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19 octobre 2011 3 19 /10 /octobre /2011 13:56

Pour tenter d’imaginer la prise de contact du conférencier, bel homme et charmeur selon les témoins, reprenons ces quelques lignes introductives à l’une de ses conférences sur la tragédie retrouvée dans ses archives , nous somme plongés au cœur de la démarche du fondateur de l’Ilôt face à un véritable défi de l’homme seul, devant donner vie, à la fois aux plus grands poète mais aussi aux plus grands dramaturges qu’il s’est proposé de mettre en scène :

 Introduction au Cycle sur « La destinée Humaine » sur Shakespeare et l’évolution de l’Humanité.  A Lyon en 1933

Au programme une conférence sur la signification de Macbeth dans l’Histoire, la Poésie et la Pensée suivie d’une lecture dramatique de Macbeth tragédie de Shakespeare.

« Il en est des conférences comme de la poésie : il y a celles qui sont pures… et par là même existent celles qui sont impures. Je vais vous demander la permission de ranger la démonstration que je suis appelé à faire devant vous dans la catégorie des conférences impures…

Voici pourquoi :

Parler de Shakespeare est une bonne chose – tenter de faire revivre la forme de son admirable lyrisme me paraît plus excellent encore. Or je voudrais pouvoir ce soir vous faire sentir ce qu’est le lyrisme shakespearien, ce qu’il contient, ce qu’il anime.

Pour essayer d’obtenir un si beau résultat, je vais joindre à la conférence pure ce que nous appelons une lecture dramatique, c'est-à-dire que j’interpréterai les plus belles scènes de Macbeth.

Mais je suis seul, et la représentation-même partielle de l’œuvre nécessite une interprétation nombreuse…

Aussi, n’est ce pas une représentation telle que nous l’imaginons ordinairement que je vais vous donner. Ceci n’est pas un spectacle, mais une lecture dramatique, c’est à dire la transmission de la tragédie par un seul interprète. Je vais donc seul, figurer toute l’action… j’entends l’action intérieure, car, bien entendu tout ce qui est costumes, décors, grimage est supprimé. La lecture dramatique, c’est un peu du théâtre par la T.S.F avec cette différence que vous verrez un interprète alors que par TSF vous n’en verriez aucun.

Ce système exige un effort son seulement de la part de l’interprète, mais aussi de l’auditeur. Toute l’attention est concentrée sur la vie profonde de l’œuvre. C’est au tragique de l’esprit et de l’âme que nous devons vous intéresser… vous le voyez, c’est à un instant de théâtre pur que je vous convie… et si j’osais dire ma pensée entière, j’ajouterais : c’est à quelques instants d’art pur que je convie votre pensée la plus méditative.

Je souhaite que vous ne me gardiez pas rancune de vous avoir ainsi attiré dans une sorte de petit guet apens.

J’entends l’objection : mais Racine, mais Corneille… L’admiration que je voue à Racine est assez grande pour me permettre de dire que ses œuvres appartiennent à l’ordre intellectuel le plus haut, le plus esthétiquement pur, mais elles n’en sont pas pour cela religieuses. Quant à Corneille…. Les héros cornéliens ne sont pas assez profondément troublés pour que le sentiment religieux ait prise sur eux.

Au moment même de leur grande incertitude, la victoire du certain est tellement apparente, on sent tellement que l’hésitation affichée –même dans Polyeucte – n’est là que parce que les nécessités rythmiques de l’éloquence l’exigent, que la vie religieuse, qui est avant tout une inquiétude, n’est pas représentée – même dans Polyeucte. Les personnages dominés par cette inquiétude ne commencent par dire : «  déclamons, nous méditerons après », il laisse apparaître les inquiétudes de la nature humaine placée en face de l’absolu. Au XVIIè siècle, parmi les écrivains, seul  Pascal est tourmenté par cette passion de l’infini qui le fascine et qui au théâtre, trouve son expression dans Shakespeare, dans Goethe, dans Ibsen, Tolstoï, Tchékhov et d’Annunzio, partout où vit le sentiment d’une inquiétude métaphysique, sociale ou esthétique.

Notre esprit lucide s’est appliqué à suivre l’humain dans se manifestations psychologiques les plus profondes… ne nous en plaignons pas ! Et nous sommes assez riches pour admettre que notre esprit, ami du positif et du clair, éprouve quelques difficultés à se libérer des conditions les plus immédiatement terrestres et à soumettre sa conception de l’homme aux influences que la raison exclut…. Pour la simple raison qu’elle ne les comprend pas ».

 Je reviendrai à présent sur deux manifestes de l’Ilôt, l’un de 1932 intitulé « Inquiétudes » et un second de 1934 intitulé « Raisons d’agir. Pour nos amis ».Il me semble qu’il y a là matière à réflexion sur l’idée de civilisation et une certaine définition de l’Art telles que les concevait Maxime Nemo. On ne pourra en effet être surpris de le voir « arracher à l’Art le masque sous lequel on mutile son symbole essentiel, pour demander à son esprit, à sa méthode une définition de l’humain, puisqu’il semble bien que ce soit elle qui manque le plus »

Il n’hésite pas à confronter l’Amérique où « le principe industriel est égal à Dieu » et  « l’Europe heureuse » d’un François Delaisi où vit encore dans l’esprit des masses et dans une fraction importante des forces intellectuelles « le souci des libérations individuelles obtenues par l’éducation des meilleurs instincts moraux de l’homme » Il cite pour appuyer sa démonstration  des esprits réfléchis comme Georges Duhamel, Sherwood Anderson, Sinclair Lewis, Malraux ou Claudel et n’hésite pas à montrer du doigt ceux qui « broient cette structure idéale qu’est l’Harmonie, par la pression terriblement sensible des « divinités » contemporaines. Entre leur ambition et ce sens de l’harmonie, l’amalgame est impossible.

Il nous propose alors sa définition de l’art moderne qui est « l’expression, quelque fois heureuse d’un individu qu’il résume ; il ne peut plus être ce qu’il fut, parfois : le rêve d’une collectivité, de l’unité d’âme de cette collectivité. Il faut donc s’enfermer dans son individualisme quand on a la certitude qu’il est le suprême refuge. Est-il besoin de préciser que cet individualisme de « clerc », ayant l’harmonie pour base est comme but, n’a rien d’anarchique ». Cette réponse directe au manifeste de Julien Benda sur la Trahison des clercs parue en  1927 (soit quelques années auparavant) doit nous remettre en mémoire le préambule à cette première édition

« Tolstoï conte qu’étant officier et voyant, lors d’une marche, un de ses collègues frapper un homme qui s’écartait du rang, il lui dit : « N’êtes-vous pas honteux de traiter ainsi un de vos semblables ? Vous n’avez donc pas lu l’Évangile ? » A quoi l’autre répondit : « Vous n’avez donc pas lu les règlements militaires ? »

Cette réponse est celle que s’attirera toujours le spirituel qui veut régir le temporel. Elle me paraît fort sage. Ceux qui conduisent les hommes à la conquête des choses n’ont que faire de la justice et de la charité.

Toutefois il me semble important qu’il existe des hommes, même si on les bafoue, qui convient leurs semblables à d’autres religions qu’à celle du temporel. Or, ceux qui avaient la charge de ce rôle, et que j’appelle les clercs, non seulement ne le tiennent plus, mais tiennent le rôle contraire. La plupart des moralistes écoutés en Europe depuis cinquante ans, singulièrement les gens de lettres en France, invitent les hommes à se moquer de l’Evangile et à lire les règlements militaires.

Ce nouvel enseignement me semble d’autant plus grave qu’il s’adresse à une humanité qui, de son propre chef, se pose aujourd’hui dans le temporel avec une décision inconnue jusqu’à ce jour. C’est ce que je commencerai par montrer ».

Nemo a commenté cet ouvrage de Benda à maintes reprises dans des articles pour la revue « Monde »  et dans son « Journal » et ce, dès le 15 septembre 1928
« Les moralistes "purs" qui soutiennent des thèses semblables à celles de Julien Benda dans la "Trahison des clercs"   répètent sans cesse la parole que Nietzsche adressait aux poètes: "Poète éloigne toi de la place publique" voulant ainsi indiquer que le pouvoir de la perfection réside au plan individuel et que l'individu qui a atteint la perfection ou s'en est rapproché doit ou au moins dédaigner le collectif. Pourtant, cela est inique et c'est n'avoir de son humanité qu'une notion bien imparfaite que de s'en (..........) ; satisfait si ce qui l’entoure est corrompu. Cette perfection là ne serait-elle pas plutôt  le résultat du vilain défaut qu'est le contentement de soi même.
Non ! Rien n'est achevé pour l'homme tant que l'ensemble des conditions sociales et humaines n'a pas atteint le cercle qu'il se propose d'atteindre lui même et cette abstention ne doit être que la conséquence d'une certaine (.......) de coeur ou d'esprit - et peut-être - et sans doute les deux à la fois.
Peut-on nier que le collectif soit susceptible d'évoluer  vers un peu moins d'égoïsme? Je ne pense pas. Dès lors le devoir le plus impérieux de celui qui croit avoir trouvé la vérité n'est-il plus d'en faire part au prochain de doucement tenter de le persuader ? Benda reconnaît que les mœurs se sont adoucies. Mais alors ? Ce fut bien sous l'empire des influences morales que l'évolution s'est faite. Et une fois que le progrès a été marqué, c'est une lâcheté d'abandonner l'homme à ce qu'il y a de pervers en lui 
».

Si Maxime Nemo l’autodidacte refuse le titre de « clerc » il ne réfute pas celui d’ « Homme de Lettres » comme l’atteste son inscription dans l’Annuaire Général des lettres qui mentionne : NEMO Maxime- LE MONTAIGUET, par Meyreuil * (Bouches-du-Rhône) Né le 4 juillet 1888 - OEUVRES. —Le Dieu sous le tunnel(1927);Julot, gosse de rêve (1930). —En préparation : Destin d'un seul et Navire Immensité. Fondateur de « l'Ilôt », centre de vie intellectuelle. Nombreuses conférences Lectures dramatiques organisées depuis 1920 dans toute la France  sur Emile Verhaeren, Walt Whitman, Jules Romains, Shakespeare Ibsen, Gogol, Sophocle, la Tétralogie de Richard Wagner, Bernard Shaw, etc. Enquête entreprise sur l'esprit de civilisation  en 1932.

*Nemo louait à la famille Rougier des dépendances du Château Simone à Meyreuil, domaine viticole de renom et c’est du Montaiguet que sont postés nombre de courriers, jusqu’à sa séparation avec sa première femme Antoinette Baugey née Pègues en 1935.

S’il n’apparaît pas dans « la République des Lettres » il va côtoyer à un titre ou à un autre dans les années 30 à 50 tout ce que la littérature compte de prix littéraires et de responsables de revues Henri Barbusse (1) (Monde)  Fernand Divoire (2) (L’Intransigeant)  Marcel Martinet (3) (L’Humanité) JR Bloch (4) (Europe) mais aussi de personnalités incontournables comme Adrienne Monnier (5) et on verra que c’est autour de la Société Jean Jacques Rousseau que Nemo prendra toute sa dimension. On peut dire qu’il se tient en marge de la NRF de Copeau et de Gide comme l’a fait Adrienne Monnier, même s’il a lu tous les articles de fond depuis 1900 et qu’il les a, selon son habitude , annotés ou commentés(cf. Annexes)

(1)   Henri Barbusse l’auteur du feu et animateur de la revue « Monde » avec Augustin Habaru ouvrira ses colonnes littéraires à Nemo en 1928-1929 mais on lira aussi avec intérêt la réponse qu’il donne à l’Enquête sur la Littérature prolétarienne ainsi que sa nouvelle « Foule »

(2)   Fernand Divoire ami de Louise Lara fera partie de « l’Ilôt » comme collaborateur même s’il reste avant tout le rédacteur de l’Intransigeant et fera des comptes rendus à plusieurs reprises des conférences de Nemo à travers la France.  

(3)   Marcel Martinet rencontré fortuitement en marge des Editions Rieder dont il est le Directeur Littéraire restera lié à Nemo comme l’atteste sa lettre de février 1923 Un Colloque Martinet s’est tenu à Dijon en 1981 et a fait l’objet d’une belle publication avec les témoins et amis  aux Editions Plein Chant.

(4)   Jean Richard Bloch qui traverse toute c premier quart de siècle accompagnera Nemo et l’introduira dans le cercle fermé des lettres françaises chez Rieder et jusqu’à 1947.

(5) Adrienne Monnier et l’esprit moderne. Une autre figure importante de « l’esprit moderne » en France est admirablement évoquée dans la contribution de Sophie Robert qui revient sur les rapports de celle-ci avec la NRf. Il s’agit d’Adrienne Monnier, grande lectrice, en particulier admiratrice du symbolisme et surtout amoureuse des livres, qui rêve de travailler au Mercure de France, et ouvre en 1915 sa propre librairie au 7, rue de l’Odéon à Paris, rebaptisée en 1918 « La maison des Amis des Livres ». En effet, regrettant l’augmentation des prix des livres à partir de 1914 et la difficulté de lire les livres « modernes » dans les bibliothèques et cabinets de lecture, elle ouvre une librairie qui fait aussi office de cabinet de lecture, voué à réunir, non tant des clients que des « amis », que l’amour commun des livres rapproche. Tout en souhaitant toucher un public assez large, elle décide de se spécialiser dans « la littérature « moderne ». Elle diffuse des auteurs comme Apollinaire, Lautréamont ou Jarry, ou encore les surréalistes, mais avec certaines réticences au sujet de leur attitude à l’égard de Gide ou Claudel, qu’elle vénère. Ses rapports avec la NRf sont très ambigus, faits de proximité intellectuelle et géographique, mais de méfiance aussi, voire de rivalité, qui tourne même à l’affrontement direct au moment de la renaissance de la NRf en 1953, lorsqu’Adrienne Monnier écrit dans le numéro 1 des Lettres Nouvelles, à propos de la NRf : « Le mot de Péguy revient une fois de plus à l’esprit : que tout commence par une mystique et finit par une politique. » Sophie Robert démontre donc la déception de la figure de l’esprit moderne qu’est Adrienne Monnier à l’égard de la NRf, la revue qui pour celle-ci n’a en quelque sorte pas tenu sa promesse initiale et qui fait revenir la fondatrice de la Maison des Amis des Livres vers le Mercure de France qu’elle admirait depuis l’enfance.

Voici comment dans son inédit autobiographique « Pour se perdre » il se définit lui-même  à cette époque:

Et maintenant que croyez-vous de moi ? Vous croyez me connaître et vous ne me connaissez-pas. Si je vous donnais ma carte de visite, vous liriez au dessus de mon nom cette définition de mon état social : Homme de Lettres. Il n’y a rien qui me fasse tant rire, mais les hommes sont si bêtes qu’il faut bien se moquer d’eux. « Homme de Lettres » cela fait bien. Cela suppose un train de vie, un appartement plus ou moins exotique à Paris et des maîtresses parfumées, des maîtresses dont on change à chaque lecture comme si elles n’étaient toutes, que la conclusion ou la préface du livre qu’on va ouvrir. Or je n’ai pas de maîtresse et ne désire pas en avoir. Peut-être saurez-vous pourquoi ? Je suis homme de lettres. « Rodrigue qui l’eut cru ? » C'est-à-dire un monsieur perverti par la littérature et la manière de s’en servir. Déjà, vous me voyez dans un roman, en jeune premier naturellement. J’ai des attitudes penchées – on croit quand on est homme de lettres que toujours le cliché pour l’Illustration dans la première page des Annales est braqué sur vous. Je confesse à des ingénus quinquagénaires mes angoisses cardiaques, bref, on sent toujours quand j’apparais la fraîcheur du saule pleureur préoccupé de ses larmes. Ou bien encore, façon moderne, dernier cri en ce qui se fait de mieux chez…… inutile de vous dire ces noms, j’ai besoin des éditeurs !...Ou bien encore vous me voyez avec une encolure de boxeur et une élégance de toréador. J’ai cet air de l’homme qui ne pense pas, qui ne veut pas savoir penser. On s’est appliqué à modifier ses muscles jusqu’à obtenir cette in expression massive qui fait dire d’une tête destinée aux coups de poings :

-        « Bon Dieu ! Quelle brute !... »

Non je n’aime pas les toréadors ni le culte de Mithra – je trouve cela tout simplement idiot. On ne voit pas au Bois accompagné de deux lévriers blancs comme il paraît  qu’on y voyait Barrès suivi de ses satellites ; la force physique ne m’enthousiasme que dans une certaine limite et je suis incapable de vous redire tous les mots anglais que ces messieurs savent par cœur et qu’ils déversent de ce cœur dans la littérature comme on renverse la corbeille à papiers dans la boîte aux (……..)

Je suis comme vous et moi, je m’habille au  L…….. et surtout avec de la confection, je ne connais pas les restaurants à la mode, mais j’ai des souvenirs de guinguettes, de palourdes rôties de vins jeunes et savoureux et de larges couchers de soleil sur les eaux éblouies de la Bidassoa.

On remerciera Maria Chiara Gnocchi de l’Université de Bologne de s’être penchée sur : « La revue Europe & les « Prosateurs Français Contemporains » de Rieder (1923-1938) Elle met en évidence le rôle éminent de cette revue alors éditée par les Editions Rieder : « L’histoire de la naissance d’Europe est aujourd’hui bien connue. Si à Romain Rolland revient le rôle de guide spirituel, de « chef de chœur » de l’aventure, Albert Crémieux, Jean-Richard Bloch, Léon Bazalgette, René Arcos et Paul Colin, supportés entre autres par Georges Duhamel, Luc Durtain, Charles Vildrac et Georges Chennevière, s’appliquent à transformer son vœu d’une nouvelle revue pacifiste et internationaliste dans une réalité factuelle. À la recherche d’un financement pour le lancement du périodique, Paul Colin et René Arcos, ses premiers rédacteurs en chef, finissent par se tourner vers les éditions Rieder, auxquelles tous les intellectuels cités sont directement ou indirectement liés ».

Bien des points de convergence ne pouvaient que lier Marcel  Martinet (le nouveau directeur littéraire des Editions Rieder et qui succédera à JR Bloch en 1927) à Maxime Nemo et l’on pourrait facilement imaginer le dialogue qui s’est établi entre les deux hommes comme l’évoque la lettre suivante :

 Le Montaiguet par Meyreuil(  Bdu R).    Ce 10 mars  1923

Mon cher Martinet,

Je pense souvent à notre si cordial entretien de l’autre jour. Je vous prie de croire que je ne pensais pas du tout que vous étiez le directeur littéraire de chez Rieder, mais j’éprouvais une grande joie à causer avec vous. Je ne vous connaissais pas ou si peu !

Voulez-vous que nous continuions à nous connaître ?

L’appareil administratif qui nous entourait n’était pas même hostile à l’intimité de l’entretien.

Que voulez-vous, je suis de l’autre génération. Car j’ai gardé le goût de ces causeries qui ne conduisent à rien qu’à se mieux connaître, non pas toujours grâce à ce qu’on dit, mais à ce que le silence indique parfois.

Vous allez partir pour vous soigner un peu ; laissez-moi vous dire que je serais heureux d’avoir de vos nouvelles. Ecrivez-moi quand vous le pouvez !

Je suis resté ici, heureux de retrouver les miens ; mais il faut déjà repartir, c’est ma vie et je ne me plains pas de ses obligations puisqu’elles me conduisent à la tâche que j’ai voulue.

Je vous envoie ainsi que pour tous les vôtres, l’expression de ma vive sympathie et ma femme y joint son souvenir pour Madame Martinet et pour vous.

Affectueusement vôtre.

NEMO

Il y a d’abord leur admiration commune pour la poésie de Walt Whitman que l’un célébrera dans un article dans l’Humanité du 13 juillet 1922 et l’autre nous l’avons vu dans des conférences lectures poétiques de « l’Ilôt », il a aussi leur cheminement à l’écart des grandes orientations du dadaïsme et du surréalisme, plus influencés par les Symbolistes et  « des inflexions tendres d’un alexandrin élégiaque de Samain », leurs communes amitiés en terres bourguignonnes autour du milieu enseignant. Il y a aussi leur passion commune pour l’Allemagne que rappelle  justement Eric Stüdeman : « Socialiste convaincu, Martinet doit combattre ce nationalisme  « destructif » qui, dirigé contre les intérêts du mouvement ouvrier français et allemand, est bien souvent accepté voire fêté dans ces deux pays. Son engagement littéraire et politique envers une solidarité prolétarienne entre la France et l’Allemagne et contre la « haine impérialiste » entre ces deux pays, constitue un premier rapport de Martinet avec l’Allemagne. On verra que dans son roman qu’il situe en Allemagne dans les années 20 « Un Dieu sous le Tunnel », Maxime Nemo ouvre la voie à ce dialogue franco-allemand du moins pour les intellectuels et les prolétaires. Il faut mentionner également leur commune admiration pour le roumain Panaït Israti dont Nemo avait célébré le talent dans un article paru dans Alger Etudiants dès 1927 « Ode dansante à Panaït Israti » et que Martinet défendra  comme le rappelle Daniel Lerault « L’un comme l’autre furent sauvés du désespoir par R.Rolland, l’un comme l’autre furent vaincus et solitaires –victimes de la conspiration du silence qui les privera pendant longtemps de leur public populaire – l’un comme l’autre verront leur amitié avec R.Rolland brisée – pour des raisons personnelles et aussi politiques- l’un comme l’autre se réconcilieront avec Rolland, dans un ultime effort de compréhension réciproque, quelques mois seulement avant leur mort – mais l’abcès crevé ne se refermera jamais ».

Rappelons aussi que si Nemo est né en 1888, Martinet était son contemporain puisque né un an auparavant en 1887 mais c’est toute une génération qui a forgé la personnalité de Nemo et dont il sera privé  puisque le poète belge Emile Verhaeren meurt dès  1916,Georges Chenevière disparaît en 1927, Henri Barbusse à Moscou en 1935, Ernest Pérochon en 1942, René Gosse est assassiné en  1943, Marcel Martinet meurt en 1944, Paul Valéry en 1945, JR.Bloch en 1947 et enfin le poète Henri Vendel en 1949,et la liste serait longue… Cette génération des intellectuels d’avant guerre a fait l’objet d’études détaillées qui analysent les courants de pensée et les traumatismes communs.   

Quatre noms vont désormais être très liés à Maxime Nemo et à ses engagements : Jean Richard Bloch, Georges Duhamel, et surtout Charles Vildrac.

Dans de patient travail de reconstitution d’une vie à partir de lambeaux de mémoires défaillantes et d’indices assemblés à partir d’archives éparses, il reste des pans entiers de la vie qui resteront à jamais enfouis pour plusieurs raisons : d’abord parce que son père qui décède en 1908 en Vendée est un homme sans histoire car sans aucune trace écrite autre que son Etat Civil, Albertine Renou sa mère apparaît bien sur une photo des années 20 mais c’est surtout  Georges Albert Baugey qui a pris soin de rédiger la légende de l’enfant prodige en y mentionnant chaque détail pour la presse ,il était avant l’heure son « agent » ou « attaché de presse » et donc il devait conserver les témoignages et correspondances avec les célébrités côtoyées au début du siècle, je pense à ces moments privilégiés que furent les hommages de la reine Victoria, de Clarétie , de Loti et de Déroulède. Tous les hommages et remerciements lui étaient adressés. 

Mais c’est surtout  dès 1935, la séparation de corps d’avec sa première épouse restée à Meyreuil avec ses deux enfants Claude et Christian, qui nous prive des précieuses archives familiales. On sait que Nemo réclame après 1935 les livres de sa bibliothèque par l’intermédiaire d’un  Avocat .Sans doute se sont perdues des lettres précieuses avec Paul Valéry, Jules Romains, Romain Rolland, Louise Lara, Louis Jouvet  et tant d’autres de 1900 à 1930 Les Experts en livres anciens qui auraient pu voir passer une succession Baugey-Nemo à Aix ou à Marseille n’ont pas souvenir d’avoir vu passer des fragments de  bibliothèque ou des autographes ayant appartenu au couple Baugey-Nemo .  Car n’oublions pas que notre audidacte a quitté l’école à 8 ans en 1896 et que le mystère demeure sur sa découverte du répertoire poétique, théâtral. Que lisait l’enfant Nemo  entre deux soirées au casino d’Arcachon ou de Cimiez ? Il en sera de même pour traquer l’apparition de Rousseau dans sa vie, à quel moment s’est produite la rencontre décisive qui allait donner naissance en 1947 à la Société JJ Rousseau de Montmorency ?

Mais revenons à l’entre deux guerres et plus particulièrement aux  années Trente sur lesquelles se sont penchés nombre d’historiens comme Pascal Ory, Eugen Weber, Pierre Frédéric Charpentier  et Michel Corvin pour l’histoire du théâtre, sans oublier les très nombreuses Associations qui conservent et promeuvent les œuvres de Barbusse, Bloch, Romain Rolland, Vildrac, Mauriac, Duhamel, Gide, Gosse...   

De Barbusse chacun se souvient de son grand œuvre le Feu, prix Goncourt 1916 qui transforma un mythe glorieux et fatal en un événement horrible et stupide…mais on connaît moins sa formation auprès de Mallarmé qui lui enseigna l’anglais et Bergson la philosophie.  On sait le rôle qu’il joua comme directeur littéraire à L’Humanité en 1926 et ensuite dans la création de deux revues phares Clarté puis Monde  en marge du parti communiste auquel il adhéra en 1923 avant de mourir de pneumonie en URSS en 1935. L'hebdomadaire Monde (9 juin 1928 -octobre 1935) a été créé et dirigé par Henri Barbusse mais n'a pas survécu à la mort de son directeur puisqu'il disparaît deux mois après lui. C’est évidemment de cette période 1923 à 1935 que date l’envoi  du Dieu sous le Tunnel de 1927 puis de Julot gosse de rêve de 1930 dédicacé à Barbusse, mais c’est aussi le début d’une collaboration par des articles. Ainsi le 6 Octobre 1928  Maxime NEMO  répond à une Enquête de « Monde »sur la littérature prolétarienne - Qu'est-ce que le prolétariat ? Presque tous les hommes, et ils sont variés. Parmi les auteurs cités relevons, Villon, Shakespeare, Michel Ange, Racine, Velasquez, Rousseau, Vigny, Goethe, Renan, Marc Aurèle. L'artiste y résume l'humain, et tout ce qui est humain doit devenir le bien du prolétariat. Le  23 février 1929 nous retrouvons sous la plume de Maxime NEMO dans la chronique de Monde « Hommes de ce temps » un article intitulé Jean Guéhenno contre Robert Garric.(cf.Annexe)  Il convient ici de faire une parenthèse sur ces deux esprits qui devaient inévitablement rejoindre les perspectives et préoccupations du fondateur de « l’Ilôt », Je veux parler de Jean Guéhenno et du catholique social  Robert Garric * qui fonda les équipes sociales créées au début de la 1ère Guerre mondiale lesquelles demeurent dans la tradition du patronage et visent la sécularisation de l'action sociale mais fut aussi, très lié au Père Teilhard de Chardin dont on relira la correspondance dans les années 48 avec M.Nemo .

On peut relire avec profit cet appel de Garric  qui n’est pas sans faire penser aux Appels de l’Ilôt de 1932 et 1934 avec la différence que l’appel à la jeunesse chez Nemo est plus en direction des Lycéens et Etudiants et rarement en direction de la classe ouvrière proprement dite.

Robert Garric fonde les équipes sociales, mouvement qui, à travers la constitution d'une élite sociale, se donne pour mission de former la population ouvrière et de communiquer dans la confraternité des classes sociales dépassées les enseignements nécessaires à tout hommes social.

Devant un parterre de ces héritiers des saint simoniens, qu'ils appartiennent à Polytechnique, centrale ou Normale, Robert Garric précise les conditions de fonctionnement et d'enseignement des cercles d'étude qu'il s'agit de promouvoir :

" Que leur dirions-nous ? Qu'il y avait un devoir pour nous catholiques, si nous voulions être conséquents avec nos principes de charité; de gratuité, à remplir un rôle social, à aller précisément vers ceux qui manquaient le plus de cette culture que nous avions eu le privilège d'acquérir, à aller vers tous indistinctement, aussi bien vers ceux qui étaient le plus loin de nos croyances que vers ceux qui la partageaient. Catholiques et puisant dans notre foi notre principe d'action, nous devions, à l'heure où nous gagnions le large, affirmer très fortement cet amour des âmes et ce respect des consciences qui, seuls, devaient nous ouvrir le cœur. Nous retrouverions nous-mêmes dans cette grande amitié, dans ce partage et cet échange de vies si différentes, une telle humanité, une telle source de fraîcheur que nos pensées et nos travaux mêmes en seraient vivifiés.... Le bienfait de l'échange survivrait à la guerre, et vaudrait pour une autre génération.

Qu'enseignerions-nous ? Ce que nous saurions, ce que nos amis auraient besoin d'apprendre. Quelques notions des méthodes, et surtout cette formation générale sans laquelle le meilleur technicien est incomplet. Que leur demanderions-nous ? Cette expérience, ces dures leçons données par la vie aux jeunes travailleurs, qui remettraient du concret et du précis dans nos pensées et dans nos cœurs ». Extrait des « Les Chantiers de la Paix Sociale » (1900-1940) Yves Cohen & Rémi Baudouï  (ENS Editions Fontenay Saint Cloud)

Si Romain Rolland fut soupçonné d'exalter l'Orient et d'effrayer inutilement l'Occident. L'orient représente ici plutôt l'Inde colonisée.  On observe le même fonctionnement conceptuel chez M. NEMO, en 1929, dans l'évocation suivante :

" Nous rejoignons le violent conflit qui lance l'homme de demain contre l'homme d'hier, et par dessus des mondes abolis, les civilisations écroulées, le jeune Occident contre le vieil Orient, la volonté d'être contre la résignation à une hypothétique existence surnaturelle"

On voit que le vieil Orient est utilisé comme synonyme de l'homme d'hier et de "la résignation à une hypothétique existence surnaturelle", contre quoi "l'homme de demain" doit lutter en absence d'autres références à l'Asie dans cet article, nous ne pouvons savoir avec précision la place de l'Orient dans le concept révolutionnaire de l'auteur qui laisse cependant supposer que l'avenir révolutionnaire appartient à l'Occident.

* Robert GARRIC les équipes sociales, Paris  1929

L’équipe de Danielle Bonnaud-Lamotte du CNRS-Inalf est revenue sur cette période et note : « on reporte trop souvent sur les deux décennies précédant la tragédie de 1939-45, le reflet lugubre de la guerre froide. Ainsi se trouve occultée une époque qui - outre l'intense ébullition des futuristes, dadaïstes, surréalistes- connut la fièvre littéraire et artistique des milieux gravitant autour de la IIIè Internationale, plus particulièrement en France.

Milieux sans cesse enrichis d'émigrés d'Europe Centrale fuyant les dictatures. Affluaient aussi des Soviétiques en difficultés avec leur gouvernement jusqu'à une exclusion réactive leur errance, tel Victor Serge, réduits à la misère et convergeant vers "la capitale des libertés, tel Mickaël Gold.

Tous rêvaient d'un monde nouveau, croyaient en sa création, fondée sur l'éveil des masses. Eveil dont les écrivains, peintres, cinéastes, bref ce que l'on désignait alors par "intellectuels" se voulaient selon l’expression de Jean Pérus « les Princes Charmants ». Nous l’avons vu avec le groupe « Art et Action » de Louise Lara  mais aussi dans une certaine mesure dans le projet de « l’Ilôt » cette préoccupation obsède l‘entre deux guerre que ce soit en direction des élites  ou du prolétariat.

Voici comment dans son texte « Pour se perdre » il analyse parfois avec des réminiscences de  Germinal, sa découverte du prolétariat sur un banc de 2è classe après une journée de labeur. Ce texte aborde parfaitement la découverte du monde ouvrier par l’intellectuel qu’il représente et de la promiscuité du départ en vient à une notion de communauté humaine et sans doute à sa définition d’un humanisme qu’il développera plus tard dans ses essais en forme de trilogie sur la synthèse de la fonction humaine.

 «  Donc, il ne fallait pas créer une évolution mentale sans s’être assuré les moyens de libérer entièrement l’homme de ses esclavages et sociaux et oraux. Je sais, je sais « on ne savait pas ». C’est comme lorsqu’on prend la plume – c’est elle qui marche et qui entraine. La générosité nous a joué ce vilain tour. Le constater n’est une excuse qu’à la condition de comprendre les causes diverses de sa constatation ! Mais le fait est là et toute son immensité douloureuse subsiste : nous vivons sans nous connaître.

Je peux m’asseoir à côté des ouvriers en P.O avec un cœur plein d’effusions car ils sont dans ce monde, le noble monde du travail. Bien vite une vipère passera entre nous, nous faisant faire un mouvement de recul réciproque. Et je resterai dans mon coin et leur nombre occupera la banquette et ils ne jetteront vers moi qu’un coup d’œil antipathique car je suis l’ennemi, puisque le Bourgeois et le Bourgeois puisque l’homme qui ne sent pas mauvais et qui a les ongles propres. Un crachat tombe à terre, voici que mon besoin d’effusion se transforme, voici que monte en moi ce dégoût qui souvent m’isole.

Ce crachat est là – suivi bientôt d’un autre lourd, épais ; et je ne détournerai pas les yeux ! Et comme si vraiment il en émanait des effluves mauvaises, voici que tout se transforme, que le premier pas que j’étais tenté de faire vers ces hommes, je le fais en sens inverse, et je repère cent fois ce mouvement de recul ! L’animosité m’envahit. Hélas ! Elle vient d’un seul coup comme la nuit orientale et elle transforme tout, jusqu’à cette façon de saisir les choses et de les transmettre qu’a le regard.  Le visage de ces hommes change pour moi. L’expression que je lui trouvais disparaît pour faire place à une autre.  Monsieur, un vieux mot nous fera comprendre l’évolution produite : ces visages ne m’apparaissent plus « honnêtes » ; L’animosité est la porte basse de la haine ! Votre philosophie l’enseigne-t-elle ? Sur ces saines gueules de prolétaires que je voyais en arrivant, un masque s’est appliqué. Je n’aime plus leur odeur, leurs vêtements usés, le petit panier dans lequel ils ont emporté le repas de midi, la chemise noire à petits pois blancs que porte celui-ci qui travaille aux réparations des chaudières, derrière l’immense honnêteté du labeur accompli, j’aperçois le taudis, l’homme nu aux  gros souliers qui rentre saoul en cognant les objets, la femme en savates et en jupe grise qui vient de donner un sein aplati à la tuberculose naissante de cet enfant sauvage.

Cela pue la triste misère monsieur, la misère sans grandeur – mais qu’y a-t-il ô homme de lettres ! Une grandeur de la misère ? Et comme j’ai peur de ce qui n’est plus de la santé, je m’éloigne- ah ! que je m’éloigne, monsieur ! Dans ce wagon d’IIe classe, j’imagine les cimes alpestres avec des sources babillantes et la réflexion de leur glace dans la limpide et sombre nuitée d’un beau lac italien. La poussière apportée par ces hommes ou laissée par l’indifférence des employés de salubrité comme cette odeur de crasse humaine ce cambouis laissé par le travail sur ces membres, mes narines rejettent tout cela ! Et j’évoque le parfum d’une amie, femme élégante et jolie qui me tend son mouchoir tout imprégné de Chypre.

Les mauvaises pensées naissent simultanément  des paroles acerbes montrent un moi en grandes définitions abstraites, nues et glaciales et le sentiment qu’il existe non seulement une morale mais une vie pour les esclaves et une autre pour les maîtres se dégage des impressions ressenties. Il pourrait alors éclater une guerre, civile ou nationale, l’homme de lettres resterait dans sa tour d’ivoire et qui sait s’il ne crierait pas : «  Crève, crève sale peuple de la saleté et de la vie ! Sous les coups de souliers ferrés des soldats en service obligatoire, redescend vers ton éternel destin ! On emploie les instruments qu’on a, ce sont tes fils qui trouent la chair de leurs baïonnettes ou de leurs balles. Tu as voulu t’élever vers la conscience et voici que le rire énorme du destin  te renvoie au néant en se servant de la main de ta chair, de cette chair qui n’est pas de la chair, qui n’a pas de pensée et qui n’est qu’un obstacle interposé entre ton orgueil et la puissance des maîtres du jour.

Crève donc, peuple fait pour crever !

Et pourtant !...

Pourtant la haine est bien loin d’être en moi. Ah ! Comme je serai fraternel à cet homme, oui ! a celui qui crache si cela était possible. Et cela l’est – c’est l) qu’est le terrible ! – Je n’ai qu’à desserrer la mâchoire- oui monsieur ! il suffit, à l’homme qui va rouler sa cigarette de lui tendre son paquet de « toutes faites » et de dire d’une voix indifférente : « Une cigarette ? » pour que le paquet de l’homme cesse d’être tripoté pour que la figure change d’aspect, car l’homme aussi tombe du sixième étage, car dans son inconscient aussi, le drame s’est joué, car pour son œil non plus, je n’ai plus le même masque et, fait qu’il accepte avec un confus : « Oh Monsieur… » soit qu’il vous réponde « merci, mais je préfère le foin » la glace est rompue et l’homme qui s’était assis pesamment à tes côtés, tout à l’heure, en se disant « je paie ma place aussi bien que lui ! » instinctivement s’écarte pour moins gêner. 

C’est fini, je suis rentré dans le cercle de leur vie !

Pendant que le train roule, j’apprendrai ce qu’est leur travail, ce qu’on répare dans ces ateliers qui défilent et qu’ils ont un réfectoire chauffé et des appareils à douches mais que l’heure du train les empêchent de jouir de l’eau tiède distribuée.

C’est fini, je ne suis plus un être abstrait, mes vêtements n’ont plus la même coupe, mon élégance n’est plus classée d’après la rhétorique des officiers de propagande et je pourrai, à voix douce, persuasive, leur parler politique, morale, contredire l’article de l’Humanité dont le titre déborde la poche du camarade, ils m’écouteront ; ils n’auront pas de visage hostile, ils seront encore les petits de l’école primaire qui ont (vagabondé) l’idée qu’on leur ouvre une porte derrière (….) tournent de grands soleils des systèmes cosmiques. C’en sera fini de la haine. La haine ?  Qui dit, qui a pensé qu’elle ait existé ? Cet homme me raconte son dernier accident : un jet de vapeur e pleine face ; elle encore tuméfiée !- de larges vautours sont sortis, ont crevé faisant suinter du sang et du pus. L’homme prend à témoin ses camarades. Le médecin de la Compagnie l’a difficilement « reconnu »

Il lui a donné trois jours, puis deux, puis huit en conseillant des lavages et de la désinfection. La main a gonflé menaçant d’absorber l’œil dans son enflure alors l’homme est allé trouver le spécialiste qui a injurié son confrère et a prescrit un vrai traitement et cela a duré vingt sept jours. L’homme vient de revenir à l’atelier tout fier d’être passé au premier plan même au prix de pareilles souffrances.

Moi, je ne pense plus à la littérature, même à la plus voisine de cette souffrance, j’interroge, je suis surpris que l’homme ne soit pas mieux protégé. Je croyais qu’il y avait des syndicats, une force organisée pour permettre aux plus humbles d’être vraiment malade quand il l’est. Cela n’existe pas. La puissance des compagnies est  ineffable.  Le médecin ? Eh oui, il y a le médecin – au régiment aussi par bleu ! Mais il ya les tire aux flancs, la lassitude d’exercer un métier. Sans responsabilité et sans doute les injonctions « d’en haut ». La Compagnie n’est pas une farce hospitalière, la Compagnie a ses actionnaires, son capital, ses frais immenses, sans matériel – matériel, et l’autre, l’homme machine comme je suis son homme qui roule. La Compagnie est quelque chose de très vaste, de très absorbé, de très lourd ; la Compagnie est la Compagnie et c’est bien tout sûr, croyez moi. Quelles sont les relations de ces deux entités : l’Homme et l’Affaire. Elles sont en contact  grâce au fer fourni par l’une et travaillée par l’autre. Et puis c’est fini. L’homme reste un ouvrier que l’autre partie ne voit jamais et la Compagnie est un (pour) l’homme un moyen d’exister, un moyen qui donne vingt ou vingt cinq francs par jour et grâce auquel on vit. Et c’est fini. L’Affaire subsiste, l’homme travaille et meurt. Il aura une retraite, une petite maison et un petit potager, il élèvera trois poules et huit lapins, les rhumatismes engourdiront les membres, il sera veuf un jour ; on le verra tout seul faire son café le matin, aller pêcher et puis soudain – couic ! Un vivant de moins ! A un autre le tour de vivre.

Des hommes, des hommes, des hommes, il n’y a plus cela. Rien au centre des individus, pas une chaleur, pas une lumière centrale ! Rien que des chiffres entre les hommes comme si la mathématique était tout, était Dieu, comme si nous devions naître et vivre pour un chiffre d’affaires ou un salaire quelconque, comme s’il n’y avait pas entre nous communauté d’amour, d’aspiration, de douleur et de joie.

Je vous dis que je suis un de ces hommes comme ils sont en moi. Tel père qui pleure ou rit est un peu moi, telle jeune fille que son père est cet état sentimental qui n’a jamais été assouvi, parce qu’au dessus de nos formes passagères, la grande ombre de l’inquiétude éternelle demeure, parce que je ne sais pas d’où je viens, où je vais ! Et que je ne peux pas ne pas me souvenir de mon ignorance. Et pourtant je suis l’homme, la machine merveilleusement agencée qui réfléchit au moins une parcelle de l’univers. Est-ce qu’il n’y a pas de trait commun entre nous ? »

Mais revenons après Henri Barbusse à Jean Guéhenno l’ami très proche qui sera l’un des premiers à fonder avec Nemo la Société Jean Jacques Rousseau en 1947 et à ce qui l’opposait à Garric. Louis Guilloux n’est pas loin lui non plus qui s’est enthousiasmé pour le livre « Belleville »  de Robert Garric, animateur de la Revue catholique , la Nouvelle revue des jeunes en 1930. Les animateurs de revues se commentent mutuellement comme le montre Sylvie Golvet dans son Chapitre III sur les amitiés intellectuelles et les circuits catholiques de Guilloux. « Les lettres montrent pourtant que les deux hommes ont de l’amitié l’un pour l’autre. Ils refusent tous deux le prosélytisme, religieux ou politique. Guilloux, à qui on demande, en 1928, de fonder un cercle d’études avec des ouvriers à Angers, sollicite Guéhenno et Garric. L’animateur des Équipes sociales répond qu’il partage ses préventions contre les faux cercles d’études dont « toute pensée libre est exclue » et où l’on forme seulement « des orateurs de comités ou de réunions publiques », mais que, « dans le cas contraire, il y a tout à faire » (26 novembre 1928) Guilloux refuse de cautionner le catholicisme officiel dans lequel Garric  agit : il applique sa décision de l’été 1929, de ne donner aucun moyen aux catholiques de l’annexer. Cette liberté d’esprit chez Guilloux est très proche de celle de Maxime Nemo à la même période et les propos pourraient êtres tenus par l’un ou par l’autre : Il écrit à Daniel Halévy qu’il refuse les communistes des années 1920, car ils n’agissent « que sur l’ordre de leur parti » (13 novembre 1926). Un an après, il lui explique ainsi sa différence avec l’auteur de l’Evangile éternel : « Guéhenno demeure, veut demeurer un “homme de parti”, ce que je ne puis absolument pas être. […] Si je suis quelque chose, je suis peut-être un artiste. Cela change le problème. Je ne dis pas que cela le résout, mais cela l’éloigne»(octobre 1927). Proche de la thèse de Benda36, il affirme dans la même lettre : « Je tiens pour de véritables “avances” les articles [sur La Maison du peuple] publiés dans Clarté et L’Humanité, d’une part, et d’autre part, L’Action française. Il faudrait donc que je serve ! Je suis décidé à n’en rien faire. » En 1929, il dit à son père que les socialistes sont « les pires bourgeois du monde » et qu’il n’ira plus « chez eux ni d’ailleurs, chez personne » (fin mai-début juin 1929). Sa position est bien arrêtée. » Les lettres de Nemo à Bloch ont la même tonalité quand il s’agit du Parti. Voilà pourquoi loin des chapelles et partis, Nemo se trouve à la fois au cœur des débats intellectuels de son temps et inclassable dans son projet humaniste, ce qui fera dire aux historiens comme Pascal Ory et JF Sirinelli appellent la nouvelle donne intellectuelle de l’entre deux guerre 1918-1934. On se souviendra de la phrase d’Albert Thibaudet  auteur de « La république des professeurs » : «  C'est Normale et Cie qui mène la France » Entre 1919 et 1939 pendant vingt ans, Nemo sillonne la France de part en part et il les connaît bien ces professeurs et directeurs d’Ecoles Normale, ces Universitaires et Agrégés de l’Université qui l’encensent dans leurs courriers et le remercient pour l’œuvre accomplie, c’est même son plus illustre représentant Edouard Herriot maire de Lyon et Président du Conseil qui acceptera de présider l’Association JJ Rousseau dont Nemo sera son secrétaire Général. Il écrit beaucoup aux uns et aux autres et publie dans les revues mais on aurait du mal à trouver à cette époque des allusions à Charles Maurras ou à l’Action Française dans les écrits de l’auteur du Dieu sous le Tunnel.

 Maxime Nemo semble avoir frôlé le surréalisme mais sans jamais y adhérer ni s’affranchir  de ses contradictions  comme Breton de 1925 à 1930.La revue Clarté établissait pourtant un pont direct mais complexe entre communistes et surréalistes  Aucune de ses conférences sur la poésie n’évoqueront ou n’inscriront à leur programme des auteurs comme Breton, Desnos, Leiris, Peret ou Queneau ni même leurs prédécesseurs Lautréamont, Roussel ou Dada, à l’exception de Rimbaud et Apollinaire. C’est par son amitié avec Annie Lebrun (qui vient d’éclairer d’un jour nouveau les manuscrits de Roussel) qu’il y reviendra  et s’ouvrira à toute la galaxie surréaliste mais beaucoup plus tard dans les années 60. Non, décidément  avant la guerre, ce diable d’homme est plus proche du cercle d’études péguistes qu’animaient Mounier et Garric  tout en étant profondément anticlérical et ce n’est pas seule contradiction du personnage qui dialoguera ensuite avec le jésuite engagé Teilhard de Chardin. Nemo est et restera comme son « petit espace mais libre », indépendant, inclassable et autonome ou pour reprendre l’expression de Pascal Ory dans « les non conformistes ». « Il sont nés de la rencontre d'une génération et d'une crise, mais cette dernière dépasse la seule crise de 1929 et procède plus largement de l'ébranlement consécutif à la Première Guerre mondiale. Démographiquement épargnée par cette guerre, la « génération de 1905 » en a donc gardé une empreinte d'autant plus profonde qu'elle était, en fait, constitutive. Sous une apparente unité, due à cette origine commune, à une convergence sur certains thèmes et à une attitude générale de réaction face à l'ordre intellectuel établi, tous ces mouvements cachaient toutefois une grande diversité et puisaient à plusieurs sources » Jean Touchard essaie de distinguer 4 grands courants :les dissidents du maurassisme, les personnalistes d’Esprit, les spiritualistes d’Ordre Nouveau, et enfin les technocratiques de « Plans » et « Homme nouveau » 

Il eut à la même période une initiative semblable de publications et de conférences sous l’égide de Raymond Durot ex violon solo des concerts Colonne qui créa « les Flambeaux » en 1934 avec pour mission « de magnifier les grandes forces spirituelles de l’humanité. Leur objet est la défense et l’exaltation du patrimoine spirituel de notre chère patrie la France et de notre grande patrie humaine : l’Esprit ! ». C’est Madame Dussane de la Comédie française qui traita en 1934  la Fontaine et récita les fables les plus célèbres ouvrant ainsi le cycle de conférences auxquelles participèrent entre autres, Georges Duhamel, René Benjamin, Pierre Bertin, Emile Bernard, Fernand Gregh et Nadia Boulanger…

J’ai retrouvé quelques numéros des Flambeaux datés de 1943 dans la  bibliothèque de Nemo sur « le Bonheur est-il encore possible ? » par Charles Hertrich professeur de philosophie au Collège Stanislas avec une préface de Maurice Maeterlinck. Nul doute que Nemo a lu et peut-être entendu la conférence sur « le génie de Bergson » par Charles Hertrich et celle de Louis Coulon sur « Dieux et déesses de la Grèce » publiés pendant l’Occupation et qui se trouvent encore aujourd’hui chez des bibliophiles comme pièces rares. En consultant la liste des opuscules parus, on est frappé par la similitude des thèmes traités : De Socrate à Platon, Péguy chantre sublime de Jeanne d’arc, Richard Wagner et le sens prophétique de la Tétralogie, La poésie et Verlaine… autant de penseur et d’écrivains qui étaient inscrits dès 1920 au répertoire de « l’Ilôt ». Alors coïncidence de vues, perspectives communes, plagiat et à qui attribuer la paternité du concept de Lecture-audition très en vogue dans cette période d’avant guerre ?  Il est à signaler que « les Flambeaux » avaient obtenu l’Autorisation de censure N°8.510 en date du 11.11.1943 et que Raymond Durot son fondateur, logeait alors, Hotel Helena, rue A.Bruyas à Montpellier.   

Curieusement et sans doute très fortuitement, les mots « Esprit », « Ordre nouveau » et « Homme nouveau » font intégralement partie du vocabulaire de Maxime Nemo après la deuxième guerre mondiale comme nous allons le voir.

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