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19 octobre 2011 3 19 /10 /octobre /2011 14:06

Un article du numéro de Janvier 1940 de la NRF désigne le Français comme un être « inactuel ». Nous ne le sommes pas dans la mesure où nous incarnons l’inconsciente prédilection accordée à l’antagonisme que je signale ici. Mais, comme nous vivons dans l’intimité de notre « inactualité », elle nous frappe davantage que celle d’un autre peuple. Il ne serait pas difficile de la découvrir non seulement sous l’angle de telle nationalité particulière, mais sous celui de l’Europe entière. L’évolution constatée implique une crise de conscience d’autant plus redoutable, dans ses états comme dans ses effets, que la vie antérieure a été, et se trouve encore, pourvue d’un long prestige aux yeux de l’homme vivant. L’Européen est inactuel dans la mesure, même, où il se sent attaché aux formes diverses d’un continent, hors duquel la position humaine est à peu près sans mémoire.

L’Afrique est restée sous l’emprise de la seule activité physique, l’Asie, jusqu’au moment où nos préoccupations l’ont secoué d’un tel sommeil, était perdue dans le délire d’une inertie rêveuse ; l’Amérique est sans passé légitime et le reste n’existe pas ! C’est chez nous ; sur nos terres, hérissée de faits historiques que la race se pense et c’est de l’âme de l’homme blanc que , depuis trois mille ans d’existence, à peu près consciente, ont jailli les formes multiples du rêve humain et les personnalités qui créent les événements.

Il n’était pas extraordinaire que ce soit là que la crise, intérieure autant qu’extérieure, fût la plus tragique, puisqu’il s’agissait, pour l’homme européen, d’écarter les valeurs qui l’avaient constitué, en lui assurant toutes les formes de la suprématie, pour en instaurer non seulement de différentes, mais d’inverses.

Lorsque nous tentons d’enfermer l’homme, dans une appréciation, il nous arrive trop fréquemment d’oublier la partie de sa réalité qui échappe trop fréquemment d’oublier la partie de sa réalité qui échappe au physique, et que, s’il porte en lui un être que la fonction des faits domine, il est également possesseur de cette étendue impalpable où s’allongent ses rêves, ses pensées, sous la forme parfois nostalgique.

Or, une évolution aussi radicale entraine la disparition non seulement de faits concrets, mais également, de certaines formes de vie rêvée, d’inspirations- heureuses ou malencontreuses.

Peut-être l’homme actuel – je veux dire vivant dans le présent ! – se fait-il une fausse idée des façons d’être que le passé aurait connues ; il importe assez peu qu’elles soient ou non ce qu’on désigne sous le nom de réalité historique, c’est à dire illusoires ou fondées, si elles acquièrent cette réalité que la conscience humaine leur octroie.

Il est bien rare qu’une vie contienne toutes les formes de réalité que notre pensée est capable d’imaginer et de désirer ; il est, par contre assez fréquent, que nous constations l’absence d’un bonheur quelconque et que nous en recherchions le mirage dans une projection ayant le passé ou l’avenir pour écran. Par là, nos préférences se trouvent expliquées, si elles ne sont pas, pour cela, justifiées. 

Il est donc normal que l’Européen sente en lui une oscillation par moments vertigineuse et n’éprouve que peu d’enchantement à correspondre à un présent par qui toutes les valeurs éteintes sont étouffées et dans lequel celles de l’avenir restent à peine discernables. Il n’a même plus la liberté, ou l’illusion de pouvoir choisir, puisque la séparation est accomplie et que le moins qu’on puisse dire est qu’elle s’est faite sans adhésion de sa conscience.

Le mal de l’Europe est dans sa division que le nouvel état de choses a enfantée. Nous pouvons dire qu’il a créé deux formes d’insatisfaction, l’une se tourne vers le passé et l’autre espère en l’avenir ; si bien que le présent se trouve constamment « tiraillé » entre deux préoccupations dont aucune ne tient compte des nécessités du présent.

Si le terme : révolution, correspond simplement à la nature d’un mouvement, il parait exact de soutenir que ce présent est par les désirs secrets de quantité d’esprits, attiré révolutionnairement vers le passé ou entraine de même vers l’avenir. Jamais il n’est incorporé dans l’une ou dans l’autre fonction pour la raison simple que la vie ne revient jamais sur des états qu’elle estime avoir dépassés, même si l’évolution contredit le sens du progrès acquis, et l’avenir ne peut être dans le présent que sous sa forme la plus physique, donc la plus matérielle et également la plus passive, donc la moins révolutionnaire en somme. La partie qui pense la vie présente ne conçoit l’existence que sous forme d’un retour à l’antérieur.  Seule une masse non pensante désire des conditions que le passé ne ui présente pas – d’ailleurs elle ignore ce passé -  et que le présent ne contient pas, mais qu’elle espère voir naître d’un avenir rêvé. Mais pour élaborer les simples circonstances d’un avenir rendu possible par elles, l’esprit de méthode manque à cette masse, réduite au rôle, assez négatif, d’étendue infinie et encore, que des courants animent que des violences soulèvent, mais dont les émotions retombent rapidement, et qui finalement se retrouve dans l’état de mécontentement où elle était auparavant sans que la solution que pose sa présence soit avancée.

Le moins qu’on puisse dire, de cette Europe est qu’elle est un réservoir d’énergie mais que cette énergie est éparpillée, si bien qu’au lieu de se concentrer pour agir et bâtir – au moins, les éléments d’une civilisation nouvelle, ces formes multiples s’entrechoquent et se neutralisent !

Devant quel malaise profond se trouve donc cette conscience ? Elle n’a jamais été capable d’action ; d’ailleurs, elle agit, mais, chose étrange, cette action réalisée bien loin d’aboutir à une euphorie suffisante, ne fait que susciter des négations perpétuelles, les uns, ainsi que nous l’avons entretenu passant leur temps à regretter un état, les autres, à se griser de la vision d’un avenir capable de les débarrasser d’un présent détesté. Cette époque repue de bien être et de facilités, si nous comparons ces façons de vivre à celle, encore, dans notre souvenir, est celle de l’insatisfaction ;

C’est qu’il est plus aisé de supprimer des conditions d’existence que de les supplanter en créant une efficacité sociale capable de permettre aux divers éléments  de se sentir heureux et de se sentir « ensemble. »

Et ce n’est pas non plus sans danger qu’on libère l’espèce de la contrainte des choses naturelles et de la discipline que leur existence implique ! Il est plus facile d’inventer des machines, des pressions inconnues jadis, et des vitesses momentanément fabuleuses, que d’aboutir à une compréhension commune de la vie et du rôle social. Le bien être matériel ne constitue qu’un soutien relatif dont la disparition provoque cette impression de vide qu’éprouvèrent  tant de Français au lendemain de leur défaite. A vrai dire leur sens patriotique  souffrait moins  que leurs habitudes ne se sentaient  déconcertées. Mais le désarroi qu’ils manifestèrent fut beaucoup plus grave que bien des observateurs le crurent ; il n’était que l’expression d’un mal dont toute cette époque porte, au fond de soi, la constante hantise. 

Ce ne sont plus les êtres particuliers qui sentent se développer un désarroi  que rien ne vient atténuer, et qui éprouvent cette impression parce que leur sensibilité a été affinée ou déformée par la culture intense des émotions  du corps ou de l’esprit ; ce malaise, les natures les plus simples l’éprouvent. Il est aujourd’hui, le mal des Français, il serait demain celui de l’Europe entière, si les conditions normales d’un certain bien être faisaient soudain défaut aux habitants du continent. Il faut qu’il y ait un vide dans l’existence même pour qu’on le découvre si rapidement et sans le plus minime des entrainements… Où se situerait-il sinon dans cette impression, vague pour la plupart, d’une libération absolument fausse, parce que conditionnée par des éléments seulement secondaires, alors que les principaux font défaut.

C’est pourquoi, selon son origine, sa tendance on présente à la vie un miroir où le présent n’a le droit de se trouver réfléchi qu’à la condition d’y être déformé c'est-à-dire à la condition de nous fournir une image du passé ou une forme de l’avenir.

 

***

La défaite nous aura-t-elle délivrés d’un fantôme et l’événement nous obligera-t-il à le vénérer, en dépit des morts  qu’il aura provoquées ? Seul, l’avenir répondra à la question. On peut être assuré seulement, qu’elle rôde aux limites de bien des consciences, à l’heure présente.

On ne vit pas pour les raisons d’exister qui nous avaient été faites. On vit si peu pour elles, que ne sont morts que ceux qui n’ont pu fuir.

Je ne prétends insulter personne et surtout pari ceux qui sont tombés, d’un côté ou de l’autre. Je ne sais pas si les hommes de l’autre armée sont ports joyeusement, ne connaissant pas, à cette heure, leur raison de vivre, et par conséquent celles qu’ils pouvaient avoir de mourir. S’il s’agit pour les survivants de remplacer simplement des vivants  ou des morts dans leur état de jouissance, je leur prédis la même désaffection, non de la jouissance, mais de ses conséquences. Nos jouissances n’ayant d’autres conséquences qu’elles mêmes, nous retombions sur leur inanité après les avoir épuisées. C’est que nos jouissances étaient comme nos raisons politiques ou économiques, sans relations entre elles. Dès lors la permanence  n’étant pas leur état, rien de demeurait lorsqu’elles étaient éteintes. Il n’en restait pas même un souvenir heureux, car la jouissance n’est un bonheur que grâce à un certain travail de l’imagination de chacun. La jouissance est,  elle aussi, une matière première que l’esprit transforme. Selon sa nature, son éducation ou sa déformation possible, l’esprit transforme la jouissance en souvenirs heureux ou malheureux, mais, par ce moyen, elle dure et institue, dans l’être, cette relation qui lui permet de se promener à travers quelque chose d’habité  ou de complet. Nos jouissances restant sans lien entre elles, que leur état d’intensité passagère, la vie était vide pour chacun de nous, la vie générale ou collective. Certes, il y avait la ressource de la vie particulière, mais il en est de celle-ci comme de l’autre : elle suit les tendances que l’esprit lui impose. Bien des vies particulières étaient vides à cause du vide ambiant, à cause de cette déperdition d’exaltation qu’à peu près tous ressentaient, sans se l’avouer, mais dont les plus jeunes éprouvaient la présence.

Ceux là étaient arrivés dans un monde tout fait et ils en sentaient l’inanité.

Sauf s’ils étaient poètes, artistes, éducateurs ou prêtres de quelque chose, les facultés apostoliques restaient sans emploi. Un monde  qui jouit sottement, platement n’a pas besoin d’apôtres ; ils seraient capables de réveiller l’impression de vide que chacun ressent, au fond de soi avec une suffisante épouvante, déjà.

Celui qui a une œuvre particulière directement relié à la vie même, à son éternité, et comme aux causes de sa fécondité, celui-là n’a pas besoin de foi collective, de raison d’être collective pour se sentir heureux. C’est le cas pour l’artiste, le poète, l’éducateur, le prêtre, l’apôtre d’une grande fonction. Mais, totalisant le nombre des peuples de l’Europe, nous aurions pu aisément, chiffrer ceux qui possédaient une telle foi, particulière, une telle raison particulière d’exister. Le reste vivait sans savoir pourquoi. La vie était venue, il avait bien fallu l’accepter On ne peut pas se suicider sans cause et l’absence de cause n’est réelle que pour un bien petit nombre encore. On remplace cette absence par des petites jouissances, après lesquelles on court, se disant que, la première dépassée, une autre suivra, qui comblera l’impression de vide entre les deux et ainsi jusqu’à l’infini, c’est à dire jusqu’à ce que la mort se produise.

Bien sûr, lorsque la pensée réfléchit, elle murmure que c’est établir une bien faible relation entre les faits de l’existence que ce saut, qu’on lui fait accomplir, d’une jouissance à l’autre ! – et qu’en somme, il ne restera pas grand témoignage de votre passage ici bas : des œuvres hâtives, des constructions en surfaces ou en hauteur, des capitaux amassés, mais qui, eux non plus, ne sont pas assurés de durer ; au bout de tout cela, une place dans un cimetière. C’est à peu près le seul endroit dont la stabilité soit à peu près certaine.

Car, voilà bien, peut-être la cause première de notre mal profond : toute cette prospérité est basée sur le mouvement. Or,  le mouvement a  deux aspects  dont on aime seulement l’un : celui qui apporte avec soi la prospérité : c'est-à-dire la faculté de jouir, la vie étant privée d’autre justification.

On aime alors le mouvement, on s’exalte en son nom pour la raison bien simple qu’on sent la prospérité s’engouffrer en vous, dans ce que vous avez désigné comme devant être votre place humaine et sociale.  On dirait pendant un temps, que le mouvement est un courant d’air et qu’il vous apporte non seulement ce que vous aviez désiré, dans vos rêves les plus ambitieux, mais bien au-delà de ces rêves. Si bien que d’autres rêves se forment des premiers, et ainsi de suite, à l’infini, encore.

Et puis voici que soudain, il se produit en vous quelque chose d’irrémédiable, c’est comme si vous sentiez que le vent a tourné. Avec une appréhension grandissante, vous devinez que le mouvement n’est plus avec vous. On dirait que votre magnétisme est subitement vaincu. On dirait qu’il est rentré dans le champ des radiations communes, une puissance magnétique qui neutralise la vôtre. Brusquement votre magnétisme cesse, comme tourne la chance d’un joueur. C’est que le mouvement est changeant par essence. Comme dans le Cid, « les flux les apportent, les reflets les emporte » Votre réussite est encore debout, mais elle ne tient plus à vous que par l’effet d’un oubli du mouvement. Bientôt, elle vous quittera ; il n’y aura plus rien. Ce que vous aviez édifié sera à terre et votre intention de laisser une œuvre disparaitra ; elle a déjà disparu de vous-même.

Tout se fait, certes, par le mouvement, mais c’est un cercle infernal. Or, si l’homme a parfois, le goût de l’infini, c’est à la condition que l’infini cesse. Et, comme il n’existe pas trente six raisons de concevoir le fait simple : exister, si l’infini cesse, c’est pour que le fini commence. C’est ce fini que la  vie moderne n’est pas parvenu à incorporer dans l’existence des hommes de notre âge. Le modernisme exige d’eux en somme une perpétuelle jeunesse, c’est à dire un constant dynamisme, oubliant que chaque homme mesure la vie selon la dimension de l’existence individuelle et que, le temps de sa jeunesse passée, temps durant lequel le mouvement est une magnifique griserie pour lui, parce qu’elle l’aide à s’affirmer, il est un moment où l’homme sent que le temps de la jeunesse, c’est à dire de l’acquisition constante, est dépassé. C’est alors qu’il se met à regarder son œuvre d’un œil dont le regard a changé d’expression. Bien qu’il se sente jeune encore, cet homme comprend qu’un cycle est achevé. S’il le pouvait, il stabiliserait le mouvement à son profit ; mais c’est une opération rendue impossible, par la fonction de la vie moderne ; car le mouvement est passé en d’autres mains et il aura pour effet, à peu près immédiat, de détruire ce que cet homme vient de mettre debout.

Il y aurait bien un moyen, mais ce moyen est ignoré des hommes qui construisent : s’abstraire, dès le début, de son œuvre pour n’envisager que l’œuvre même ! – seulement, cette haute discipline supposerait une altitude morale qui n’existe pas, puisque, précisément cette époque a commencé par insinuer à l’oreille de tout être jeune et entreprenant, qu’il fallait commencer par nier toute morale, ou plutôt- mais n’est-ce pas la même chose ?- que la morale commençait où la réussite se montrait favorable à son entreprise.

Mais alors lorsque la réussite cesse ? L’homme n’a pas de recours. Et lorsque le mouvement qui l’a grisé est passé en d’autres mains, plus audacieuses, plus jeunes, cet homme n’a plus le mouvement et sa griserie. Que lui reste-t-il ?

Et bien précisément il ne lui reste rien, que son propre vide. Or, sur notre planète, on n’existe pas pour le vide. Il faut dès lors remplir son existence de quelque chose. On la remplit avec ce qu’on peut atteindre, et comme la jouissance est à votre portée, cette jouissance toute faite pour les gens que la Fortune a favorisés, on se jette sur elle, comme  dit   l’expression populaire  « la misère sur le pauvre monde ! ».Et en effet la jouissance, ainsi considérée est une misère inverse, mais une misère quand même.

Mais cette jouissance, nous la savons sans cause profonde, c’est à dire, sans relations avec le système donnant à la vie un sens qui permettrait de dominer les contradictions que toute vie suppose. Cette jouissance est un but qu’on propose à son dynamisme, comme nous avons vu que l’envie est offerte à l’appétit des foules pour les faire surgir de leur apathie ordinaire. Une causalité enchaine la jouissance à l’effort tenté, comme cet effort est étroitement associé à sa cause. Seulement, le cycle des réversibilités est infiniment étroit et monotone, puisque, si le procédé consiste à ouvrir une porte, sa fatalité veut qu’elle se ferme aussitôt. L’individu reste dépossédé de perspectives

De plus, il est bien évident, que les nerfs de cet homme, ses réflexes intimes n’ont pas été éduqués pour subir le choc d’une trop grande déception. Il ne mourra même pas pour la jouissance. Telle qu’il l’éprouve, d’ailleurs, la jouissance est « quelque chose » pour moi on ne meurt pas. A peine vit-on d’elle ; ce serait excessif d’exiger au-delà des instants de vie qu’elle absorbe et de lui consacrer soit une vie, soit la fin de cette vie. Alors, on flanche sur toute la ligne et on ajoute à la débâcle générale celle de son être.

C’est exactement de cela que nous sommes morts.

 

***

 

 

Et doit-on encore signaler que les réflexes de cet homme typiquement actuel sont pauvrement éduqués. Toutes ses chances d’entrevoir et d’espérer sont limitées à une certaine organisation du principe matériel. C’est en ce domaine que son affirmation doit être la plus péremptoire et, c’est de sa réussite, en ce domaine, que sa satisfaction, au moins momentanée doit naître.

La vie intérieure est forcément nulle ou peu féconde. Certes le travail aura éduqué ce laborieux, mais s’il reste laborieux par nécessité – soit que le travail demeure son unique ressource, soit qu’il voit en lui le moyen direct de parvenir aux possessions qu’ils désirent – le moins qu’on puisse dire d’untel individu, c’est qu’un seul sens est développé en lui et que son entrainement correspond à celui de certains sportifs spécialisés dans une unique fonction du sport et qui ne sauraient prétendre au titre d’athlète.

Peut-on dès lors supposer que la mentalité de l’homme ainsi formé, soit apte à subir de très graves déceptions ? Et la question se pose qui exigerait qu’on demande si cet homme est prêt à mourir pour sa jouissance. A peine vit-on d’elle. Elle joue, dans la vie le rôle d’excitant, mais on ne meurt pas pour ses accidentelles exaspérations, comme on ne vit pas pour elles. Il serait peut-être excessif d’exiger qu’on leur consacre au-delà de l’instant qu’elles absorbent. Elles bouchent des vides, elles ne les remplissent pas ; surtout, elles ne les suppriment pas. Le sort de cet individu est de rester pauvre dépourvu en présence d’une grande déception de ses qualités qui sont profondes parce qu’elles constituent la raison d’exister permanente à l’être humain – une entité foncière.

Nous trouverons cet homme capable d’un courage qui ne dure pas, car en toutes choses il fera intervenir à son insu cette nécessité qui l’a formé sans l’éduquer vraiment, qui a permis de triompher, mais qui est la cause secrète de tant de faiblesses : la rapidité. La vie à laquelle il est lié doit être intense ou ne pas être ;

Ce n’est pas, en effet, que cet homme tienne particulièrement à la vie. On ne peut pas dire en tout cas qu’il y tienne lâchement ; au contraire, car sa vie est action, il n’y a que les courageux   qui entreprennent. Mais la vie moderne n’exige plus de ses individus des œuvres dont la patience est la vertu souveraine. Elle voit grand, à la condition que grandeur et vitesse soient synonymes. Dès lors, l’être psychique se sculpte sur son destin social et psychologique.

 

De perpétuelles exaspérations font naître une forme de sensibilité opposée à l’ancienne. Là encore les deux mondes sont face à face sans que le second puisse présenter un système aussi complet que celui formé par le temps, les usages séculaires. A une humanité, dans sa grande partie, calme et réfléchie, la vie moderne juxtapose une humanité explosive, nerveuse dont l’essentiel, l’état psychologique et moral s’appuie sur l’ adage récent : « le temps c’est de l’argent » sans que cette définition par une théorie quelconque de l’argent absorbant par retour la fonction du temps pour le rendre moralement capable de devenir l’étalon de toute durée sociale soit avérée.

Les répercussions sont profondes sur la vie commune, valable tout entière livrée à ce délirium trémens du gain et d’un être uniquement orienté vers cet appât et cette seule justification de sa présence de plus en plus frénétique. De tous temps, les classes dirigeantes ont connu une frénésie comparable à celle qui envahit notre époque et certainement la fébrilité des gens de cour devait être considérable, mais la répercussion, sur l’ensemble social était à peu près nulle ; dans les couches immenses de la population, les réserves de calme pouvaient se reconstituer. D’une vie devenue frénétique à tous ses échelons, - sauf l’échelon rural de plus en plus entamé, d’ailleurs -, quel nervosisme n’est pas capable de surgir puisqu’il n’est plus de région où le calme ne puisse persister, puisqu’il n’est plus le seul individu de cet organisme collectif qui ne se sente contaminé par la hantise du gain rapide, sans proportion avec le travail fourni ou la valeur intellectuelle mise en avant.

Nous constatons alors ce fait si grave : les éléments affinés de cette époque, ceux qui à un titre quelconque, ont pour fonction de penser leur temps, se dérobent à son appel, placés qu’ils se trouvent entre deux masses d’intérêts dont la légitimation ne leur semble pas suffisante. Ils ne savent plus critiquer ce qui existe. Ce pourrait être non seulement leur droit mais un devoir impérieux, s’ils étaient susceptibles d’opposer à l’existence, estimée inhumaine ou par trop imparfaite, une image et une morale différente de celles puisées dans la notion du passé aboli. Ils ne le pourront parce que limitant trop souvent leurs qualités à la constatation mélancolique des états des forces, ils ne pensent pas activement c'est-à-dire en fonction d’une vie réelle. 

Leur désarroi se borne à nier ce qui fonctionne sans doute chaotiquement mais qui, tout de même, est, et sans s’en douter, ils pratiquent, vis-à-vis de leur temps, ce nihilisme absolu autant qu’inconscient qu’ils ne manqueraient certainement  pas de critiquer chez autrui. Il en naît cette incertitude dont notre désarroi est la cause.

C’est que notre forme d’existence, déchainée il y a cent cinquante ans reste dominée par le problème qu’elle pose : une articulation constructive des masses ou quantités mises en mouvement. Il semble en effet difficile de résoudre les difficultés en s’en tenant à la vieille thérapeutique sociale puisque les données du monde réel sont bouleversées et que nous ne devons jamais oublier que ,d’un mode de vivre à formes patriarcales nous sommes passés à un autre, dont le principe est différent, puisqu’il se situe sous l(‘angle financier, industriel et scientifique qui n’existaient pas jadis. En somme il est impossible de traiter des phénomènes artificiels à l’aide d’un empirisme emprunté à un autre mode de vie où chaque élément est resté naturel. Lorsque nous le faisons, nous opérons à vide, pour la simple satisfaction de nécessités sentimentales. Le pire de l’opération veut que nous supposions avoir fourni à la crise constatée l’antidote qui lui convient, alors qu’au contraire, nous n’avons fait que collaborer à son antagonisme négatif ?  

Nous en revenons alors au problème fondamental : l’évolution  doit elle être abandonnée aux caprices de ses fonctionnements, ou doit-elle être pourvue de principes capables de lui imposer d’une façon ou d’une autre, ce minimum de cohérence sans laquelle mot « progrès » risque fort de demeurer un leurre, si du moins, nous ne le faisons résider dans la simple donnée des fonctions matérielles.

La discipline même de la pensée humaine, sa fonction risque de procurer à l’existence un but vivable. La pensée doit s’exercer à estimer notre époque, non pour elle-même – on ne juge pas le chaos, on le constate – mais encore de son avenir.

La vie occidentale reste ainsi amalgamée à un hasard moral, contracté pourrait-on dire par des heurts politico-économiques ou plus exactement : économico-politiques, la puissance seconde étant très nettement et fatalement dominée et dirigée par la première. 

Le moins qu’on puisse dire de cette troisième guerre franco-allemande, c’est qu’elle reste un troisième contre sens dans l’espace de 70 ans. Cette guerre nouvelle  signifie encore une fois, que les Français n’ont pas compris le sens, de leur propre révolution ou ce qui revient au même, qu’ils n’en ont pas accepté courageusement les conséquences nécessaires.

Dès lors, un curieux phénomène se peut observer : La Révolution Française en instituant de façon définitive l’unité nationale n’éveille pas, dans l’âme française, la durable ambition de voir toutes les nationalités profiter de l’indiscutable avantage qu’elle a fait naître chez nous, c'est-à-dire d’associer toutes les nationalités à son propre achèvement en favorisant le leur à l’aide du même principe.  Le Français moyen et même supérieur ne comprend pas que cette unité coïncide avec un développement scientifico-industriel qui doit seconder par les interférences économiques crées par lui, l’achèvement particulier de chaque nation continentale. Là, encore, et tandis que le temps marche à pas de géant, le Français reste prisonnier des fictions historiques, d’images devenues fictives à cause des similitudes voulues par les pensées politiques, les faits économiques qui ont enfanté presque simultanément, des modes de relations inconnus jusqu’ici.

C’est qu’il existe entre l’idée créant la notion de l’unité nationale (mise à la place du vieux monde monarchique), et l’impérialisme d’une seule fonction nationale de dangereuses proximités.  Cette proximité a on seulement  hanté l’idée révolutionnaire, elle s’est incarnée dans l’épopée napoléonienne. Celle-ci s’achevant sur une défaite encore à l’heure d’un enthousiasme premier est devenu une rancœur.  Les Français ne voient pas, et sentent encore moins que l’ébranlement communiqué à l’Europe a eu raison des régimes qui semblèrent triompher de Napoléon et que l’idée de nation fait son chemin même à travers le triomphe momentané des vieilles formes monarchiques grâce à l’accomplissement de ces forces. Le Français ne sent pas encore que ce fut grâce à l’accomplissement de ces forces invisibles mises à nu par la Révolution qu’elle a spirituellement dominé le monde moderne  et créé la possibilité d’une évolution. Des nations se constituant sur le continent, puissantes, bien qu’inégales, la suprématie de l’une d’elle est irréalisable parce que ce désir engendrerait immanquablement la réaction des autres nationalités dont la coalition provoquerait l’échec de toute forme d’hégémonie ; c’est que les consciences sont nées sur le plan collectif, et il se trouve que l’évolution économique favorise leur achèvement en exigeant que les individus sortent de leur particularisme et abandonnent des façons de vivre, d’être, qui pour ce qu’elles furent, n’en deviennent pas moins paradoxales, en ce monde rétréci, devenu le nôtre, sur le plan continental.

Si la France achève la première avec l’Angleterre – bien que l’Angleterre ne soit pas à proprement parler une nation européenne  ou d’esprit européen- son évolution nationale se doute telle qu’elle procure aux autres nations, en retard sur elle, un type d’achèvement qu’elles ne pourraient pas ne pas imiter ? Toute nation qui prend conscience de son achèvement représente un succès révolutionnaire, dont la France devrait revendiquer le bénéfice moral. Elle dresse, au contraire son propre achèvement vis-à-vis des autres, non pas pour glorifier le sien et afin qu’il serve, en quelque sorte de mesure à celui des autres, mais pour s’opposer à cette croissance nouvelle ; Le nationalisme français ne comprend pas que plus tôt cette unification  particulière sera terminée, et plus tard également commencera celle du continent, prélude à l’unité intercontinentale… la France favorise, il est vrai l’unité italienne, mais l’instigateur du geste, Napoléon III, se verra reproché par les éléments qui prétendent détenir l’essence du patriotisme – alors que leur patriotisme ne correspond ni à la réalité du passé, ni à celle du présent, ni surtout, à celle d’un avenir fatal ! – comme une faute majeure de la politique du Second Empire sur ce point.

De temps en temps, il est vrai la France prend enfin conscience de son rôle (……) des vielles particularités laissées par le monde médiéval (examiner ici la constitution féodale et l’unité spirituelle du Christianisme en montrant comment nous devons reprendre ce but.)

Elle a ainsi favorisé l’unité italienne  donnant au monde en cet instant un exemple de sa sincérité et de son désintéressement  moral. Il est vrai que nos nationalistes n’ont jamais cessé de reprocher à Napoléon III d’avoir pensé l’acte révolutionnaire  et cherché à lui procurer une solution (n…….°

C’est que là encore, il faut savoir choisir entre la division dépassée et le bouger momentané des grandes forces qui seront appelées à s’unir, le principe de la quantité ayant été posé par un acte, un Révolution que rien, à présent ne peut effacer et qui nécessitant du souverain un accompagnement logique. , la pensée nationaliste s’acharne à empêcher le (p…………………) les forces (d’……………….) né légitimement Deux guerres se feront autour de cette pensée moribonde à l’aide de Versailles sera la sinistre conclusion momentanée fournie par cette incapacité à comprendre la vie réelle.

L’unité italienne s’étant faite malgré eux et restant une réalité définitive

Vaincus par le développement de l’unité italienne, au moins, ces éléments  nationaux veulent-ils empêcher celle de l’Allemagne de s’accomplir. C'est-à-dire que cet élément de stabilité indispensable à l’Europe Centrale est, par eux refusé, en raison des perspectives démographiques qu’il suppose et de l’attirance qu’il laisse prévoir. Deux guerres se font dont le Traité de Versailles est la conclusion, non seulement honteuse mais « a- politique »  parce qu’ « a-européenne ».

L’incapacité intellectuelle qui refuse d’aborder les problèmes posés par la croissance des masses est, en ce domaine particulièrement néfaste. On incorpore, dans les notions historiques essentiellement mouvantes, des aperçus  statiques, sans valeur en ce domaine. On n’imagine pas l’Europe ; on se refuse même à poser le problème des relations que suppose l’existence d’une continent unifié, au moins – et ce serait tellement essentiel ! – sur le plan économique.

 

***

 

Le conflit des nationalités se double d’autres conflits internes dont chaque pays européen connait la difficulté aigüe. Le problème des masses se pose à l’intérieur de chaque nationalité tandis que le principe même du développement particulier veut que des oppositions nationalistes ajoutent le chaos sur le plan extérieur, à celui signalé sur le plan intérieur.  Et nous verrons que pour échapper à ses contradictions  internes, le nationalisme particulier tentera d’entrainer la totalité des masses en conflit vers d’autres conflits, tournant ainsi le dos aux injonctions les plus catégoriques de la Révolution Française. La guerre est dès lors envisagée, bien moins sous l’aspect d’un problème réel que comme une soupape par où momentanément s’échappe la pression exercée par une masse sur l’autre. La guerre n’est autre chose qu’un dérivatif proposé par les masses dirigeantes aux âpres sollicitations dont elle est l’objet.  

Elle serait personnellement peu portée à affronter l’épreuve, ceci pour la raison simple que ses intérêts se sont depuis longtemps dénationalisés. La masse-argent qui a  fait ce monde se trouve entrainée par les conséquences de ses actes, et ces conséquences veulent qu’il n’y ait aucune frontière valable, lorsque les puissants intérêts de la possession financière sont en jeu. Là encore, la psychologie découle des faits qui la sculptent. Le financier en relations constantes avec d’autres financiers ne discute avec eux que d’intérêts personnels, lesquels ne sont fatalement, bien loin de là, ceux de sa nationalité. Ce ne sont pas les intérêts qui doivent coïncider avec elle, mais le contraire. Cette attitude  est conforme à l’évolution du monde moderne, si, sous cette appellation nous entendons faire figurer cette masse scientifique, industrielle et financière qui s’est substituée au vieux monde patriarcal.

Cette masse dirigeante tente donc de se délivrer de ses graves soucis intérieurs en faisant qu’ils se reportent vers l’extérieur des frontières. Entre les deux maux, elle entend choisir celui qui parait le moins dangereux pour la suprématie des intérêts dont elle a le souci et la garde.

C’est qu’elle se trouve, constamment en présence d’une pulsation révolutionnaire menaçante et que, n’ayant aucune couverture morale profonde, elle est si peu certaine de conserver ses avantages que toutes les négations de sa propre internationalité lui paraitront acceptables si elles lui permettent d’éviter que l’enjeu des intérêts en cause se trouve divisé au profit d’un plus grand nombre.

C’est ainsi que le groupement des nationalités continentales subit l’effet d’une contradiction de plus, et sent son logique développement suspendu au nom d’intérêts momentanés ou particuliers. L’idée révolutionnaire avorte pourrait-on dire, à la fois pour des raisons nationalistes qu’elle a créées, et par l’internationalisme des faits qui ne peut établir l’harmonie des fonctions sociales en raison des contradictions auxquelles le nationalisme se heurte sur le plan intérieur.

C’est que, sur le plan international, nous retrouvons le conflit déjà découvert sur le plan national. La masse humaine, que nous avons appelée celle du Nombre a compris, de son côté qu’une révolution d’intérêts ne pouvait être efficace sur le plan de la seule possibilité nationale. Cette notion de classe, elle l’exporte au-delà de ses frontières. C’est sur le capitalisme qu’elle échange. Elle est composée de toutes les aspirations, justifiées ou envieuses, dont la vie sociale nouvelle a pourvu la classe du Nombre-Hommes.

Si cette masse ne possède pas à proprement parler d’élite pensant le phénomène humain dans sa totalité, au moins a-t-elle des cadres actifs et l’analyse de la situation créée par l’autre masse d’intérêts a bien vite révélé au sens critique de ces chercheurs, que le mythe national n’était point réel aux yeux de l’Argent car il se trouvait dépassé, nié au besoin par les nécessités du Capital moderne.

A moins que de rester dupe d’une illusion, la masse humaine doit être arrachée à la hantise de l’idée révolutionnaire créant la nation comme cadre des aspirations collectives. Le levier qui les soulève doit lui aussi s’internationaliser sous peine de manquer son but . Et comme cette nécessité se trouve aux prises avec une masse à qui la possibilité d’une dualité subtile est étrangère, il faudra donc nier l’idée de nation, même si cette négation a, pour effet d’entrainer  celle de la patrie, c’est à dire du rattachement à un sol, et également à un passé, à une suite spirituelle, aux conditions abstraites que l’homme simple éprouve sans le pouvoir analyser, et qu’il ressent, cependant, puisqu’il suffira d’un appel pour que, ce qu’il porte en lui d’amour instinctif, se sente soulevé sous l’effet d’un menace qu’on lui suggère.

L’idée nationale, née de la Révolution française connaît un système d’interférences qu’on peut comparer à celui que les électrons subissent lorsque la lumière est projetée sur un écran percé de trous réguliers. La pensée de 89 a lancé, elle aussi, une puissance vers l’avenir, mais cette force lumineuse s’est heurtée à l’opacité d’un écran constitué par la masse des intérêts économiques subitement apparus.

Ce n’est plus une simple révolution d’idées qui s’élabore ; parallèlement une des plus immenses révolutions humaines se réalise presque spontanément. La durée du temps est violée par l’intervention des conditions nouvelles d’être.

L’idée, pourtant, perce quelques  ouvertures dans l’opacité dont elle éprouve la résistance ; mais alors, on peut dire que la trajectoire est brisée, car derrière l’écran, la lumière, au moins celle de l’idée révolutionnaire, connaît des hésitations nées elles mêmes des conditions interférentes auxquelles elles se trouvent soumises et qui sont telles qu’il devient difficile de discerner sa nature réelle. Est-elle encore un bien ou les possibilités nocives l’emportent-elles sur les autres valeurs ? Le recul manque encore pour pouvoir établir sa réalité définitive et sa possibilité civilisatrice.

Ce qu’il faut admettre, c’est que le cadre de la vie ancienne a été, peut-être imprudemment, brisé, et qu’une existence nouvelle est née.

Le fait de la double révolution subie passivement par le plus grand nombre a, pour effet, de libérer – en donnant à ce terme un sens très relatif ! – des forces endormie et comme captées par la vieille organisation sociale, appuyée sur des cadres laïques, et d’autres, religieux. On a ouvert les vannes et le torrent s’est naturellement précipité par l’ouverture pratiquée. La puissance de la pulsation a été, tant bien que mal contenue, endiguée par les rives. Mais, à force de faire pression sur les digues, certaines parties ont sauté et l’eau s’est répandue de toutes parts, inondant tout et provoquant ces ravages dont le plus grave est inscrit dans ce désarroi découvert dans l’esprit collectif.

Les deux puissances révolutionnaires, celles de l’Argent et celle de la Politique ont renchérit l’une sur l’autre, s’opposant à certains moments, mais au contraire, obéissant à une nécessité semblable : ce Nombre était utile, indispensable à l’Argent comme à la Politique. En visant à exploiter les richesse naturelles, comme jamais encore, elles ne l’avaient été, la Science unie à l’Argent, comme une cause l’est à son effet direct, exigeait que pour la construction des immenses usines nécessaires, l’individu fût arraché à sa condition ancienne, à son isolement et qu’ils e trouve jeté dans des agglomérations de plus en plus étendues, dont la densité devait augmenter, au fur et à mesure que l’exploitation s’intensifiait.

Il fallait donc anéantir un état d’esprit dont l’institution s’opposait, foncièrement, aux nécessités nouvelles ; et pour y parvenir, il fallait tendre à l’individu l’appât matériel et idéologique. Il fallait lui faire entrevoir qu’il trouverait dans l’organisation nouvelle – dite celle de l’homme moderne- la réalisation d’un double destin formée par un mieux être matériel, doublé, lui-même, d’une condition politique  l’affranchissant de son isolement et des servitudes que celui-ci représentait. Il fallait lui laisser entrevoir à quel point sa condition serait améliorée par l’organisation rationnelle de l’Homme-Nombre. Un gain régulier lui serait de tout temps assuré ; des mesures de prévoyance sociale empêcheraient l’individu de tomber dans cette misère sans nom qui avait été la sienne, au moment où la vie se trouvait ramenée aux dimensions de l’isolement. L’homme, ainsi arraché au destin ancestral, jouirait des avantages d’une vie déjà communautaire.

Au point de vue moral, serait appelé à abandonner les étroites rigueurs de la vie surveillée par la faible étendue rurale à laquelle cette existence patriarcale condamnait l’individu. Il devait gagner à cette évolution, de quitter un sort, des mœurs, des nécessités précises pour vivre de l’enchantement – quelque peu stérile – de certains mots aussi vagues que magiques : humanité, classe, solidarité, droit de l’homme qui travaille, prolétariat. Les termes régissant l’étendue morale s’amplifiaient sans pour cela, se préciser, bien au contraire, car en somme, on demandait à cet être encore élémentaire d’aboutir à une nette perception de l’abstraction, ce qui représente une difficulté dont l’esprit le plus cultivé n’est pas toujours capable. Enfin, pour griser davantage cet homme humble, on lui prédisait un sort amélioré parce que scientifiquement organisé.

Son esprit pouvait étudier, dans le domaine où son œuvre manuelle s’exerçait, « les progrès » que la science accomplissait dans l’ordre matériel. Il était naturel que son esprit, demeuré simple et inculte, envisageât pareille transformation possible sur le plan social et humain.

Les grandes fortunes avaient disparu avec les grands domaines, mais elles s’étaient reconstituées sous un aspect lui-même industriel. L’époque indiquait donc qu’un courant était tracé par l’évolution et que n’y pas participer risquait d’exposer l’homme à des conditions d’existence de plus en plus arriérées.

Dès lors, la Politique pouvait intervenir dans cette densité humaine créée par la nécessité moderne. Sans cet inespéré secours que serait devenue en effet l’idée de démocratisation, instituée par la pensée égalitaire de la révolution ?  Un leurre, très probablement. Il est fallacieux de refaire l’Histoire sous une autre forme que celle de sa réalité connue. Constatons seulement que l’idée démocratique se serait heurtée à des forces enracinées dans l’âme humaine et dans les coutumes. Il est probable qu’elle ne les eût point aisément modifiées. Au contraire, le rassemblement industriel lui offrait une masse sans bases, sans traditions et sans caractère défini. De plus, la constitution d’immenses fortunes allait bientôt recréer, quoi que sur un autre plan, ces conditions d’inégalités que la révolution avait eu la pensée de faire disparaître. Et les conditions ne seraient plu, cette fois soutenues par le prestige de traditions séculaires ; elles ne pourraient pas  non plus  tenter de justifier leur état par le rappel de services rendus à la collectivité.

Si considérables, en effet, qu’aient été en leur temps, ceux du « patron » de l’entreprise, la réussite pouvait sembler disproportionnée, surtout, lorsque l’état industriel se trouva lui-même comme absorbé par l’état financier et que la concentration des capitaux fut, au moins égale à celle des masses ouvrières.

Certes des réussites du même genre, aussi foudroyantes s’étaient introduites ou produites dans l’ancienne société, mais elles étaient rares et, de plus, le temps avait comme légitimé la possession au point d’en rendre l’évidence acceptable.

Il y avait donc, dans la vie actuelle, l’apport d’un climat ayant peu de chances de provoquer la sympathie réciproque des éléments associés à l’œuvre pourtant commune.

Il était fatal, que, soit par générosité instinctive, soit par calcul ou ambition sordide, des hommes tentent de profiter des conditions à peu près chaotiques « amenées » par l’organisation nouvelle et qu’on vit s’élever, des masses inconscientes, une catégorie d’hommes dont la fonction, presque parasitaire se trouvait régulièrement comme instituée par l’état de choses nouveau.

Il était fatal également, que cette organisation vit apparaître un triomphe légitime : celui du rhéteur, n’ayant, avec la foule que des rapports verbaux mais chargés, par les faits eux-mêmes de la convaincre de la légitimité de ses revendications.

Par le simple fait que le pouvoir politique se trouvait de plus en plus dévolu à la fonction du Nombre, l’esprit technique – et le social a besoin d’un dosage technique !- se trouvait presque toujours écarté des assemblées où il s’agissait de savoir présenter et de faire triompher des motifs émotionnels ou passionnés, si on préfère.

La vie était donc, à partir de cette intervention du Nombre, appelée à se définir à coups d’éloquence, au lieu de se faire, de s’étudier dans l’atmosphère du laboratoire.

On aboutissait à cette contradiction étonnante : tout ce qui était devenait de plus en plus technique sauf la fonction centrale, c’est à dire la fonction sociale. Dans cet élément au contraire, la passion réglait tout ou plutôt le déréglait puisque, si le pouvoir était, en principe remis à ce Nombre subitement prou à la majorité politique, en réalité ce Nombre n’exerçait pas le pouvoir mais il en déléguait l’exercice à celui qui avait su le mieux émouvoir ou sa sensibilité, ou son instinct passionnel. Une classe « d’artistes » se trouvait ainsi institué par le nouvel état des choses sociales, état dangereux au possible car à la place de l’ancienne hiérarchie à laquelle tant de force consciente collaborait, était substitué un « choix »  provoqué à peu près par le hasard ou ce qui revient au même par l’irréflexion passionnée.

  Il n’était point nécessaire que le futur élu fût un homme capable ; une certaine éloquence tenait lieu de talent profond et prouvé, car, « comment croire qu’on n’a pas affaire au plus capable, notait Sainte Beuve, quand on a affaire au mieux disant !».

De là cet entrainement à croire que toutes les difficultés de la vie générale se résolvent par des discours et qu’après, exposées par ce moyen, elles se trouvent surmontées. Illusion d’optique qui peut apparaître tragique lorsque les brutalités de l’action révèlent subitement les carences provoquées par l’état illusoire !

Le profonde connaissance qu’avait Guizot de l’état créé par de belles paroles l’amenait à préciser : « Pour celui qui parle, et même pour ceux qui l’écoutent, les impressions de la tribune sont si vives qu’on est tenté de les croire définitives ».

 

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