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19 novembre 2021 5 19 /11 /novembre /2021 23:23

Paris, la ville de l’éternelle jeunesse Pour la première année de ma liberté reconquise, je m’étais promis Paris en cadeau. Je ne connaissais cette ville inépuisable que très superficiellement par deux voyages antérieurs, et je savais que quiconque y a passé une année de sa jeunesse en emporte pour la vie un incomparable souvenir de félicité. Nulle part, avec des sens éveillés, on n’éprouvait l’impression d’une telle identité entre sa jeunesse et l’atmosphère que dans cette ville qui se donne à chacun et dont, pourtant, personne ne pénètre tous les secrets. Je sais bien que cet heureux Paris ailé de ma jeunesse, ce Paris qui vous donnait des ailes, n’est plus ; peut-être que cette merveilleuse innocence ne lui sera jamais rendue, à présent que la main la plus dure de la terre lui a imprimé tyranniquement sa marque d’airain brûlant. A l’heure où je me mettais à écrire ces lignes, les armées allemandes, les tanks allemands avançaient comme une masse grise de termites afin de détruire à la racine, dans sa couleur divine, sa clarté spirituelle, son émail et sa fleur inflétrissable, toute cette harmonieuse structure. Et maintenant c’est chose faite : le drapeau à croix gammée flotte sur la Tour Eiffel, les noires troupes d’assaut paradent insolemment sur les Champs-Elysées de Napoléon, et j’éprouve de loin comment, dans les maisons, les cœurs se serrent, quel regard humilié ont maintenant ces citoyens naguère si pleins de bonhomie, quand dans leurs bistrots et cafés familiers résonnent lourdement les bottes à revers des conquérants. Jamais peut-être un malheur qui m’a frappé personnellement ne m’a autant touché, bouleversé, désespéré, que l’humiliation de cette ville favorisée entre toutes du privilège de rendre heureux quiconque l’approchait. Recouvrera-t-elle un jour le pouvoir de donner à des générations ce qu’elle nous a donné : le plus sage enseignement et le plus merveilleux exemple, par sa façon d’être tout à la fois libre et créatrice, ouverte à chacun tout en s’enrichissant de cette belle prodigalité ? Je sais, je sais, Paris n’est pas seul à souffrir. Pendant des décennies, le reste de l’Europe, lui aussi, ne sera plus ce qu’il a été avant la Première Guerre mondiale. Depuis lors, une ombre lugubre ne s’est jamais dissipée sur l’horizon jadis si lumineux de l’Europe ; l’amertume et la défiance de pays à pays, d’homme à homme, sont demeurées comme un poison rongeur dans le corps mutilé. Quelques progrès sociaux et techniques qu’ait apportés ce quart de siècle entre deux guerres mondiales, il n’est cependant pas une nation prise isolément dans notre petit monde occidental qui n’ait perdu beaucoup de sa joie de vivre et de sa naïve confiance d’autrefois. On passerait des journées à peindre la familiarité, la gaieté enfantine que montraient les Italiens jusque dans la plus noire misère ; comme ils riaient et chantaient dans leurs trattorie, comme ils raillaient avec esprit le mauvais governoy au lieu que maintenant ils doivent marcher au pas, l’air farouche, le menton tendu et le cœur chagrin. Peut-on encore imaginer un Autrichien si facile et relâché dans sa bonhomie, si pieusement confiant en son maître impérial et en Dieu qui lui avaient rendu la vie agréable ? Russes, Allemands, Espagnols, tous ont oublié combien de liberté et de joie l’État, ce croque-mitaine à la voracité impitoyable, leur a tirées du plus intime de l’âme. Tous les peuples sentent seulement qu’une ombre étrangère s’étend et pèse sur leur vie. Mais nous, qui avons encore connu le monde de la liberté individuelle, nous savons et pouvons témoigner que l’Europe s’est un jour réjouie sans inquiétude du jeu de couleurs qu’elle offrait, tel un kaléidoscope. Et nous frémissons en voyant combien notre monde, dans sa fureur suicidaire, est devenu plus obscur, plus ténébreux, en quel esclavage et en quelle captivité il a été réduit. Nulle part, cependant, on n’a pu éprouver la naïve et pourtant très sage insouciance de l’existence plus heureusement qu’à Paris, où la confirmaient la beauté des formes, la douceur du climat, la richesse et la tradition. Chacun de nous autres, jeunes gens, s’incorporait une part de cette légèreté et y ajoutait ainsi sa propre part ; Chinois et Scandinaves, Espagnols et Grecs, Brésiliens et Canadiens, tous se sentaient chez eux sur les rives de la Seine. Point de contrainte : on pouvait parler, penser, rire, gronder comme on le voulait, chacun vivait comme il lui plaisait, sociable ou solitaire, prodigue ou économe, dans le luxe ou dans la bohème ; il y avait place pour toutes les originalités, toutes les possibilités s’offraient. Il y avait là les sublimes restaurants à deux cents ou trois cents francs, avec toutes les magies culinaires et les vins de toute sorte, avec des cognacs abominablement chers qui dataient des jours de Marengo ou de Waterloo ; mais on pouvait manger et boire presque aussi magnifiquement chez le marchand de vin du coin. Dans les restaurants du Quartier latin, où se pressaient les étudiants, on obtenait pour quelques sous les petits plats les plus friands avant ou après son succulent bifteck, avec en outre du vin rouge ou blanc et une miche de délicieux pain blanc longue d’une aune. On pouvait aller vêtu à son gré : les étudiants se promenaient en béret boulevard Saint-Michel ; les « rapins 14 », les peintres, s’exhibaient en chapeaux à larges bords pareils à des champignons géants et en vestes romantiques de velours noir ; les ouvriers arpentaient sans gêne les boulevards les plus élégants dans leur bourgeron bleu ou en manches de chemise, les nourrices en coiffe bretonne largement plissée, les marchands de vin en tablier bleu. Il n’était pas indispensable que l’on fût le 14 juillet pour que quelques jeunes couples se missent à danser dans la rue après minuit, et le sergent de ville se contentait d’en rire : la rue n’était-elle pas à tout le monde ? Personne n’éprouvait de gêne devant qui que ce fût : les plus jolies filles ne rougissaient pas de se rendre dans le petit hôtel le plus proche au bras d’un nègre aussi noir que la poix ou d’un Chinois aux yeux bridés. Qui se souciait à Paris de ces épouvantails qui ne devinrent menaçants que plus tard, la race, la classe et l’origine ? On allait, on causait, on couchait avec celui ou celle qui vous plaisait, et l’on se souciait des autres comme d’une guigne. Ah ! il fallait avoir d’abord connu Berlin pour bien s’éprendre de Paris, il fallait avoir éprouvé la servilité volontaire de l’Allemagne, avec sa conscience hiérarchique accusée des rangs et des distances, aiguisée jusqu’à en être douloureuse, où la femme d’un officier ne « fréquentait » pas celle d’un professeur de lycée, ni celle-ci l’épouse d’un commerçant, ni surtout cette dernière une femme d’ouvrier. Mais à Paris l’héritage de la Révolution, bien vivant, circulait encore dans le sang. Le prolétaire se sentait un citoyen aussi libre et digne de considération que son employeur, le garçon de café serrait la main d’un général galonné comme à un collègue. De petites bourgeoises actives, sérieuses et propres ne faisaient pas la grimace en rencontrant la prostituée dans le corridor, elles causaient tous les jours avec elle dans l’escalier, et leurs enfants lui donnaient des fleurs. Un jour je vis entrer dans un restaurant élégant — Larue, près de la Madeleine — de riches paysans normands qui revenaient d’un baptême ; ils portaient les costumes de leur village, leurs lourds souliers ferrés faisaient un vacarme de sabots de cheval, et ils avaient sur les cheveux une si belle couche de pommade qu’on en sentait l’odeur jusqu’à la cuisine. Ils parlaient fort et se faisaient de plus en plus bruyants à mesure que le vin coulait, ils bourraient les reins de leurs grosses femmes en riant sans aucune gêne. Cela ne les dérangeait pas le moins du monde de se trouver, eux, vrais paysans, parmi les fracs impeccables et les grandes toilettes, mais le garçon rasé de frais ne fronçait pas non plus le nez devant ces campagnards comme il l’eût fait en Allemagne ou en Angleterre, il les servait avec la même politesse et la même perfection que les ministres ou les excellences, et le maître d’hôtel prenait même plaisir à saluer avec une cordialité toute particulière ces hôtes un peu frustes. Paris n’offrait qu’une juxtaposition de contrastes, point de haut ni de bas ; aucune frontière invisible ne séparait les artères luxueuses des passages crasseux, et partout régnaient la même animation et la même gaieté. Les musiciens ambulants jouaient dans les cours des faubourgs ; par les fenêtres, on entendait chanter les midinettes à leur travail ; toujours retentissait quelque part dans les airs un éclat de rire ou un appel cordial ; quand par hasard deux cochers « s’engueulaient », ils finissaient par se serrer la main, buvaient un verre ensemble et l’accompagnaient de quelques huîtres, qu’ils payaient un prix dérisoire. Rien de pénible ou de guindé. Les relations avec les femmes se nouaient facilement et se rompaient de même, chacun trouvait chaussure à son pied, chaque jeune homme une amie pleine de gaieté et que n’inhibait pas la pruderie. Ah ! que la vie était dépourvue de pesanteur, à Paris, qu’elle était bonne, surtout si l’on était jeune ! La simple flânerie était déjà une joie en même temps qu’une perpétuelle instruction, car tout vous était ouvert — on pouvait entrer chez un bouquiniste et feuilleter les livres un quart d’heure sans que le marchand murmurât. On pouvait aller dans les petites galeries privées et tout examiner par le menu dans les magasins de bric-à-brac ; on pouvait assister en parasite aux ventes de l’Hôtel Drouot et bavarder dans les jardins publics avec les gouvernantes. Il n’était pas facile de s’arrêter une fois que l’on s’était mis à flâner, la rue exerçait une attraction magnétique et montrait sans cesse quelque chose de nouveau dans son kaléidoscope. Si l’on était fatigué, on pouvait s’asseoir à la terrasse d’un des dix mille cafés et écrire des lettres sur du papier qu’on vous fournissait gratuitement, tout en se faisant présenter par les marchands ambulants toute leur pacotille de frivolités et d’objets superflus. Il n’y avait qu’une chose difficile : c’était de rester au logis ou d’y retourner, surtout quand le printemps faisait irruption, que la lumière brillait, argentée et douce, par-dessus la Seine, que les arbres des boulevards commençaient à se couvrir de pousses vertes et que les jeunes filles portaient toutes un petit bouquet de violettes piqué à leur corsage ; mais l’arrivée du printemps n’était vraiment pas indispensable pour qu’on fût de bonne humeur à Paris.

Stefan Zweig Le Monde d'hier 1944

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