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31 mars 2013 7 31 /03 /mars /2013 23:37

TEMOIN DES AUTRES

Inédit de Maxime Nemo qui évoque sa grande guerre de 14-18. En 1914 il a 21 ans et depuis 6 ans a perdu son père mort en 1908. Il vit alors avec sa mère quand la guerre est déclarée. Nous disposons de son livret militaire qui relate les circonstances de sa mobilisation ;

Une façon d’être a cessé ce jour là. A vrai dire, la rupture à laquelle il est fait allusion s’était produite auparavant, mais nous n’en avions pas pris conscience. C’est qu’il existe au moins deux formes de conscience ; l’une se découvre dans l’individu, l’autre, à travers le collectif. Ces deux états sont le produit de deux sensibilités différentes. Les impressions de la première sont directes et engendrent d’immédiates réactions ; celles de la seconde sont diffuses et nécessitent une concentration progressive. Un état depuis longtemps provoqué s’accumulait au moment où commence ce récit, en cette sorte de deuxième conscience. Elle explosa ce soir là, encore que pas un de nous n’ait, instantanément établi la corrélation qui existait entre le fait et son principe. Nous avons seulement senti ou pressenti que « quelque chose » de plus anormal s’était accompli, l’habitude de vivre « en état de paix » se trouvant subitement interrompu.

Il y avait bien près d’un demi siècle que l’Europe buvait le breuvage sans pour cela se sentir le moins du monde intoxiquée. Il est vrai que je traduis ici l’état de sensibilité de ceux que leur condition appelle à payer de leur vie l’impatience qu’ont certains à faire cesser cet état de paix entre les hommes. Mais revenons à notre position dans le moment. Depuis 45 ans, la paix régnait entre les hommes du Continent. Certes, des signes, comme avant coureurs, avaient alarmé, précisément, la sensibilité de ceux auxquels je faisais allusion tout à l’heure. Cependant, ces conflits préalables n’engageaient pas la responsabilité de la grande Europe. Seuls, les correspondants de guerre et les porteurs de fonds russes avaient vraiment vécu, bien qu’à des titres divers (ceci surtout pour les porteurs en question) les angoisses du combattant luttant vers Port Arthur ou vers Kharbin. Même en 1912, la guerre balkanique, cependant plus proche de nos intérêts humains, n’engageait que le destin de quelques puissances secondaires et sans relation de civilisation avec le reste du monde occidental. Pour les non initiés que nous étions alors, le refus des grandes puissances à s’engager dans le conflit, pouvait paraître rassurant. Ni la France, ni l’Allemagne, ni l’Angleterre, ni l’Italie, et à plus forte raison les USA n’avaient accédé à la tentation de se ruer les unes contre les autres. L’inquiétude individuelle, un moment alertée, s’était rapidement assoupie ; disposition qui rendit plus intense l’impression de rupture que nous éprouvions ce soir là.

Chacun de nous fut, pendant quelques secondes, ou durant des heures et des jours, une parcelle de la conscience humaine rendue presque subitement, à la constatation de la réalité d’une existence humaine. Oui, il y a eu par le monde, au moins en cette partie du monde plus « engagée » ainsi qu’il devait être dit beaucoup plus tard, dans la fonction civilisatrice qu’était alors l’Europe, il y a une série de frémissements intimes dont le totalitarisme constitua un « moment » de la vie du monde moral.

J’ai participé à la vibration de cet unanime frisson par un frisson particulier. Ainsi que tant d’autres, ainsi que tous, sans doute, je n’ai pas pensé le phénomène, et me suis contenté d’éprouver. Mais j’ai nettement senti qu’à travers cette portion du monde vivant que nous incarnions, par le simple fait que nous existions en ce même instant, quelque chose passait comme un souffle, qui relevait au moins de l’anormal.

Ce soir de début d’aout 1914, les rives du lac d’Annecy ont leur séduction habituelle. Il y a, pour les deux hommes que nous sommes, l’ensemble, à cette heure, éblouissant de l’eau où les grandes ombres des montagnes commencent d’incliner. Le soleil descend ainsi que chaque soir vers la ville lointaine. Nous nous trouvons dans cette partie du grand lac qui referme sa courbe vers le roc de Chère par un subit étranglement des terres donnant naissance à l’autre partie du lac qui comprend Talloire, Lathile et Saint Jorioz. Ce soir, cela paraît très loin des préoccupations. Par contre, nous regardons ce qui est plus près de nous, ces villages environnants qui, deDuingt et de Menthon s’échelonnent jusqu’à Annecy. C’est d’ailleurs vers ce point que nous regardons particulièrement. Nous ne recherchons pas l’impression habituelle des vieilles tours de la ville sarde devenant noires devant le soleil couchant ; si nous pensons à la ville, c’est que nous savons qu’en elle affluent les nouvelles qui nous intéressent, car c’est vers elle que, plusieurs fois par jour, nous sommes allés, depuis une semaine, afin de prendre connaissance des dépêches qui ne sont pas encore les « communiqués » à venir. Les villages aux noms charmants s’étagent devant nous : Annecy le Vieux, sur sa colline, Chavoires, Veyrier du lac, Albigny ; les clochers fusent au ciel intense, mais la ville, seule attire notre inquiétude. Quelle inquiétude ! Je suis de cette génération dont les vingt ans s’accompliront  sur les champs de bataille, peut-être, cependant, quelques épreuves, un peu prématurées, ont-elles procuré  à ma jeunesse une maturité, elle aussi, imprévue.

Près de moi, un homme aux cheveux blancs parle, en cet instant, avec une certaine solennité. C’est le Général G. qui a commandé une division de la garde impériale russe. J’ai appris qu’il était ami du Tsar. En période ordinaire, l’âge, la fonction de cet homme n’auraient pas permis le rapprochement qui le place, en cet instant auprès de moi et dans un état de confidences réciproques qui pourrait sembler insolite à un observateur objectif. Mais la menace qui pèse sur le monde depuis plus d’une semaine a provoqué ce rapprochement entre deux êtres qu’elle peut atteindre. Le général, qui a commandé un régiment sur le front de Mandchourie connaît le mécanisme qui précède les conflits.

Il me dit ses appréhensions, en même temps qu’il me confie son horreur de la guerre et sa crainte de voir celle-ci éclater subitement. Mon ignorance ne peut admettre la réalité possible de l’événement. Alors que je puise en son expérience, je ne sais quel avant goût de ce qui sera, peut-être vient-il apaiser auprès de mon optimisme candide cette inquiétude qui le dévore. Avant de se produire, l’événement provoque ces échanges humains qui seront en définitive, le seul résultat de son intensité. Le général G. parle doucement un langage qui ne cesse jamais d’être musical, même, lorsqu’il évoque la mort de ces deux jeunes sous lieutenants que leur père, l’un de ses amis, lui avait recommandés et qui, arrivés le matin, furent trouvés morts, le soir même, déchiquetés par le même obus. A ce souvenir, la voix du conteur s’altère un peu. Je le regarde avec une certaine anxiété, sentant que la vision atroce des deux corps revit en ses yeux, et, aussi, certainement, le souvenir de la mission qui fut la sienne, d’annoncer au père le résultat de sa démarche. Sa voix égrène des regrets.

-        Deux jeunes hommes pleins de vie, avec le même sourire et qui, parce qu’ils appartenaient au régiment d’un ami de leur père, se croyaient en sécurité.

 Est-ce l’infinie répétition de cette horreur qui se prépare dans l’ombre des chancelleries du monde civilisé ? Depuis quarante huit heures, les nouvelles sont lourdes d’une signification que les uns et les autres rejettent, n’admettant pas la résignation des affirmations officielles. Nous sentons tous en lisant les lignes affichées à la Préfecture, que le monde des dirigeants glisse en pensée, au moins, vers l’acceptation du conflit. Mais cette foule anonyme qui nous environne, lorsque, le général et moi, allons lire les dépêches à Annecy, nous la sentons qui regimbe contre la décision de son destin.

-        Le peuple vaut mieux que ceux qui gouvernent ! m’a dit la pensée sentimentale du Russe. C’est une chose que j’ai fréquemment observé, et c’est pourquoi je crois à la sainteté du jugement populaire.

-        Peut-être ! mais ne pensez-vous pas que cette volonté est inefficace et qu’au moment où la décision interviendra, elle s’inclinera devant celle des puissants.

-        Voilà bien la cause du malheur du monde ! réplique le général.

-        La Démocratie n’a rien changé à cela !

-        C’est qu’il n’y a pas de démocratie monsieur.

-        Peut-être parce qu’elle est pratiquement impossible.

Il se tait, soit que mon scepticisme l’ennuie, soit qu’il juge ces questions au dessus de ma compréhension.

Les dernières dépêches l’ont atterré.il discerne un état qui est, déjà, celui de la mobilisation générale, et comme je lui objecte que cet état ne signifie pas la guerre, il sourit avec tristesse.

-        Il n’y a jamais eu d’opération de ce genre sans le résultat qu’elle provoque.

Un souci, plus lourd, semble-t-il que le poids de nos propres existences pénètre dans notre pensée. Les petits scandales particuliers, comme celui de l’acquittement de madame Caillaux cède devant ce scandale universel que la prudence, même, des dépêches affichées annonce. Toute la journée a été pénible. Nous n’avons cessé de parler, comme si nous éprouvions, l’un et l’autre, le besoin d’étourdir notre inquiétude dans un flot de paroles continues permettant d’éviter toute interrogation intérieure. Ce soir est lourd d’une angoisse qui ne se dissimule plus. La présence du lac et de son harmonie nous paraît insupportable, tant la paix qu’il recèle semble une injure à la gravité douloureuse de nos inquiétudes. L’eau n’a pas une ride de plus ou de moins, tant il est vrai que ce qui se prépare ne concerne que le destin des hommes et que l’intensité de l’heure est ressentie par eux seuls. Pas une barque ne sillonne la surface éblouissante de lumière ; il semble que la joie soit morte ou sur le point d’expirer. Seul le silence qui règne au dessus de tout nous paraît amical. Je regarde vaguement la rive opposée, les contours sombres du Semnoz, et par instant, l’immense ciel pur, lorsqu’un tintement de cloche se fait entendre, unique, durant quelques secondes, mais aussitôt suivi de quelques autres qui s’égrènent autour du lac, lentement, sourdement.

Nous n’avons rien dit, tout de suite, cherchant, en notre désarroi subi, à identifier la nature de ces bruits réguliers qui montent de la terre pour dire leur signification à la pensée des hommes, comme nous le sommes, tendus vers les bruits de l’extérieur. Puis, le général a tourné les yeux vers moi, à l’instant même où le mien se dirigeait vers lui pour l’interroger, dans l’espoir qu’un doute fût encore possible. Un long voile de tristesse a masqué l’éclat de ses yeux, sa lèvre a hésité, puis, tandis que le bruit des cloches couraient le long des rives, il a murmuré : « le tocsin ! » ce qui , dans le langage que nous commencions à comprendre signifiait : "la guerre" .  (à suivre)   1914 Mobilisation Annecy     

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