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19 octobre 2011 3 19 /10 /octobre /2011 14:02

C’est à cette période que les échanges avec Jean Richard Bloch vont prendre toute leur valeur ; ils s’ouvrent par une belle lettre de Bloch datée de la Mérigote du 9 septembre 1940 en réponse à celle de Nemo qu’il juge « belle et bonne » Puis de sa belle écriture et dans un style irréprochable suivent des lettres du 17 Octobre 40 depuis son domicile parisien du 27 rue de Richelieu où il analyse « l’aveuglement orgueilleux ou intéressé (ou les deux) d’une petite élite oligarchique à qui le gouvernement est confié »,il ajoute « « je me suis rallié, depuis longtemps à la solution moyenne qui était – et sera – celle d’un parti, supprimé à cause de cela précisément. Un Parti assez vaste pour être immergé par la base dans la masse et imprégné à tout moment des justes aspirations du nombre, -assez restreint pour rester à tout moment une formation aristocratique au sens étymologique du mot, disciplinée, nourrie intellectuellement et instruite politiquement, apte à la manœuvre, ouverte à la compréhension et à la communication rapide des nécessités de l’action et, à la fois, de la doctrine, soumise à une obligation constante de culture et d’amélioration, animée d’un grand esprit de sacrifice, de jeunesse, d’enthousiasme et d’amour . Ce parti existait, il existera ». Et il ajoute : « Affectueusement, fraternellement à vous, ami. JR B. PS : Je ne m’occupe d’ailleurs plus du tout de politique, mais uniquement de poétique ».  Le 6 janvier 41 ses vœux vont  à Nemo « à tous nos amis, à ce pauvre, grand et douloureux pays qui ne veut pas mourir et ne mourra pas  »  enfin le 16 mars 1941 Bloch parle de son installation précaire et provisoire à Paris mais aussi d’allers et retours à la Mérigote qui est menacée de réquisition. On connaît la triste fin de cette mise en vente de 1943 de la maison de « JR Bloch de race juive » précise l’affiche remise à jour par ses descendants. 

Deux lettres de Paul Valéry âgé de 70 ans viennent le conforter dans l’effort entrepris pour propager les paroles du poète. Mais c’est surtout son secrétaire Julien Pierre Monod qui congratule le conférencier et ce jusqu’en 1944 ; ce banquier dit « valéryanum » est un mécène lettré qui  assure la correspondance du Maître. Monod adresse même à Nemo un exemplaire  du dernier numéro de janvier 41 de la NRF où Valéry publie « la Cantate du Narcisse » en précisant : « A qui mieux qu’à vous pourrais-je destiner l’exemplaire de la NRF de Janvier que, en dehors du mien (non sans peine !)  je m’étais procuré. Je vous l’adresse Monsieur, car vous l’avez certainement mérité. »

La dernière image que conservait pieusement Nemo représente le poète de « Charmes » en compagnie de Mme Louis Gillet et de Georges Duhamel à la rédaction du Figaro  le 26 aout 1944 jour de la Libération

Les lettres se raréfient ou ont disparu lors des nombreux déplacements de Nemo entre 1941 et 1945 qui trouve refuge chez des amis ici ou là. Une curieuse lettre retrouvée et postée de Troyes le 7 Juin 1939 alors que Nemo vient d’être démobilisé  est adressée à son ami le peintre  Charles Picart Ledoux (1881-1959), il  évoque « le Château Noir » près d’Aix en Provence loué par Joël et Gaby Teissier. On connaît la destinée de ce château du Diable loué par Cézanne au pied de la sainte Victoire et ce jusqu’en 1902  puis devint  le refuge des artistes allemands et autrichiens persécutés par les nazis dès 1933  dont parle Mireille Pinsseau dans son livre  « Comment les innombrables peintres qui se trouvaient en Provence et sur la Côte d'Azur pendant la Seconde Guerre mondiale vécurent-ils cette période troublée et douloureuse ? Peintres provençaux, artistes de renommée internationale habitués de ces lieux, artistes réfugiés sur la Côte dès 1933 pour fuir le régime nazi de leur pays, résistants de retour de la guerre d'Espagne, opposants à la politique du gouvernement de Vichy, quelle fut à tous leur attitude face à un régime qui considérait l'art moderne comme une grave menace et voulait juguler l'expression libératrice qu'ils représentaient ? Comment le silence qui leur fut imposé, la solitude, la misère et la peur influencèrent-ils leur création ? L'histoire de ces artistes dans la région pendant cette période, qui fut courte mais terrible, est celle du courage, de la spiritualité et de la persévérance.

 De fait, en 1940-1942, la région marseillaise voit cohabiter deux populations : les «autochtones », souvent majoritairement issus eux-mêmes d’une immigration plus ancienne, et les « réfugiés ». Un nouvel univers se crée et se superpose à la ville, sauf peut-être pour les politiques, liés par leurs propres réseaux à la population locale.

« Je suis passé à Aix pour essayer de sortir de cette interminable histoire que Nette entretient avec une sage malignité.

Je suis allé au Château noir où j’ai trouvé Joël Teissier en train d’aménager des câbles électriques. Il n’avait rien à louer. D’ailleurs, après avoir vu mon avoué, je pense que notre présence n’y sera pas indispensable cet été et j’ai tant souffert en retrouvant ce paysage qui fut le cadre de la lutte terrible menée contre mon aspiration au bonheur, il y a quatre ans, que je n’ai pas envie d’y revenir.

Joël loue Château Noir à l’année ? Il y avait aussi parmi ses locataires des personnes qui désiraient organiser à Marseille une exposition de tes toiles. Si j’ai bien compris elles possèdent une galerie et le milieu serait favorable »

« Je vais rester ici jusqu’aux vacances et tu peux m’y écrire : poste restante, car à l’adresse où je niche, je suis incognito. Et je ne sais pas encore où nous passerons notre été. Un moment on avait songé à demeurer à montmorency, mais je redoute un peu deux mois et demi avec ma bavarde de mère. Je crains aussi après le long effort que viendra de terminer Yvonne, l‘absence de repos absolu ne la remette pas en état pour reprendre sans fatigue en Octobre. Moi-même me suis beaucoup démené et pour de piètres résultats matériels ! Mais la fatigue est là tant et si bien que si Ker Paulo est toujours à louer, il se pourrait que nous nous y glissions. Savez-vous ce que vous deviendrez. On dirait que les fous qui gouvernent ont réciproquement la frousse d’un grand conflit – touchons du bois sacré bon sang ! Enfin, je ne sais si les peintres et les écrivains se tirent d’affaire, mais je suis convaincu que les marchands de canons doivent délirer d’enthousiasme….

Nous vous embrassons tous les trois, une fois pour toi, deux fois pour Marcelle et trois fois pour Jacqueline et vous disons encore : bien affectueusement.     Maxime.

PS : Il était entendu que je te voyais mercredi ou jeudi dernier, Christian * qui est mobilisé à Toulon est arrivé en permission et m’a pris le peu de temps dont je disposais.

  • Il s’agit de Christian Baugey deuxième fils de Maxime Nemo qui sera américaniste ethnologue pour le Crefal au Mexique où il  croisera Artaud, puis  émissaire au Cambodge pour l’Unesco et enfin Haut Commissaire pour les affaires allemandes et autrichiennes au Ministère des Affaires Etrangères, photographe d’art jusqu’en 1974 où l’on perd sa trace.

Cette parenthèse aixoise rappelle qu’avant la guerre Maxime et Antoinette Nemo louaient à Meyreuil, le Montaiguet au "Château Simone" et où il était locataire,  mais à quelques kilomètres sur la route du Tholonet d’autres  locataires du  "Château Noir" ont dû  influencer sa connaissance de la littérature et de la peinture allemande car une importante colonie d'artistes allemands et autrichiens y avaient élu domicile autour de  Krantz et d'autres. Les propriétaires Joël et Gaby Teissier y invitaient de nombreux amis qui partageaient  leur exil entre Paris et le pays d'Aix, Léo Marschütz né le 29 aout 1903 est arrivé en 1928 à Château noir avec son amie bavaroise Anna Kraus (portant souvent une musette), il est grand, mince, dynamique; il a un accent rocailleux il aime les rencontres entre camarades comme André Marchand et Tristan Tzara. Il a pour voisins son propriétaire le dessinateur Joël Tessier et son épouse Gaby, belle brune, l'homme de lettres sarrois Gustav Regler,le futur critique d'art John Rewald qui avait grandi à Hambourg, les peintres Laves, André Masson, Frédéric Nathanson. Les propriétaires  invitent toujours une foule d'amis et passent de charmantes journées en compagnie des peintres du "Château Noir" comme Kaufmann, Sagave, Goetzfreid, Konrad Wachmann ou Robert Altman....Léo Marschütz quant à lui se terrait dans un poulailler du "Château noir" pour prévenir une éventuelle arrestation.

Le 4 avril 1943, il reçoit de Jean Paulhan qui dirige alors la NRF des remerciements pour sa lettre où il affirme qu’ « il est bon de se serrer les coudes, de temps en temps » et il ajoute : « D’accord avec vous sur le fond, sauf que j’estime plus d’un espoir possible_ je veux dire immédiatement possible. Quant aux dangers d’une littérature strictement individuelle, d’accord aussi. (C’est à peu près tout le sujet de mes Fleurs de Tarbes. 1936). Je suis impatient de lire les œuvres que vous préparez. A vous bien cordialement. Jean Paulhan.

 

C’est entre Chambéry, Courcité (en Mayenne) et Aix en Provence donc entre zone occupée et zone libre que Nemo se ménage quelques pauses d’écriture et complète son Journal dont j’extrais ici un  temps fort qui est celui de son analyse d’une défaite militaire mais surtout morale.

Les Français de 1940

Ce texte inédit de Maxime Nemo est très atypique et semble faire écho aux débats du moment tant à la NRF que dans le livre de Julien Benda sur « la trahison des clercs » et démonte les mécanismes de la défaite non pas militaire mais politique  qui a entrainé une déliquescence des esprits. Son analyse se veut philosophique et politique tout en restant en marge des événements et des hommes qu’il ne cite que rarement, tout en les convoquant au besoin en filigrane mais sans les nommer. Son verdict est amer et désabusé et met en évidence un manque de clairvoyance des élites et une rupture radicale entre deux modes de vie et de pensée. On le reliera utilement  à d’autres textes inédits également de 1941 intitulés « Exode » et «  sous forme de prédictions » très éclairants sur les polémiques de l’entre deux guerre. Hors de tout engagement politique, le philosophe se pose en témoin éclairé et lucide sur les fondements d’une époque qui s’achève et qu’il a bien connue et en visionnaire sur les disfonctionnements de ce qui se met en place avec la science et l’économie comme seuls enjeux du réel.

Le texte se compose de 35 feuillets, n’a pas de titre et n’est pas formellement daté mais il est aisé de penser qu’il a été rédigé durant l’une des périodes de retraite où Nemo remplit ses Cahiers d’Exode entre Chambéry et la Mayenne. Il faudrait bien sûr les rassembler pour leur donner toute leur cohérence et leur force.

 

Lorsque la défaite subie les eut frappés et qu'ils durent ouvrir les yeux et constater les réalités, les Français de l'An 1940 constatèrent avec stupeur que leur existence était vide. Ils se fâchèrent alors, ce qui est le propre des enfants trop gâtés. Une des amertumes de ce temps, qui en comporte de nombreuses, fut celle qui révéla l'aptitude qu'avaient les adultes à agir comme les enfants, lorsque ceux-ci sont non seulement gâtés, mais proprement pourris. Il est très vrai que les Français sortaient d'une pourriture dont ils étaient les tristes bénéficiaires, et en tant que tels, leur réaction fut ce qu'on pouvait attendre de tels gens et de tels cœurs: ils se fâchèrent un peu plus entre eux.

Il est vrai qu'il est difficile de se défaire d'habitudes profondément acquises; l'un des faits qui semble le plus miraculeux, c'est qu'en mai 1940, la France ait été encore debout. ce n'était point de la faute des  Français. Il serait imprudent de soutenir qu'ils aimaient leur pays ! Car chérir l'existence qu'une vie, sinon confortable, au moins douillette assure à chacun n'a jamais passé pour une preuve d'amour. Ce qui restait de sol travaillé suffisait à la béatitude du plus grand nombre, et ce sol avait malheureusement, la qualité d'être fertile. Ils recevaient du sol une caresse qui se traduit en substances délicates autant qu'agréables: vins, fruits, produits dont la succulence suffisait à engourdir les revendications qu'ils n'eussent pas manqué d'adresser à leur terre nourricière s'il lui était arrivé de fournir, à leur paresse, des satisfactions jugées suffisantes. Mais la terre portait à ce point leur mollesse qu'ils eussent été mal avisés de lui adresser le plus infime reproche. Ils n'en formulaient donc pas, non que leur ingratitude fût, tout de même incapable de le faire, mais parce qu'ils étaient peu conscients de l'origine des faveurs dont la terre les enrichissait et qu'ils se contentaient de goûter le vin, les fruits et tous les produits du sol national, ou "impérial" avec cette indifférence qu'on découvre, en présence des dons les plus fastueux, chez les enfants pourris et chez les parvenus.

 

Les Français faisaient de même en face d'un des admirables paysages dont leur territoire est emplis; soit que l'aspect en ait été emprunté à la Nature, soit qu'il rappelât une page de leur histoire. IL existe en effet, les paysages "donnés" et ceux que le génie ajoute à l'ordonnance des lignes naturelles.

C'était une place forte, destinée à assurer la sécurité d'une famille ou d'un bourg ou d'une ville; c'était le séjour d'un grand seigneur ou celui d'un simple bourgeois; c'était une église destinée à la foi ou un parc réservé à la vie fastueuse de princes disparus. Il y avait, tant de choses laissées par la vie éteinte, d'innombrables témoignages d'instincts puissants et raffinés, dominés par le souci d'une élégance elle même vivifiée par l'intelligence...En dépit des destructions opérées, ces témoignages s'étendaient sur une longue série de siècles et pouvaient attester qu'un long passé s'alignait devant l'homme vivant et comportait une série d'actes glorieux dont il convenait sans doute de prendre conscience et d'accepter la responsabilité.

            Mais il faut croire qu'une rupture s'était creusée entre l'individu présent et les témoignages échelonnés parmi tant de plaines, de vallons ou de villes; car, après les avoir regardés, l'actuel Français, rentré au coin de France où le cloitraient ses affaires, retrouvait la maison neuve, souvent hideuse, qu'il avait fait édifier, de laquelle, cependant, il était très fier, ainsi que du jardin sans goût qui l'entourait, ainsi que de sa salle à manger "moderne" ou Hollandaise et des chromos qu'il accrochait  aux murs, non pour témoigner d'un amour quelconque de la peinture, mais seulement, parce que "cela se faisait" et que c'était une occasion d'étaler un signe de luxe aux yeux des visiteurs ou des amis.       

Il lui suffisait en effet de vivre avec indifférence, la certitude du train de vie étant à peu près assurée au nom d'un minimum d'inconvénients et d'efforts. Le sort avait voulu qu'il naisse en ce pays; il n'en voulait pas au sort du au pays, à la condition, bien entendu, qu'une telle accumulation de dons ne vint pas esquisser l'ombre d'une responsabilité à prendre.

Le Français étant d'autant moins malheureux de sentir cet immense passé étendu, à l'état d'ombre, devant la vie présente que, s'il était "bien pensant", ce passé constituerait une source excellente de références dont ses polémiques profiteraient et s'il ne l'était pas..... A vrai dire, le Français actuel, ou devenu tel, était constamment bien pensant car qu'elle ne fût son orientation momentanée, en politique, en morale ou en toute autre chose, le passé constituait le support essentiel où sa vanité puisait son énergie et servait à justifier son indolence.

Les morales dont on l'abreuvait lui avaient, toutes, affirmé qu'il savait user des choses avec mesure.sa mesure était telle à présent qu'il négligeait de la manifester, tant cette supériorité était comme incluse  dans le seul énoncé de sa personne, ou physique ou morale. Il apportait cette mesure jusque dans l'amour qu'il était censé éprouver pour les multiples aspects de son génie. C'était surtout en ce lieu que la mesure était évidente, tant la discrétion de sa passion était comme retenue – par la pudeur- que l’homme français actuel manifestait à l’égard des choses qui lui étaient familières, sinon chères.

Les sources de la patrie sont innombrables, puisqu’elles correspondent aux formes, également infinies de la sensibilité. Celles du français actuel s’affirmaient limitées, sans doute parce que redoutant les écarts d’une imagination, jadis puissante, il prétendait n’user de la sienne qu’avec encore cette circonspection dont l’exercice ne nécessite en la limitant admirablement, qu’une dépense infinitésimale de chaleur intérieure. On ne sait jamais jusqu’à quel point entraine le début imaginatif d’une manifestation quelconque ; le mieux est de ne rien manifester. N’avait-il pas vaguement entendu parler de débordements dont des êtres – à ses yeux privés de raison d’être à la vérité ! – s’étaient rendus coupables. Il ne savait pas grand-chose de la vie de ses personnages dont les œuvres subsistaient : peintres, poètes, musiciens, constructeurs, assez pourtant pour ne pas ignorer que le récit de ces vies était écrit noir sur blanc, dans certains livres et que ces exemples constituaient d’incertains avantages. Ne disait-on pas, ceci, -le Français l’avais retenu ! -que plusieurs parmi les individus avaient souffert afin d’exprimer leur rêve des choses ou de l’homme. Or, il manifestait une particulière horreur de la souffrance, même de celle qui peut-être obtenue par contagion.

Le mieux était donc de s’engourdir à ignorer, si bien que la patrie se résumait pour lui à l’association de quelques lettres dont il était parfaitement inutile de rechercher la sémantique. Il était entendu que le mot patrie ne signifiait qu’un échange unilatéral de dons, sauf si un sort subi voulait que la question de la guerre intervînt. Il restait au Français la vigueur nécessaire de mourir alors. Il est vrai que lorsque cette forme de courage fait défaut tout ce qui a créé la race, la nationalité se trouve alors éteint. Cet homme possédait encore,  -mais c’était la dernière !- la force  de mourir pour son pays. C’est beaucoup lorsqu’il s’agit de le sauver, à l’aide d’un suprême coup de reins, d’une menace extérieure ; cependant le sacrifice est insuffisant quand il s’agit de perpétuer l’existence de ce même pays.

On ne sait quelle influence avait enlevé aux Français la patience de faire vivre un pays, l’œuvre de ce pays, en nourrissant cette œuvre du lait de leur ténacité. Les seins étaient taris.

Et c’est ainsi que n’ayant plus de lieu central où se réunir, lorsque la défaite leur eut enlevé cette faculté superficielle de jouir qu’ils croyaient posséder – car le pire est qu’ils n’en possédaient pas de jouissances réelles, et profondes – Les Français privés de patrie parce que dépourvus d’amour et de cette faculté de sacrifice, que toute passion suppose, se trouvant devant un vide imprévu, s’accusèrent, mutuellement d’être la cause première du mal qui venait de fondre sur l’ensemble du corps social.

Selon le lieu où la géométrie politique avait situé leur position, au moment  de l’épreuve ou avant qu’elle se produise, ils se tournèrent vers celui auquel auparavant, ils faisaient déjà partir les inconvénients éprouvés et le rendirent responsables du désastre.

Il y eut donc une division des responsabilités et une répartition des accusations, l’endroit d’où elles émergeaient étant tenu pour le seul à avoir agi dans le sens de l’intérêt général. Il se produisit ce fait que tant d’égoïsme explique fort bien,  la notion de responsabilité fuit exactement conçue comme l’était celle de l’impôt avant la période tragique : elle incomba au voisin, mais non à soi même. Justifiant les prétextes par un fait volontairement ou inconsciemment isolé de l’ensemble politique des vingt dernières années, les français tentèrent de se délivrer de la hantise d’une culpabilité possible, en exigeant qu’elle incombe à telle fraction politique combattue depuis vingt ans, ou plus.  C’est dire qu’ils se retrouvèrent dans le désastre, identiques à ce qu’ils étaient avant : des participants convaincus de l’excellence de leurs préjugés idéologiques ou religieux, incapables de se délivrer d’habitudes qui avaient, pendant si longtemps constitué leur unique raison d’être, encore et toujours, des Français actuels.

Car ce que, sans doute l’Histoire de cette période, si elle sait et peut-être sincère enregistrera, c’est que leur unique principe d’union à un sol, au climat, au passé, à l’œuvre antérieure fuit constitué par un égal amour de la division. Il existait en effet, une France, mais elle était habitée par une infinité de positions, plus doctrinales les unes que les autres, chacune se voulant à ce point dogmatique qu’elle sous entendait l’exclusion radicale des autres points de vue. , exclusion réciproque qu’empêcha seule, une volonté totalement velléitaire.  A force de diviser l’opinion, en favorisant une infinie liberté d’expression, le régime en était arrivé à rendre improbable la suprématie d’un point de vue particulier. L’édifice tenait encore debout grâce à cette constante conjonction d’impuissances, chaque pierre étant disjointe, mais tenant à la voisine et la soutenant, bien malgré elle. L’édifice tenait, au moins en apparence, mais il était de la première nécessité de n’opérer aucune poussée de l’extérieur sur l’ensemble car le ciment pour associer entre elles les pierres faisait défaut. Ce fut la cause initiale de notre tragédie.

Si la force d’un peuple se mesure à l’ampleur qu’il apporte à la création d’un rêve, de quel regard  terrible ne pouvons nous envisager ce destin d’un peuple incapable d’enfanter et qui se soulage et se venge de son impuissance en constituant des contrefaçons de sa propre grandeur et de sa propre idée. Les Français ont retrouvé dans la défaite la dimension qu’ils possédaient avant leur débâcle : muets pour le rêve, ils sont demeurés féconds pour la négation. Ils se sont servis de ce pouvoir pour nier leur défaite, en l’attribuant à une cause dont ils étaient absents. Il eut fallu, en vérité, une puissance de générosité dont ils étaient absolument dépourvus, pour englober en une seule vision, la juxtaposition  des points de vue  adoptés avant guerre et déclarer l’ensemble responsable – de sa division même !- Il eut fallu cette qualité du cœur et de l’esprit dont ils étaient dépourvus et c’est cette qualité même qui les aurait conduits à la reconnaissance courageuse, d’une défection due à l’ensemble et non à l’une des parties du tout ; celle dont , précisément on se déclare absent.

L’absence de vie commune antérieure au moment de l’épreuve sentie, comprise ou mieux encore, pensée devait conduire fatalement à l’aigreur qui voulut que la défaite ne soit attribuée qu’au groupe, ou sous groupe dont on avait senti l’animosité auparavant. La France, heureusement occupée, vit ce spectacle qui, sans l’occupation aurait dégénéré en guerre intestine violente : à la guerre nationale succéda une guerre larvaire, chacun cherchant à esquiver la responsabilité d’un désastre et en chargeant l’épaule la plus voisine. Les ouvriers accusèrent les patrons  ou   comme leur langage symbolique l’exprime : « les gros » et les patrons, pareils à ces professeurs ratés incriminant l’indiscipline de leurs élèves lorsque leurs cours  sont chahutés, les patrons désignèrent comme responsables d’un tel état, la neutralité ouvrière.

A vari dire, la cause d’une défaite militaire est immédiatement militaire et découle généralement d’une insuffisance tactique dont les responsables sont les responsables.

Là encore, à une déficience lamentable, les généraux préférèrent opposer un état d’esprit, et accablèrent uen forme d’enseignement estimée sans discipline, comme si le fait de marcher exactement au pas et d’observer rigoureusement la consigne des marques extérieures de respect rendait légitime l’insuffisance du matériel et l’absence d’aviation, et excusait l’impréparation technique des cadres supérieurs incapables de manier les unités créés par la stratégie moderne s’appuyant sur l’industrie.

Certes, les militaires ne manqueront jamais de s’extasier sur les rigueurs disciplinaires et les marques de respect conservés par l’armée  victorieuse. Il est exact qu’elle les possède encore, mais elle possédait aussi le reste que les bons esprits considèrent comme l’essentielle cause de la victoire , c'est-à-dire une intelligence tactique de premier ordre, une imagination guerrière enfantant des créations, des formes nouvelles de combat, au lieu de copier servilement celles du passé, aboli par les inventions récentes ; ceci lié à des réalisations industrielles, incorporées en état de manœuvre comme elles avaient été incorporées dans la masse sociale afin de porter l’état national à son plus haut degré de résistance, et par là, d’efficacité offensive.

La comparaison entre les deux peuples va toujours dans le sens que les événements ont choisi et l’on peut dire que si la volonté de vaincre existait et si elle se manifesta dans la réalité qui nous vit vaincus, c’est qu’elle avait été logiquement conçue alors que nous accumulions en nous les chances de notre défaite. Il a fallu cette guerre – espérons le encore – pour révéler au plus grand nombre que la plus grande loi de la vie est la volonté et qu’il est indigent de se prétendre apte à un rôle quelconque dans l’existence lorsqu’on se garde de contrôler les réalités dont l’existence est constituée.

Ce n’est pas seulement devant l’esprit d’Hamlet que le grand dilemme se pose, d’être ou de n’être pas, c’est en présence de chaque conflit, et la vie est un ensemble qui les contient tous. Il ne suffit pas d’avoir été ; l’Histoire est une morte grandiose dont les pages sont autant de dalles funéraires posées sur les belles dates de la vie disparue. Autant que les vivants l désirent, elles ne renaîtront pas pour faire leur tâche. Marbre  elles sont, et, telles elles resteront. Seul le miracle de l’illusion paresseuse peut laisser espérer qu’elles prendront au moment suprême, la place des œuvres vivantes et substitueront leur virilité éteinte à la défaillance des virilités nécessaires. Un tel espoir suppose une masse de lâcheté sans la conscience de qui le profère. Les ombres ont droit au repos où leur vie leur a permis d’accéder. Mortes, elles ne sont des soutiens que dans la mesure où elles demeurent des exemples. Encore faut-il se mettre, soi même, dans l’état d’esprit qui rend la leçon profitable, car si le Passé guide la vie, ce n’est pas avec l’intention d’obtenir qu’il se perpétue. « La vie se gonfle de son antérieur » dit à peu près Bergson ; ce n’est pas pour se répéter, mais bien pour être encore dans des formes nouvelles. Mais exister suppose une notion de l’existence, si nous écartons de la conception virile de ce terme la simple et morne passivité. Je crois qu’il eût été dangereux de demander, en septembre 1939 à quelle forme d’existence ou d’acte de volonté consciente désirait se rattacher chaque Français.

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