherchant toujours à souder plus intimement la pensée de son temps à la période qu’elle exprime et ceci, dans le désir d’un complet développement de l’esprit humain.
Son passage soulève partout le plus complet enthousiasme. Il suffit, pour en juger, de lire, entre autres témoignages, ceux de M. Le Recteur de l’Académie d’Aix, de M. le Doyen de la faculté des Lettres de Grenoble, de M. Le Recteur de l’Académie de Dijon, de M. le Ministre des Sciences et des Arts de Belgique et de nombreux chefs d’institutions.
La Presse salue son initiative et son passage avec la même sympathie. De l’Express du Midi 1920 :
« Ce choix de scènes (le Cloître) fut remarquablement interprété. Il est extrêmement rare de voir jouer de telles œuvres en province, et tous les lettrés de Toulouse auraient dû s’y donner rendez-vous. »
Du Cri de Toulouse, Revue de février 1920 : « Qu’est-ce que l’Ilôt ? Les artistes et les littérateurs qui composent ce groupe veulent donner à l’art une importance sociale, et montrer le bienfait que l’homme peut retirer de son contact avec le beau. Le rôle de l’art pourrait être immense, et il est vrai que nous faisons très peu de chose en France pour répandre l’esprit. Quand on songe aux pauvretés lamentables qui se prônent, on ne peut que féliciter les esprits énergiques et indépendants qui se proposent cette tâche noble entre toutes : éduquer l’homme en lui inspirant le sens et le respect du beau. »
M.Nemo est le type de l’artiste moderne qui suit son époque, l’aime et cherche à la résumer.
BOURG Imprimerie du « Journal de l’Ain » 1923
Société d’émulation de l’Ain
On a d’emblée par ce témoignage, une première idée du projet de l’Îlot, qualifié parfois d’ « Acte esthétique » puis de « fêtes de l’esprit » par une agrégée de Lettres, Mlle Marie L’Hôpital, (Directrice du Lycée de jeunes filles de Dijon) mais les professions de foi ne vont pas manquer, tant de la part de son initiateur que des journalistes, critiques et autorités universitaires qui aideront à promouvoir son message. Jugeons plutôt.
L’ILOT
Acte Esthétique
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Des « Fêtes » dans l’Université
L’Université est le centre où s’élabore le cerveau du pays. Tout ce qui est appelé à vivre et plus exactement à penser, reçoit son empreinte.
A une époque où le problème humain est ramené aux notions élémentaires de vendre et d’acheter, elle demeure le lieu où l’on tente de se représenter l’homme. Bien qu’atteinte par l’utilitarisme du temps, elle essaie de se soustraire aux fortes influences strictement pratiques en conservant à l’humanisme un reste de prestige.
La liaison entre l’Art et l’éducation qu’elle propage apparaîtra un jour : l’Art n’étant pas autre chose que la représentation, donnée par l’homme à l’homme, de ses désirs les plus profonds, les plus immuables. Peut-être verrons-nous surgir alors une morale esthétique où la raison du Beau serait la conclusion donnée par la raison pure. (1)
A l’heure actuelle, la nécessité de plaire au nombre a créé en art – quelques nobles réalisations mises à part –une décadence, signe d’ailleurs certain d’un affaiblissement de l’instinct social et humain. En dehors de l’Université, il n’est plus de centre donc plus de hiérarchie intellectuelle où la pensée esthétique puisse produire son effort avec quelque chance d’être comprise par un auditoire suffisant.
Dans cette période de crise spirituelle – vieille, au moins, d’un demi-siècle ! – l’Université devrait se soucier du destin de l’Art et de l’artiste dans le cadre social, et préconiser une forme de réjouissance échappant à l’influence déprimante des « marchands de spectacles » qui sont rarement des vendeurs de l’Art.
Pourquoi le corps enseignant ne se rapprocherait-il pas de l’artiste et n’essaierait-t-il pas de faire entrer l’idée esthétique non dans le programme de son enseignement – grand Dieu ! – mais dans cette partie de la tâche libre de toute sanction pratique à l’esprit qui se forme le sens et les ressources de la Beauté ?
La méthode universitaire veut que l’homme discerne afin de pouvoir mieux juger. Ne pourrait-elle, au moment où cette action est si urgente, l’armer contre la sottise, la laideur propagées par tant de procédés et faire naître un sentiment de fierté humaine qui refuserait d’abdiquer devant la « qualité » de certaines distractions ?
C’est cet état d’esprit que je souhaite voir naître.
Et, aussi, pourquoi l’Université ne grouperait-elle pas, pour ses conférences, ses représentations dramatiques, ses concerts et ses expositions, l’élite qui vit, en chaque ville ? Sait-on que l’intellectualité française s’endort dangereusement ; qu’une prodigieuse inactivité envahit nos couches sociales ; qu’il n’existe plus d’élite directrice, et que, dans le monde, nous risquons de voir d’autres influences remplacer celle que, pendant si longtemps, nous avons exercée ?
Un état public se fonde grâce à une certaine cohésion de pensée ; l’Art est le résultat de cette cohésion. Au milieu de la mortelle désagrégation des valeurs humaines qui s’opère chaque jour, est-il impossible de conserver un principe d’unité et d’union sur lequel, peut-être, l’avenir puisse se fonder ?
Croit-on que l’instinct vital et social se trouverait diminué par un moment de méditation devant le seul geste humain qui échappe à la rapide action du temps, la Beauté !
Maxime NEMO, l’ILOT
(1) Ce serait la naissance de cet « homo-esthéticus » annoncé par Jules de Gautier.
On découvre alors derrière ce philosophe méconnu né Jules Achille de Gaultier de Laguionie en1858 à Paris toute l’influence d’un Arthur Schopenhauer et d’un Nietzsche sur celle de Nemo. Le premier Comité d’Etudes de « l’Ilôt » se compose de Madame Roger BRODERS de l’Ecole du Louvre Histoire de l’Art, de Monsieur Sylvain CAHN Critique Littératures Etrangères, de Madame Eliane PELTIER de l’opéra Comique, de Monsieur Maurice LAME Littérature du Moyen Age et de Monsieur Maxime NEMO Littérature moderne, Poésie
« Connaître le Beau et l’enfermer en soi est une jouissance égoïste. Il nous a semblé plus humain d’en répandre la connaissance, d’en exalter la vertu… et c’est pourquoi artistes et écrivains nous nous sommes unis pour tenter cet effort.
Nous voulons montrer l’œuvre accomplie par le génie de l’homme, en inspirer le respect et, certes ! si nous trouvons auprès des éléments éclairés l’appui que nous croyons mériter, cette simple idée prendra tout naturellement l’extension qu’elle doit prendre précisément parce qu’elle est une idée- et qu’elle est simple ».
Commence alors un tour de France effréné de gares en hôtels et de Lycées en Ecoles Normales. J’ai pu retrouver les villes et les recettes correspondantes : 1921 : Aix, Bar le Duc, Carcassonne, Niort, Nancy, Agen, Aurillac ; une autre année Lille, Tourcoing, Cambrai, Valenciennes, Gondeloux , Beauvais, Amiens, Rouen. On a du mal à imaginer l’énergie d’un seul homme nécessaire pour enchaîner pareil marathon, je cite pour le mois de Mars 1920 : mercredi 22 Dijon, jeudi 23 Mâcon, Vendredi 24 Saint Etienne, samedi 25 Privas, Dimanche 26 Valence, Lundi 27 Grenoble, Mardi 28 Montelimar, Mercredi 29 Carpentras, jeudi 30 Nïmes, vendredi 31 Aix, Samedi 1er Avril Marseille soit une recette de 3000 francs.
Mais l’aventure débute véritablement par Bordeaux en 1919 à l’invitation du Recteur faisant dire au quotidien : la Petite Gironde de Bordeaux : « Il n’y a vraiment en France que deux hommes qui pratiquent la lecture dramatique : ce sont Jacques Copeau* et Maxime Nemo que nous avons entendu lundi soir, au théâtre municipal de Bordeaux » puis c’est Toulouse, Carcassonne, Albi, Aurillac, Rodez, Cahors et Montauban en 1920 avec un Festival Verhaeren, car Nemo avait rencontré jadis avec son père « le grand poète belge des énergies humaines », lors de ses tournées en Belgique avant 1908. La Bibliothèque poésie de Nemo comporte l’intégrale des recueils de Verhaeren au Mercure de France de 1911 à 1938 avec des dédicaces, dont une curieusement adressée à André Gide
Mais pour en revenir à ce Festival consacré en 1919-1920 au poète des Flandres, c’est un académicien qui d’emblée salue l’artiste« C’est un régal inespéré qu’une audition de M. Nemo ; je n’ai jamais rien entendu d’aussi bon en province et rarement à Paris », a dit le dramaturge Eugène Brieux, qui venait d’obtenir le siège de Ludovic Halévy à quelques voix devant deux autres candidats hommes de théâtre : Georges de Porto Riche et Alfred Capus. Nous retrouvons la même opinion chez les critiques du Cri de Toulouse: « le choix de scènes fut remarquablement interprété. Il est extrêmement rare de voir jouer de telles œuvres en province et tous les lettrés de Toulouse auraient dû s’y donner rendez-vous… ». Parfois la causerie est assurée par Maxime Nemo et les poèmes de Verhaeren sont dits par Mme Nemo et Maurice Lame. Le premier fils de Maxime et Antoinette Baugey naît en 1920, il s’appellera Claude mais il mourra à 23 ans en Mai 1945 dans l’Armée du Général Leclerc.
*Jacques Copeau, en marge du Théâtre du Vieux Colombier ouvert en octobre 1913 donnera 7 conférences en février et mars 1924 sur Bérénice de Racine, Péguy et Euripide à Bruxelles chez Thomas Braun, le Roi David d’Honegger, Macbeth à Lyon puis à Paris, La Paix d’Aristophane à Bruxelles et Don Juan à Paris ce fut le cas également pour Verhaeren invité par le Roi Albert Ier de Belgique qui l’invita à donner des conférences en Angleterre après la guerre ; Jules Romains ou Jean Richard Bloch pratiqueront également l’art de la lecture dramatique et des conférences en France et à l’étranger en Allemagne et en Angleterre. Jules Romains dirigera également en 1921-1922 l'Ecole de Jacques Copeau, et réunit dans un climat d'émulation fraternelle une quinzaine de jeunes gens dont Marie-Hélène Copeau (Maiène), Jean Dorcy, Aman Maistre, Jean Dasté...En marge de cette formation, des "Cours publics" et des "Conférences" où l'on peut entendre Thibaudet, Rivière, Jaloux, Valery Larbaud, Ghéon, Valéry...Nemo a alors une trentaine d’années et a dû assister à ces cours.
En juillet - aout 1921, Nemo louera la propriété du Mareynou près de Razac en Dordogne et se liera d’amitié avec la famille du propriétaire Eugène Testut. Il y écrira des poèmes inédits dont « Maternité » et «Visage » à partir de scènes aussitôt que captées transcrites en vers libres .On découvre aussi au hasard des archives une petite pièce en un acte « Rosine au théâtre » datée de 1920 très enjouée et qui rappelle les vaudevilles que Nemo joua en 1913. C’est sans doute de cette retraite qu’il sillonnera le sud ouest qu’il a toujours affectionné et prendra ses contacts avec les élites locales mais aussi un éditeur à Périgueux.
Puis c’est en Bourgogne en 1921 (où le jeune couple s’est marié il ya déjà 11 ans), que commence une série de conférences sur les Symbolistes, enfin ce sera Aix en Provence sur Verlaine.
C’est avec un certain étonnement qu’on peut lire ensuite dans la revue « Alger Etudiant » organe de l’Association générale des Etudiants d’Algérie » en février 1922 que Nemo dit du Baudelaire lors des Lundi Concert dans la Salle de l’Alhambra dans le cadre d’une conférence sur le mouvement littéraire algérien et ses possibilités, où l’Association était encore une fois « à côté de nos artistes, de nos poètes, de nos romanciers ». Et le chroniqueur d’écrire : « Je crois qu'il y a là une heureuse, une féconde force de pensée et d'Art de ce pays. C'est de ces moments vibrants et intimes comme ceux là que naîtra la cohésion entre tous les éléments mentaux qui élaborent l'aventure intellectuelle qui assurera ici l'indispensable prédominance française ».
Il serait intéressant de situer cette intervention, qui sera poursuivie deux ans plus tard en 1924 par une présentation du poète Albert Samain et du courant symboliste, dans les locaux de l’Association des Anciens Elèves du lycée d’Alger par rapport aux autres animateurs de cette revue, désormais en ligne grâce à la BNF et très révélatrice de l’activité intellectuelle au sein de la colonie de l’époque. Ce n’est qu’en 1934 qu’Albert Camus commencera à publier dans cette revue. D’Alger on retiendra ces notes jetées à la hâte sur la casbah qu’avait déjà décrit Louis Bertrand de l'Académie Française ayant vécu une dizaine d'années à Alger à partir de 1891.Dans son ouvrage, il raconte ses promenades dans le vieil Alger dans les Nouvelles Éditions du Siècle parues en 1938.
« Bab-Azoun offrait des perspectives plus riantes. Et pourtant cette étroite rue en arcades, quelque peu tortueuse elle aussi, n'est guère plus brillante que Bab-el-Oued. C'est bas et tassé, et tout y présente l'aspect mesquin et ladre de l'époque homaisienne et prud'hommesque. Mais je ne daignais pas voir ces laideurs. Le profil de la rue et des bâtisses n'existait pas pour moi. Je ne considérais dans Bab-Azoun que la splendeur de ses magasins et l'élégance de ses passants, à l'heure du trottoir ou du "persil ", comme nous disions : à savoir à midi et à sept heures du soir ».
ET voici comment Nemo la voit en lors de son séjour de 1924 : « Vers la Casbah – par les rues Bab Azoun et de la Lyre - où sont ces M’Zabib pâles et blancs près des étoffes jaunes et rouges.
Ils se donnent des leçons de silence sous les arcades.
Vers la Casbah – par tant d’escaliers impurs sous la réplique du ciel immense et bleu à travers des ruelles incompréhensibles pour ton regard qui vient du pays des journaux et des vivantes devantures, le pays qu’on trouve à cinq cents mètres d’ici et qui est si loin de l’esprit.
La mer est derrière mon dos, avec plus près le port où un vapeur qui va partir souffle péniblement trois appels à l’espace dont on ne sent déjà plus la fraîcheur.
Trois appels pénibles – pour un salut ou un adieu – qui fait s’ouvrir tant de fenêtres aux palaces superposés de Mustapha et que le marchand de piments, de dattes et d’oranges n’écoute même pas comme il ne semble pas voir ma carrure occidentale pourtant prometteuse d’argent.
Les fruits s’ouvrent à la poussière.
Il monte vers la casbah une curiosité qui s’efface à chaque pas d’être si peu conquérante. Le pavillon de ma nation flotte sur tous les monuments qui se voient de loin, il y a des cafés, des banques t un hôtel de la Division avec toujours des spahis rouges pour notre prestige et voici des hommes qui ne doivent rien à ma race, qui ont un regard, une âme et qui passent dans une odeur de laine sale et surchauffée.
On sent les femmes quelque part à tant d’enfants qui trépignent sur les tas d’ordures des ruelles accrochées ».
Vers la casbah étouffe ta pitié occidentale qui sent rôder l’odeur du typhus dans les décompositions amoncelées et laisse passer l’âme qui descend chargée de détritus.
Les porches pour deux hommes à la fois s’ouvrent sur des maisons bleues qui n’ont pas de fenêtres pour le baiser du soleil ou la descente de la curiosité touristique.
Tu as monté vers la casbah en droite ligne tant d’escaliers disjoints que les couffins d’oranges, de dattes et de piments sales sont tous bas sous ton regard planté. Tu vois toutes les têtes montrer le mutisme des burnous froncés. Tu vois le bord des terrasses quadrangulaires où sont les femmes dont les enfants vont dans la rue. Tu vois la rue qui voudrait étouffer la lumière et perpendiculaire tu vois la mer lointaine et bleue comme un toit qui brille à tant de maisons.
Vers la casbah, regarde, écoute sans comprendre, écoute le temps tomber en silence sur cette humanité qui fait des enfants en attendant les jouissances qui sont au-delà de sa (…) et prend les rues après des rues pour retrouver les mêmes cafés mauves aux faïences multicolores pour telle immobilité qui n’a pas même une gêne….
A tel angle, prend la borne lavée par le soleil et plante toi devant le chanteur arabe qui ne te voit pas – les yeux brulés par les ophtalmies antérieures –et qui chante et qui chante….
Les hommes sur leur seuil n’ont pas bougé d’autres qui passent ne tournent pas la tête.
Le chanteur qui a des dents cassées répète trois notes intarissables.
Il est aveugle et ne voit pas l’Occidental. Il chante sans être blessé par ta curiosité. Il chante pour les hommes qui le regardent donc la présence à l’odeur.
Ton principe hygiénique n’a pas d’odeur et ta race n’a rien conservé de son séjour aux déserts de jadis. L’aveugle chante et son tamtam fait un rythme dur et sourd.
L’aveugle est grand dans son burnous, son burnous jaune que tiens l’enfant qui a des yeux pour lui.
Il a senti son auditoire et chante trois notes interminablement – et toi qui as compris Wagner et Debussy – toi qui n’est pas vêtu de trous ni rougi par les feux, toi qui ne sait peut-être pas la volupté du silence sous le ciel pur, écoute les notes reprendre et ne comprends pas.
Il est dans ta fonction de ne pas comprendre et de ne pas sentir.
Maxime NEMO ( Alger - 1924 )
Nemo poursuivra quelques mois plus tard le 3 mai de la même année, en Tunisie cette fois son travail de pionnier avec cette fois, une conférence sur l’héroïsme chez Henrik Ibsen. Rappelons le contexte de la pièce de théâtre ‘‘Une maison de poupée’’. En 1879 Henrik Ibsen avait lancé une grande polémique. Le personnage principal, Nora, est une femme au foyer et mère de famille qui parvient à la conclusion qu’elle n’a pas pu se développer parce qu’elle a toujours été considérée et traitée comme une poupée, d’abord par son père, puis plus tard par son mari. Finalement, Nora décide de se libérer elle-même et quitte sa famille. On peut imaginer en 1924 l’accueil de cette lecture audition devant des publics étudiants en Tunisie et à ce propos il convient de saluer au passage le courage de l’activiste tunisienne Habiba Menchari qui, la même année lors d’une conférence à Tunis réclame publiquement la suppression du voile, et, joignant l'acte à la parole, se découvre le visage, provoquant un accueil mitigé de l'auditoire composé principalement d'hommes. Mme Menchari plaida aussi en 1928 l'évolution de la femme tunisienne et demanda l'abolition de la polygamie. Des lois ont été passées à cet effet lors de la présidence d’Habib Bourguiba menant ainsi à la libération de la femme tunisienne. Un rédacteur de « Tunis Socialiste » commentera la prestation sur le théâtre d’Ibsen en ces termes : «Maxime Nemo affirme comme conférencier des dons de compréhension raffinée servis par une langue aussi châtiée que subtile. Il nous a fait de la figure d’Ibsen une description complète. Traçant l’histoire de cet étonnant génie, il trouva des expressions émouvantes pour apparenter cet admirable esprit aux dramaturges les plus hauts situés de tous les temps. » Jean Christophe.
C’est lors de son voyage en Afrique du Nord que Nemo écrira ce poème inédit:
L’horizon bleu-indéfiniment.
Une forme –toute proche – surprend parce qu’elle est la première. Elle est un peu plus haute que l’homme et le cheval que l’on est. Le soleil est derrière ; aussi la forme vous procure-t-elle un peu d’ombre. Le sol brûle moins qu’ailleurs.
On descend, on laisse le cheval au bas de la dune et l’on fait, à pied, l’escalade du sable fin. On monte la pente raide sans rien voir. Seul, au dessus, le ciel immensément bleu vous domine._ le sable fin croule sous les pieds : on redescend sans cesse. Au dessus, le ciel est toujours aussi hait, aussi bleu.
Puis enfin, la crête est conquise, ou est un peu plus haut, on voit très bien comme si l’on avait gravi une haute montagne. On voit un paysage merveilleusement uniforme.
_ Pendant des heures, des jours, des mois, on pourrait répéter le geste qu’on vient de faire. Cent fois, mille fois, au bas d’une dune de sable fin, avec le ciel éternel sur sa tête, et les feux du soleil autour comme la mort, on pourrait faire la minime ascension : la solitude ne reculerait pas, ne finirait pas ! Et l’on ne saurait pas si l’on avance ou si on recule. La vie serait identique comme le paysage. La seule émotion serait la découverte du puits et les traces de saumures laissés par les nomades.
Et je pourrais avoir dix fois, cent fois la même force visuelle partout mes regards ne découvriraient que cette uniformité qui ressemble à la mort.
* *
*
J’ai voulu tenter l’expérience ! J’ai voulu savoir pourquoi des hommes vivaient ici et ne pouvaient plus vivre ailleurs._ Avec mon âme occidentale, habituée à la diversité des choses, j’ai voulu jouer avec le sable et percer la raison de son prestige. _ Nous ne croyons plus à rien ! Tant de choses ont croulé devant ce sourire que nous apportons de Paris !...
J’ai laissé mon cheval à l’arabe qui m’avait guidé : il s’accroupit à l’ombre d’une dune sans me rien dire. Puis j’ai avancé droit devant moi- car je n’avais pas de but – Je voulais seulement savoir pourquoi les Targuis refusent de remonter vers le Nord où sont les terres fertiles, les dattiers chargés d’or, les eaux abondantes et douces, pourquoi cet officier que j’avais rencontré et qui, comme on disait à Layhoual – avait déjà : quatre ans de Sud, refusait toujours sa permission. C'est-à-dire, le droit de revoir paris, les boulevards, cette diversité des choses qui fait notre âme occidentale. Et j’aurais voulu comprendre pourquoi – après avoir touché la main au Commandant du cercle – il était reparti pour des sables situés, bien plus loin que Ouarzla sur son méhari blanc ! Suivi des hommes qui l’avaient accompagné et qui gardaient sur le bas de leur visage un voile noir comme un mystère de plus.
Et j’ai avancé à travers le sable avec ma curiosité touristique ! J’ai gravi dix ou vingt dunes pendant deux heures. Le sol m’a brûlé la figure – et je me prenais à l’aimer – Et j’ai agi comme un enfant – j’ai joué avec le sable en le prenant avec mes doigts – je lui disais :
« Tu n’as pas de prise sur moi » et il glissait dans un soleil qui le rendait lumineux. Parfois, un vent chaud le soulevait et me le jetait à la figure, comme la mer l’aurait fait avec son écume- Mais malgré mes yeux brûlés et mes lèvres sèches – je n’avais pas peur : je peuplais cette immensité de notions géographiques et mon doigt dessinait un vaste cercle qui contenait le Sénégal, le Cameroun dont les côtes connaissent la fraîcheur océanique, le Congo où tous les grands fleuves et les forêts impénétrables – et je sentais cette immensité limitée comme une simple nature humaine.
Alors, j’ai ri du prestige du sable et je me suis roulé sur lui, je lui ai imposé la forme de mon corps, pour le contrarier. Souple, il dessina ma carrure et je pensais que je lui faisais une sorte d’injure et qu’il serait obligé de la conserver jusqu’à la pluie- ce qui faisait des mois et des mois.
Je suis allé jusqu’à un pauvre buisson que des moutons avaient rougi. Ils avaient laissé un peu de leur laine aux épines. Des branches ! et je suis repassé une demi heure après, à la place où je m’étais roulé, où j’avais enfoncé mon corps dans le sable léger. Toute trace était effacée. Le faible vent qui soufflait avait suffi pour la dissiper. Mon intuition récente n’existait déjà plus.
- « L’homme n’a-t-il pas de puissance ici ? » ai-je songé.
J’ai retrouvé mon arabe qui n’avait pas bougé.
Et j’ai fui. J’ai laissé le désert comme si je croyais qu’il me parlait du néant des choses et que se brise en moi l’illusion qui me fait agir.
Maxime NEMO Tozeur (Tunisie) – mai 1924
A partir de 1924, vont s’enchaîner les tournées à l’invitation des Universités, des Lycées, des Ecoles Normales et Ecoles primaires Supérieures (EPS) mais aussi des établissements privés sous la houlette des Supérieurs et « l’Ilôt » va petit à petit se constituer un réseau d’amitiés et de solidarités très fortes, mais il convient de mieux cerner comment Nemo approche les responsables et tisse patiemment a toile ; il assure l’ensemble de la chaîne et est à la fois le responsable de la communication de l’Ilôt et l’animateur principal. Il tient une comptabilité quotidienne et répond à chacun de ses interlocuteurs de l’élève de l’EPS de Laval au Doyen de l’Université de Grenoble ou d’un professeur de province jusqu’au Recteur de l’Académie de Bordeaux.
Le Groupe d’Art qu’est L’Ilôt adresse depuis le 6, Avenue Sœur Rosalie Paris XIIIè où est son siège social à ses débuts des prospectus ciblés faisant état de l’organisation matérielle des manifestations (Public, salle, rémunération de 300 francs, encadrement des élèves, prix des places, publicité dans les cercles, revues et Journaux. Il annonce par ailleurs les autres manifestations à venir soit conférences de Madame Broders de l’Ecole du Louvre, l’ancêtre des Connaissances du Monde avec une présentation de la Norvège ou sur la « vieille France » du Moyen Age et de la Renaissance, son sol, sa poésie, ses farces etc..On pourrait voir là un programme pré pétainiste, il n’en est rien nous le verrons car c’est avant tout l’Art et la Pensée qui dominent.
A partir de 1924 les collaborateurs de l’Ilôt vont s’ouvrir à des signatures prestigieuses comme Fernand DIVOIRE, secrétaire général de "l'Intransigeant", Président des Courriéristes littéraires, Albert MOCKEL, de l'Académie Belge, Sylvain CAHN, Secrétaire général de l’Ilôt et rédacteur de la Revue Europe , Jean MIRANDE auteur de Fantaisies Poétiques et Peinture (1921) dans Signaux de France et de Belgique n°8 , Marcello FABRI, Directeur de la Revue "l'EPOQUE" et surtout Madame Louise LARA, de la Comédie française et fondatrice avec Edouard Autant du Groupe « Art et Action »
Il m’a semblé utile de relire le texte d’ouverture d’une de ses causeries de la XIè Saison de « l’Ilôt »,pour mieux appréhender la portée de son message qui lui ouvrira directement les portes des Sociétés d’émulation, comme celle de l'Ain, fondée en 1755 puis refondée en 1783, qui est une des plus anciennes sociétés savantes de France., et plus tard le réseau des Universités Populaires comme celle de Brive La Gaillarde où Nemo nous précise qu’il sera introduit par Louis Chirac grand père de Jacques Chirac ou celle de Strasbourg créée par des professeurs d'Université en 1920 sous le nom d'extension universitaire. En 1928, elle devient Université populaire, et, en 1965, Université Populaire Européenne.
Il en est des conférences comme de la poésie : il y a celles qui sont pures… et par là même existent celles qui sont impures. Je vais vous demander la permission de ranger la démonstration que je suis appelé à faire devant vous dans la catégorie des conférences impures…
Voici pourquoi :
Parler de Shakespeare est une bonne chose – tenter de faire revivre la forme de son admirable lyrisme me paraît plus excellent encore. Or je voudrais pouvoir ce soir vous faire sentir ce qu’est le lyrisme shakespearien, ce qu’il contient, ce qu’il anime.
Pour essayer d’obtenir un si beau résultat, je vais joindre à la conférence pure ce que nous appelons une lecture dramatique, c'est-à-dire que j’interpréterai les plus belles scènes de Macbeth.
Mais je suis seul, et la représentation-même partielle de l’œuvre nécessite une interprétation nombreuse…
Aussi, n’est ce pas une représentation telle que nous l’imaginons ordinairement que je vais vous donner. Ceci n’est pas un spectacle, mais une lecture dramatique, c’est à dire la transmission de la tragédie par un seul interprète. Je vais donc seul, figurer toute l’action… j’entends l’action intérieure, car, bien entendu tout ce qui est costumes, décors, grimage est supprimé. La lecture dramatique, c’est un peu du théâtre par la T.S.F avec cette différence que vous verrez un interprète alors que par TSF vous n’en verriez aucun.
Ce système exige un effort son seulement de la part de l’interprète, mais aussi de l’auditeur. Toute l’attention est concentrée sur la vie profonde de l’œuvre. C’est au tragique de l’esprit et de l’âme que nous devons vous intéresser… vous le voyez, c’est à un instant de théâtre pur que je vous convie… et si j’osais dire ma pensée entière, j’ajouterais : c’est à quelques instants d’art pur que je convie votre pensée la plus méditative.
Je souhaite que vous ne me gardiez pas rancune de vous avoir ainsi attiré dans une sorte de petit guet apens.
J’entends l’objection : mais Racine, mais Corneille… L’admiration que je voue à Racine est assez grande pour me permettre de dire que ses œuvres appartiennent à l’ordre intellectuel le plus haut, le plus esthétiquement pur, mais elles n’en sont pas pour cela religieuses. Quant à Corneille…. Les héros cornéliens ne sont pas assez profondément troublés pour que le sentiment religieux ait prise sur eux.
Au moment même de leur grande incertitude, la victoire du certain est tellement apparente, on sent tellement que l’hésitation affichée –même dans Polyeucte – n’est là que parce que les nécessités rythmiques de l’éloquence l’exigent, que la vie religieuse, qui est avant tout une inquiétude, n’est pas représentée – même dans Polyeucte. Les personnages dominés par cette inquiétude ne commencent par dire : « déclamons, nous méditerons après », il laisse apparaître les inquiétudes de la nature humaine placée en face de l’absolu. Au XVIIè siècle, parmi les écrivains, seul Pascal est tourmenté par cette passion de l’infini qui le fascine et qui au théâtre, trouve son expression dans Shakespeare, dans Goethe, dans Ibsen, Tolstoï, Tchékhov et d’Annunzio, partout où vit le sentiment d’une inquiétude métaphysique, sociale ou esthétique.
Notre esprit lucide s’est appliqué à suivre l’humain dans se manifestations psychologiques les plus profondes… ne nous en plaignons pas ! Et nous sommes assez riches pour admettre que notre esprit, ami du positif et du clair, éprouve quelques difficultés à se libérer des conditions les plus immédiatement terrestres et à soumettre sa conception de l’homme aux influences que la raison exclut…. Pour la simple raison qu’elle ne les comprend pas.
Très vite Maxime NEMO, fort de sa colossale mémoire, souvenons nous de « l’enfant prodige », de son expérience aussi et de son talent d‘orateur va organiser des Cycles de Conférences autour d’un thème fédérateur ou d’un groupe d’auteurs. C’est d’abord autour des Poètes symbolistes (Samain, Maeterlinck, Verlaine) puis des lectures des Sonnets Mystiques extraits de « Sagesse » de Paul Verlaine, « Le sentiment humain » chez Vigny, « Othello, More de Venise », la puissante tragédie de Shakespeare traduite et adaptée par Alfred de Vigny en 1829. De passage en 1928 à Annecy il croise le chemin d’une jeune troupe très singulière que 4 potaches de l’école supérieure de Garçons Camille Mugnier, Henri Davignon, René Entremont et Edouard Veyrat, amoureux de théâtre viennent de créer, il s’agit des «ESCHOLIERS ». C’est en souvenir des beaux écrits de François Villon qu’ils lui donneront ce nom, qui aujourd’hui comme hier, fleure le bon théâtre et l’amitié. Les Escholiers, avec le concours de la Ville d’Annecy,qui très tôt verra le sérieux de « leur entreprise » Dès leur fondation les Escholiers « tapent » haut dans le choix des pièces et des auteurs: Rostand (sous la direction de Savry), puis Daudet en 1945. Marcel Paston reprendra les rennes des Escholiers, après les années sombres avec Dostoïevski, Jules Romains, Racine, etc… Nemo conservera des liens d’amitié avec Henri Davignon qui ne manquera jamais de l’inviter pour des Conférences et qui précisera même dans une de ses lettres que le passage à Annecy était pour Nemo un "pèlerinage obligé" car c’était une ville qu'il affectionnait tout particulièrement » nous le retrouverons pour les cérémonies du Bicentenaire de Rousseau.
Nemo mélomane averti comme Duhamel et JR Bloch, qui s’est plongé dans le romantisme allemand comme l’atteste sa volumineuse bibliothèque germanique, va s’attaquer au cycle wagnérien avec la Tétralogie de Richard Wagner dès 1933 à Laval , Angers et Nantes puis à Nancy , à Chalons et à Toulouse en 1935 . Pour la première fois, il accompagne ses lectures des scènes du Voyage de Siegfried au Rhin ou la mort de Siegfried et les dernières paroles de Brunhilde d’écoute de disques avec les chœurs et l’orchestre du festival de Bayreuth sous la direction de Karl Elmendorff en 1928 pour Columbia. Le programme donné Salle Gigant à Nantes précise : « Tristan et Ysolde », un poème d’amour et de mort drame musical de Richard Wagner sonorisé sur appareil électrique gracieusement prêté par Madame le Meignen. La Dépêche de Toulouse s’exclame alors : « Maxime Nemo toujours nourri des pensées élevées que nuance une sensibilité vibrante (…) une parole pétrie de foi wagnérienne jusqu’à en paraître quelque peu affectée si elle n’était tellement convaincue. »
Vient ensuite un Cycle complet autour de la Tragédie qu’il organise en quatre séries :
1 -la Tragédie collective avec la naissance du tragique chez Eschyle ou l’idée de destin, le Chœur dans la Tragédie antique et un fragment d’Agamemnon d’Eschyle. Puis il aborde la clairvoyance dans la Tragédie, l’homme et le mystère vital et un fragment d’Œdipe Roi de Sophocle.
2 – La Tragédie lyrique : et l’évolution du sentiment tragique, le passage d l’antique au gothique, du collectif à l’individuel et la naissance du « moi » tragique avec un fragment de Macbeth de Shakespeare.
3 – La Tragédie sociale œuvre de l’esprit français autour du thème de l’un contre tous, de l’individu contre le milieu avec un fragment du Misanthrope de Molière.
4 –La Tragédie moderne et la conscience du « moi » et de sa prééminence. Naissance du thème de l’inspiration. Le normal de l’exceptionnel, l’ordinaire et le sublime et des fragments de « Sainte Jeanne » de Bernard Shaw pour sa XIVè saison de 1935.
En 1936-37 la XVIIè saison des Fêtes de l’Ilôt célèbre le cinquantenaire du Symbolisme, et présentent une lecture dramatique du Pélléas et Mélisande de Maurice Maeterlinck.
Ces conférences ont été données sur « Radio Paris » en Novembre 1937 mais hélas, aucune trace n‘a été conservée par l’INA.
On remarquera en 1937-1938 une nouvelle série de « fêtes de l’Ilôt » avec une définition de « la Poésie moderne » illustrée par des textes de Baudelaire, Rimbaud, Mallarmé et Paul Valéry. En 1938-1939 Nemo poursuit « l’Etude de la vie contemporaine » autour de l’œuvre poétique de Jules Romains : « la vie unanime » et « l’homme blanc »
En 1947, Nemo prolongeait ses causeries de l’Ilôt autour d’une synthèse de la fonction humaine en Occident qu’il poursuivra dans des Essais philosophiques jusqu’en 1975.
On a vu que depuis la fin de la première guerre mondiale, en une période de vie généralement instable, cette action a conquis la sympathie d’une élite et ce terme fait bien sûr penser à l’œuvre de Julien Benda que Nemo connaît bien et qu’il commentera. Une centaine de villes en France accueillent chaque année ces tentatives alors qu’ « Art et action » nous allons le voir reste une initiative parisienne et plus théâtrale et esthétique mais moins pédagogique au sens noble du terme. « L’Ilôt » a donc comme l’a dit Jean Richard Bloch « créé un style » Renouant avec la tradition des rhapsodes, Maxime Nemo fait vivre l’acte tragique en utilisant la seule valeur du texte et avec un minimum de moyens, recrée la vie pathétique d’une œuvre et le Courrier littéraire des Treize de l’Intransigeant de Fernand Divoire de titrer « l’Ilôt a la France pour Domaine »
Entre temps, Maxime Nemo a rédigé son premier roman qui paraît en 1927 chez Rieder (dont le fondateur Frédéric Rieder s’est retiré en 1926) cette maison d’édition accueillera les deux romans de Nemo « Un Dieu sous le Tunnel » puis en 1930 « Julot gosse de rêve »
L'histoire se passe à Munich où s’affrontent sauvagement nationalistes et pacifistes et le héros, un juif, Raphaël Lévy, écrit pour se définir lui-même « II faudrait au fond trois vies la première pour étudier, la deuxième pour jouir, et la dernière pour contempler. Ne me demande pas à quel stade j'en suis. L'effroyable est que je sais n'avoir qu'une vie. Alors je mêle tout. Quel gâchis! » in L'Europe Nouvelle 1927/03/12 n°474.
Voici le compte rendu qu’en fait dans le Journal des instituteurs de 1927 Pierre Mazeydat : « C'est un livre curieux, fait de réalisme et de symbole, d'enthousiasme et de sarcasme, de roman et de dissertation ; des notations fugitives-,des images, du pathos ; un style à la diable, ponctué à là vagabonde ; des dialogues profonds, où l'on ne sait pas toujours très bien quel interlocuteur a la parole ; un chaos sympathique. Est-ce un tableau d'histoire, un manifeste philosophique, une peinture de mœurs? »
Comment Maxime Nemo parvient-il à « nous plonger au cœur de l’âme allemande avec l’un des meilleurs documents que nous ayons sur ces terribles années d’avant 1925 où l’Allemagne affamée hésitait entre la république, le communisme et la réaction » comme le souligne Pierre Dominique dans « le Soir » Il y a là dit Pierre Lewoel dans l’Avenir « quelques tableaux remarquables dressés avec un sens de la composition, de la force et parfois de l’humour ». « Le tableau d’une bataille de rues dans Munich atteint à la véritable grandeur » souligne Candide et les Cahiers du sud à Marseille mettent en avant que: « du formidable conflit d’intérêts et d’idées qui divise l’Europe, un dieu surgira, c’est à dire une raison plus haute d’exister ». La revue Afrique sous la plume de L. Lecoq affirme que « M.Nemo se présente avec ce premier livre riche des dons du grand écrivain : style ardent, fulgurant, foisonnant d’images rapides et denses .Il y a là une force lyrique, une hauteur de pensées qu’on ne rencontre plus guère dans le roman d’aujourd’hui. »
Si Nemo a assuré une large promotion de ce livre paru dans la Collection « Prosateurs Français Contemporains » dirigée par Jean Richard Bloch chez Rieder en les dédicaçant à ses proches Barbusse, Vildrac, Edouard Testut, le Préfet Ostrovski mais aussi le juriste René Gosse que nous retrouverons, on ne peut taxer J. Simonet du « Petit Troyen » de subir comme on dit aujourd’hui les pressions des lobbies quand il écrit : « L’ouvrage occupe un rang à part dans la production contemporaine et l’on peut s’étonner que nul académicien –pour le Goncourt… nulle femme de lettres – pour le Femina n’ait songé à imposer au grand public, saturé de réclames industrielles, un ouvrage qui est tout simplement un livre dans la haute acception du mot ».
On pourra s’étonner au passage de ne pas trouver ce roman à l’index dans les listes des ouvrages censurés par l’Occupant, je pense aux listes Bernhard d’Aout 1940 et la célèbre liste d’Otto d’Octobre 1940 car quand on songe que Nemo dès 1927 relate le conflit entre deux porteurs d’idées, le professeur Otto Kernonsky chef des pacifistes allemands et le poète juif Raphaël Lévy qui étudie l’individualisme et ses ravages dans l’Allemagne de 1924 mais surtout porte un regard prophétique et lourd d’inquiétude sur les lieux et les gens depuis les étudiants racistes, les officiers de la Reichswer jusqu’au défilé des masses pacifistes à travers une grande ville qui se souvient des manifestations spartakistes et des tueries qui suivirent en janvier 1919 qui conduira à l’assassinat de Rosa Luxembourg.
On retrouvera trois ans plus tard dans la même collection un autre petit roman singulier où Nemo fait preuve d’étonnantes trouvailles métaphoriques en nous contant l’aventure imaginaire d’une enfant du peuple, « Julot gosse de rêve ». Il ne s’agit pas vraiment d’un roman mai d’un film sur la vie intérieure d’un enfant habité par « l’esprit des choses ailées » ce qui nous vaut de beaux poèmes en prose sur le métro, sur le vieux train et sur la gare, un univers en somme que Nemo connaît bien puisqu’il l’emprunte quotidiennement pour rejoindre ses publics de l’Ilôt. Un chroniqueur tempérera les éloges de la critique en l’accusant de ne pas faire du Jules Verne comme le suggérait son pseudonyme mais du faux populisme, du Zola en stuc et du Charles-Louis Philippe en plâtre.
Mais il importe à ce stade de revenir sur la figure centrale de la comédienne Louise Lara à laquelle Michel Corvin a consacré une volumineuse étude intitulée : « le Théâtre de recherche entre les deux guerres. Le laboratoire art et action » dans la collection « Théâtre années vingt » aux Editions l’Age d’Homme la Cité. Si Louise Lara apparaît bien dans les collaborateurs directs de « l’Ilôt » au même titre que Fernand Divoire de l’Intransigeant que la célèbre actrice avait présenté à Nemo, il est intéressant de s’interroger sur le rôle qu’elle y a joué et quels liens unissaient Nemo à ce personnage fantasque comme lui, et que Corvin décrit de la façon suivante : « en 1919 Louise Lara était une comédienne confirmée dont la fougue et les goûts étaient assez insolites pour l'avoir desservie, mais assez attachants pour donner aux expériences qu'elle allait tenter une notoriété immédiate » Si l’on se plonge dans la correspondance de Louise Lara, on y trouve tout ce que l’entre guerre compte d’esprits et de talents que Nemo va fréquenter assidument pendant cette période et qui correspondent à ses références immédiates :je cite dans le désordre Barbusse, Copeau, Jouvet, Courteline, Divoire,Romains, Reverdy, Romain Rolland et bien sûr Jean Richard Bloch animateur du Théâtre Clarté. Michel Corvin, lettres à l’appui montre que « Sous l'impulsion de Barbusse, un « Théâtre Prolétarien Unifié » —qui serait né de la collaboration d' « Art et Action », de « la Phalange » et du « Théâtre Clarté »— fut même sur le point de voir le jour en 1926. L'échec de ce projet incomba, semble-t-il, aux exigences doctrinales du Parti Communiste et au désir des groupes concernés de sauvegarder leur personnalité artistique « L’iLôt », pour ne pas tomber sous la coupe du Parti ou des chapelles qui s’installent, comme le surréalisme, a pris soin de définir son groupe : « petit espace mais libre » On se souviendra au passage qu’Edouard Autant qui réalisa l’affiche du « Mariage de Figaro » monté par la Phalange (à laquelle appartenait Bloch) et Art & Action des Lara, signa d’un sous titre « restitué à l'Education Populaire par le Théâtre Prolétaire » qui sonne comme un slogan bien dans l’esprit du Laboratoire qu‘était Art & Action. Il est probable que Maxime Nemo a assisté au premier spectacle de la Phalange en 1924 “Les Petits Bourgeois » de Gorki, qui avait une orientation politique nette car selon le témoignage d’Henri Barbusse, L'Humanité collaborait à ses réalisations. Elle entendait faire du théâtre pour le peuple et se proposait d'éduquer le public prolétarien ; elle avait pris pour devise la phrase de Marx : «L'émancipation de la classe ouvrière sera l'oeuvre de la classe ouvrière elle-même»
Ouvrons une parenthèse au détour d’une tournée en province avec Fernand Divoire qui collabore à « l’Ilôt », et essayons d’imaginer dans quel contexte Nemo assiste à cette présentation et rédige à chaud cette petite chronique dans les années vingt où entre les silhouettes du Préfet, de Rollinat, Bauville et Samain, on reconnaît un Paul Ginisty directeur de l’Odéon et auteur jadis des chroniques oubliées: « Choses et gens de théâtre »(1892) et Souvenirs de Journalisme et de théâtre » (1930)
Entre vous et moi
A Fernand Divoire
La salle est lisse de tous ses velours aux fauteuils plaqués,
L’orchestre est vide mais on voit la loge du Préfet et les réclames :
« Auverchin vend le meilleur marché »
Et sombres, des spectateurs poussent aux premières.
-Le temps est dehors et règne sans ferveur
Entre la place et la chaleur
Et c’est l’heure du train de Limoges.
Des routes vont loin sans le savoir
Il n’y a plus de paysage dit le théâtre qui est chauffé
Trois coups frappés font rentrer la pensée
-« N’oubliez pas le service s’il vous plait ! »-
Les yeux convergent, les réclames remontent :
On voit bien mieux que la loge du Préfet
Baille en montrant des chaises autoritaires
Et Fernand Divoire apparaît.
La barbe mord le visage, l’œil éblouit
Le crâne luit en pente douce
On voit la table et les souliers
Tout s’est tu ;
(La parole monte sur un geste aigu
Et la poésie tombe intermittente)
C’est un défilé de voitures officielles
Rollinat, Bauville et Samain – Il est dix heures, le train repart
L’esprit rêve à quelque chose qui ne serait pas.
Il fait plus nuit que tout à l’heure.
Mon voisin dit : « Quel gouffre »… Je ne sais pas…
La loge du Préfet n’a pas refermé la mâchoire.
Soudain,
Plaintes sur le Vardar :
La salle avance sur les genoux
Et comme avant l’acte d’amour,
J’ai tâté le cœur à sa place
Fernand Divoire est arrivé.
Nuit ! Décroissance du jour,
Nuit, sous le bienfait des étoiles
Nuit protectrice de la boue…
Je sens grandir ma souffrance
Au long des parois du Vardar.
Tant de plaintes inentendues
Qui n’attendaient que le poète
Toute la vie inspiratrice
Faite des vies oubliées.
« J’ai faim – j’ai soif –
« As-tu du tabac dans ta trousse
Tiens vieux !
C’est un projectile qui arrive
Et la voix de Ginisty
Qui s’est vidé de ses entrailles-
Ah ce fut une belle bataille.
« Il dit vraiment très bien… »
C’est vrai
Les spectateurs ont allumé leurs bras d’applaudissements
Comme une certitude, la salle luit
Fernand Divoire est incliné
On ne voit qu’après la loge du Préfet.
Maxime NEMO – 1922
(Fondateur de « l’Ilôt » 1888-1975)
C’est de cette époque que date une série de lettres rédigées depuis sa retraite en Dordogne à Madame Louise Lara et qui évoquent les projets de Nemo mais aussi sa ferme intention de rester maître du jeu et dans la gestion future de son Ilôt, « petit espace mais libre »
Le Mareynou De Razac sur l’Isle (Dordogne) ce 17 février
Ce Dimanche, Chère Madame,
J’étais venu depuis lundi dernier dans l’est et votre lettre m’attendait ici. Je vais monter un de ces jours jusqu’à la rue Lepic – mais ce 21 et le 22 mars je serai je pense en Bretagne. Enfin, nous verrons !
Le Mareynou De Razac sur l’Isle (Dordogne) ce 26 février
Un mot pour vous envoyer notre « manifeste » et vous demander si vous pouvez vous associer à notre pensée – si nous pourrions le cas échéant diriger vers vous certains de nos amis et indiquer qu’ils seront accueillis et « renseignés » à Art et Action ?...
Je voudrais essayer de grouper une élite et de lui donner le fait de l’action sociale. Notre base serait prééminence de l’esprit, droit pour lui de payer et d’organiser la vie sociale sur ce principe. Et je crois qu’en ceci notre accord est total. Voulez vous me répondre un mot. Vous serez infiniment bonne ;
Nous avons vu Madame Trégoulet. Notre proposition ne pouvait lui convenir mais peut-être satisfera-t-elle une autre instance qu’elle nous renouvelle.
Merci en tous cas – et cela mille fois- d’avoir songé à nous délivrer de l’angoisse au sujet de notre petit Claude.
Je vous tiendrai au courant.
A monsieur Autant ainsi qu’à votre fils de même qu’à vous, chère Madame, nos sentiments les meilleurs et notre bon souvenir avec l’hommage de mon respect.
Maxime NEMO
Razac sur l’Isle (Dordogne) ce 17 juin
Chère madame,
Notre printemps aussi s’est fait maussade et afin de protéger jusqu’à cette croissance qui cuirasse leurs tissus – mes haricots – mes melons – mes fraises…. Je fais la chasse aux limaces aussi résolument qu’aux idées fausses.
Me suis-je mal exprimé ? Je le crains. Je vais rectifier ma conception ou plutôt la préciser. Il faut avoir le courage d’accepter les conditions – momentanées- qui vous sont proposées par une époque. Ne voyez pas en cela une capitulation personnelle. Je suis seulement convaincu – de plus en plus – que l’amélioration collective n’est réalisable que par une action seulement morale et non politique.
D’ailleurs, je sais que cette conviction est également la vôtre : c’st de la conscience humaine rendue plus lumineuse que doit jaillir le mieux social – et cela ne peut-être obtenu que par un labeur profond – celui qui vient à bout des herbes funestes- Un vrai mouvement doit conserver par devers lui la plus grande partie de sa force. Il faut qu’il ait de l’avenir une notion précise et volontaire, mais qu’il y conduise le présent par échelon et, ne se dépense que dans la limite extrême autorisée par les conditions passagères. Etre révolutionnaire c’est avoir prévu la connaissance des forces du moment, de leur capacité de résistance – et celle aussi très juste- des conditions qui, s’emparant de la défaillance de ces forces pour se substituer à elles.
C’est pourquoi : 2° il faut avoir un plan de construction. Mais vouloir dans les conditions présentes, avec sa seule individualité heurter son époque dans ce qu’elle a de plus puissant – c’est vouloir aboutir au désastre.
Voyez-vous comme après un premier échec, la Russie se ramasse…. pour l’avenir….. et combien l’intelligence de ses dirigeants éclat. Ils seront bien plus dangereux, mêlés à la bourgeoisie ; reçus par elle qu’en publiant de violents manifestes. Il faut pour dominer son époque et la loi de « certaines attractions » avoir une nette conscience de sa supériorité morale. C’est peut-être celle-là qui fait défaut à Dullin et à Copeau. L’homme qui cède à l’attrait d’un ruban rouge n’a jamais été une force. Qu’importe sa disparition mais je m’écarte de mon idée.
Cette notion de la valeur morale de l’art manque à beaucoup d’artistes. Le but esthétique – matériel – les absorbe ; or j’estime qu’il faut dans les moyens plastiques mis en œuvre – une Idée – sinon qu’est l’art, en dehors de cette idée réalisée sur le plan supérieur ?....
Non ! Pas de commanditaires ! Si une caisse de début devait être créée, il faudrait qu’elle le fut au moyen d’une souscription et ma joie serait de pouvoir réaliser les quelques milliers de francs qui me sont nécessaires à l’aide de billets de 5f à 20 f. que mes auditeurs me fourniraient. J’ai reçu plusieurs fois des dons de ce genre et j’en suis très fier.
Il faut conquérir ! tout en vivant de son action… Il faut émouvoir dans toutes les classes, les qualités qui dissimulent. C’est pourquoi je préconise l’action auprès de tous les éléments sociaux de l’heure – mais j’entends bien ne les attirer qu’au spectacle créé par moi, dont j’entends rester le maître.
Comprenez-moi bien, chère madame : dans une époque matérielle – avec toutes mes idées morales – et justement à cause d’elles – je ne suis rien. Or, je les sens nécessaires et parce qu’elles le sont, par ce que leur fatalité s’imposera, je veux pouvoir les faire connaître. Je crois qu’il existe des supériorités invincibles. Lorsque je dis : « Je », croyez bien que je pense aux idées éparses en nous tous, plus qu