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19 octobre 2011 3 19 /10 /octobre /2011 14:12

Chapitre 2 :

ODE DANSANTE A PANAÏT ISRATI  

Panaïki, Panaïki... tu sens bon, sentant le musc et les conifères. Panaïki, Panaïki, tu danses dans une lumière orange et la mer fait autour de ta taille une écharpe bleue. Panaïki, Panaïki, tu es beau comme un petit cheval arabe et ta douceur est celle d'un sucre d'orge, ô cavalier ! bouche pour les petits enfants qui nichent éternellement dans le coeur des hommes, qui sont le meilleur de leur coeur : cette chose qui fond et qui pleure, violente comme une jeune femme en amour et douce comme un amour apaisé, ô toi qui fonds comme du sucre d'orge et qui sucres les lèvres !

Parfum de rose et de sueurs turques, vendeur de salepgdi toi qui marches sur terre sans avoir de route devant les yeux afin de n'avoir pas de but sur cette terre, toi qui fais « je pleure », et puis » je chante » dans le même sourire, en te tournant à droite et à gauche vers d'invisibles amis, ô toi ! dont le coeur saute sous une petite veste turque, brodée et jolie (comme on n'en voit plus en Turquie) et sur laquelle se posa le long regard rêveur d'étranges seigneurs turcs,des beys et des effendis, dis Panait Istrati, l'as tu vraiment connue, Kyra Kyralinâ ?... et sa pitié si douce et ses vices qu'on dirait parfumés et sucrés...

O Panait, tu portes déjà bien des noms sonores dans la mémoire des hommes : Stavro, Codine et Nérranttsoula, tout le rêve du pauvre désir dès hommes, les élans de leur chair comme gonflée des souffles de leur âme, ou le contraire, ce qui serait encore pareil, tout étant la même chose pour le grand visionnaire, comme tout doit être pareil au regard du Dieu supérieur......

Car la nature est la Nature même, ô Panaïki, petit cheval arabe: l'horrible et doux mélange qui fait danser les hommes, rude et ravissante tendresse qui fait du crime une forme encore de l'amour et comme une autre fonction de l'amour ! car tu sais bien qu'il n'y a que l'amour sur la terre, à l'état de force, l'amour illégal et mensonger, le contraire de la raison puisque la raison de l'éternité... et c'est pourquoi tu portes ta notion humaine comme Cosma les femmes qu'il allait adorer, délaisser : sur un cheval noir, contre sa poitrine, près des battements de ce coeur qu'il savait inconstant, dans ses bras qui serraient leur être fragile avec une précautionneuse et virile tendresse... tandis que sa bouche parlait, qu'il devenait poète sous l'impulsion de la nuit et de l'amour et que, sur le cheval, la femme au creux de cette immense poitrine, sur le front de l'homme, les étoiles fuyaient, rieuses, sarcastiques et tendres, emportées dans le rythme qui tient le sang du monde et l'esprit du monde. Et Cosma parlait. Et dans la naissance de son désir, il ne sentait pas apparaître —et pourtant, il en était ainsi — la fin du désir qui venait de naître...

Tout est ainsi, ô Panaïtki ! seul, ce qui est à naître est fatalement vrai. Nous ne nous trompons que sur la mort et sur l'existence, mais le reste est vrai.

Maxime NEMO  paru dans  Alger Etudiant 1927-1928

 

Chroniques littéraires dans la revue « Monde »

Le 4 aout 1928, Augustin Habaru avait précisé dans le Numéro 9 de la revue « MONDE »  le sens exact de l’Enquête dur la littérature prolétarienne lancée quelques mois plus tôt par son fondateur par Henri Barbusse

Voici la réponse apportée par  Maxime NEMO à l’Enquête de la revue Monde sur la littérature et le prolétariat.  Dans le numéro N°18 p 6 de l’année 1928.

Vos deux propositions me semblent si étroitement liées qu’il me paraît difficile de la traiter séparément car, pour pouvoir répondre de façon précise à vos questions, il faudrait également pouvoir définir l’étendue du mot « prolétariat » et savoir à quel groupe d’individus sa signification s’étend. En 1928, où commence le prolétariat, où finit-il ?

Tout est là. L’absence de délimitation engendre forcément la confusion car il me paraît évident que si une sensibilité prolétarienne, nettement particulière n’est pas un art prolétarien, n’a nulle raison d’être et ne sera d’ailleurs pas. Enfin si le mot : « prolétariat » englobe dans sa signification tous ceux qui n’ont « pour vivre que le produit de leur travail », nous atteignons le groupe humain dans sa presque totalité. Mais cette masse n’est pas unanime dans ses aspirations, ses sensations, et ses états, et nous nous trouvons dès lors en face d’une dissociation psychique, psychologique et sociale, qui en présidant à la formation de sensibilités différentes, aboutira à la création d’œuvres d’art d’un caractère peut-être particulier.

Seulement, est-ce que le don du créateur esthétique n’est pas constitué avant tout par la possession d’une intuition profonde qui lui permet de saisir l’humain dans ses manifestations les plus diverses et parfois les plus contradictoires ? Et est-ce que son individualité n’est pas le résultat de la concentration qui s’opère magiquement en lui sous l’influence de ces perceptions multiples ? Est-ce qu’enfin son heureuse fatalité n’est pas de résumer l’humain ? Dès lors tout ce qui est humain ne doit-il pas devenir – je mets devenir – le bien du prolétariat ? Et le devoir de ses doctrinaires n’est-il pas de guider l’esprit prolétarien vers la foule des créateurs quoi expriment l’humain dans ses mille nuances : Villon, Shakespeare, Michel Ange, Racine, Velasquez, Jean jacques, Vigny, Goethe, Renan etc… On peut objecter qu’il est difficile et même imprudent d’exiger d’un mineur par exemple, la compréhension de tant de phénomènes juxtaposés et que de belles préoccupations intellectuelles ne sauraient convenir qu’à des catégories d’individus : les médecins, les professeurs… Peut-être, mais ceux-là sont prolétaires, cependant….. C’est qu’il me paraît qu’il existe sinon un prolétariat du moins des prolétariats, qui hélas s’ignorent, et même s’opposent. Dès lors comment conclure ? Le juste et le beau ne voudraient-ils pas que soient confondus  les deux termes : prolétaire et humain, chargés de représenter ce qui vit, lutte, souffre, et aussi espère.

Mais sans doute existe-t-il une définition pour l’intellectuel et une autre pour l’homme d’action et comme je reconnais que l’action a ses nécessités et qu’elles sont immédiates, l’avenir me parait appartenir à la conception assez vaste et assez généreuse pour comprendre qu’il est deux fonctions possibles, l’une que le momentané diminue et qui s’y consacre, l’autre à qui ses loisirs nécessaires, indispensables, permettent d’envisager le problème humain sous son aspect, mettons éternel… maintenant, je le sais bien, l’individu qui saurait dans son œuvre réfléchir une partie de ces préoccupations  qui ne sont pas fatalement ne perpétuelle contradiction, celui-là aurait bien mérité de l’humanité et, sa tâche achevée, pourrait mourir en répétant la phrase de Marc Aurèle « quittons la vie avec sérénité, ainsi qu’une olive mûre qui tombe en bénissant la terre qui l’a produite et en rendant grâce à l’arbre qui l’a portée. »

Revue « Monde » n° 27 ; 8/12/1928, p.4 : « La trahison des clercs et notre point de vue »

Nemo loue le courage de Benda qui s’attaque à l’Église et à l’Impérialisme, dont il établit le "matérialisme actuel". Mais, s’il leur réserve l’essentiel de ses coups, il ne prétend pas moins "enfermer dans sa définition des matérialismes maîtres du monde actuel nos conceptions sociales". Nemo s’efforce donc de montrer que le socialisme se réclame de la lutte des classes mais que cela ne contredit pas l’"universalisme" ni la "spiritualisation de la valeur humaine et sociale", dont au contraire le socialisme est porteur.

 « Un monde quine connaîtrait que la morale des laïcs ne serait que barbarie; un monde qui ne pratiquerait que la morale des clercs cesserait d’exister. » Julien Benda (la fin de l’éternel)

Reconnaissons-le, il faut plus que de l’originalité pour, devant une époque vautrée dans son bien être, venir exalter la tonicité de l’utopie ; il faut du courage et ce courage – si rare parmi les gens de lettres- (celui-là comme tant d’autres) , Julien Benda l’a affirmé. Il ne craint pas par ses attaques réitérées, de heurter les deux  colosses sociaux modernes et d’établir le matérialisme actuel de l’Eglise et de l’Impérialisme. Il ne criant même pas de dénoncer la trahison de l’un  et de proclamer l’affreuse barbarie de l’autre et leur commun pouvoir de régression. Je sais que Julien Benda prétend enfermer dans sa définition des matérialismes maîtres du monde actuel nos conceptions sociales, mais il est d’abord évident qu’il réserve la plus grande part de son animosité pour les puissances que j’ai désignées et, ensuite, il me semble aisé de démontrer que si le socialisme n’est pas d’essence cléricale – et ni Julien Benda ni le socialisme , ni moi ne l’accepterions-  il tend par son essence même à réaliser la jonction des deux principes qui soutiennent le monde : l’esprit et la matière.  Notre mission est avant tout terrestre. Benda l’admet en indiquant que son absolu ne peut-être que le fait d’individus éternellement isolés, chargés d’introduire dans l’ordre à la fois élémentaire et complexe qui est celui du globe, cette pensée que toute tâche humaine est relative, imparfaite, nécessairement imparfaite et qu’un sentiment plus fort que toutes les perfections pratiquement impossibles, doit agir sur nous et stimuler notre notion de la perfection idéale.

Nous devons donc voir dans le socialisme la forme nouvelle de l’indispensable discipline sociale et c’est bien parce qu’il est ainsi qu’il constitue un élément d’ordre réel. N’est-il cependant que cela ?  Le rôle de notre doctrine est si limité qu’il ne représenterait que ce souci d’équilibre imposé au troupeau des hommes au nom de leurs justes besoins ? La situation serait déjà admirablement défendable. Mais le souci qui nous guide est plus profond, et, dégagé des causes accidentelles, tend dans son besoin de justice et d’amour, à rejoindre les plus pures conceptions que certains hommes ont eues de l’homme et de l’univers. Il est évidemment impossible de conserver dans l’ardeur de la mêlée, la sérénité du penseur, c’est donc sur la qualité de nos pensées que je demande qu’on nous juge. Un lien nous unit déjà à la morale des créateurs d’absolu dont Julien Benda note l’heureuse influences sur les mœurs, et fait qu’un abîme nous sépare du nationalisme quelle qu’en soit la forme. Notre pensée au lieu de diviser l’homme ne le conçoit que sous l’aspect d’un seul et même principe et cet « universalisme » pour n’être que terrestre n’en constitue pas moins un pas, ou plus exactement un élan vers l’absolu des prêcheurs d’éternel.  Mais une pensée un peu élémentaire peut-être arrête fréquemment ceux dans lesquels la vie moderne n’a pas étouffé toute générosité : la lutte des classes dont nous nous réclamons. Les apparences peuvent être contre nous, mais décide-t-on d’après les seules apparences  lorsqu’l s’agit d’établir et de juger les raisons d’être d’une cause ? La tâche qui nous est imposée est double : immédiate et éternelle. Encore une fois la première a ses nécessités, mais que sont-elles si elles obéissent à une volonté qui pour n’être pas visible n’en est pas moins profondément sensible. Qu’est-ce que le socialisme, sinon la conclusion de la pensée que Julien Benda détache de l’Ethique et nous propose comme élément de perfection.

«  Le bien que désire pour lui-même tout homme qui vit selon la raison, il le désirera aussi pour les autres hommes, et d’autant plus fortement qu’il vivra plus selon la raison. »

Je pose ici la question en face de cette brève définition de la fonction humaine et je réponds en disant que si le socialisme est cela, il est tout l’avenir, en dehors de cela, il n’est rien, car c’est de cette valeur essentielle dont nous avons besoin, c’est de son absence de nos rapports multiples, dont nous souffrons. L’énorme crise actuelle n’a pas d’autres causes et le seul oubli de ce principe menace toutes nos œuvres.

Aujourd’hui, non seulement l’équilibre est rompu – il l’est fatalement me dirait Julien Benda- mais ce qui est plus dangereux, c’est que la « notion » de  l’équilibre  est niée. Dès lors la lutte est inévitable, et momentanément, la parole est aux hommes d’action, si pénible que cela puisse paraître. Nous subissons le poids d’une évolution aujourd’hui accomplie et le XIXè siècle aura donné au monde ce spectacle déconcertant tandis que les Etats civilisés se transformaient au moyen de révolutions dominées par la philosophie idéaliste de Jean jacques par-dessus les Etats et les révolutions, un pouvoir se formait dans l’ombre, auprès duquel tout pouvoir antérieur n’est que dérision, celui de l’industrie née de la science, et sa conséquence se dégageait : le capitalisme ;  Tandis que la démocratie  tendait à la formation d’un être moral conscient, et représentait par ce fait un indéniable progrès, l’évolution économique transformait ce même être en paralysant l’action politique, en la réduisant lentement au rôle de verbiage dont s’émeuvent dans nos chefs lieux de cantons, les métayers lorsqu’ils ont bu. L’homme est devenu un instrument de production et de consommation et une sorte de respiration artificielle a été ajoutée à la première et la domine depuis longtemps déjà. Le pouvoir que le capitalisme s’est constitué est tel que le fait humain est dévié de ses origines, ou si celles-ci sont trop obscures pour pouvoir être définies, il n’en demeure pas moins que le principe humain est détourné des fins que les meilleurs et les plus beaux d’entre les hommes lui avaient assignées. Le marxisme et le nationalisme ne sont que la conséquence de l’état de choses créé par l’amplification subite du pouvoir industriel et de la valeur qu’il donne forcément au principe matériel. Pour la première fois sans doute, les forces économiques occupent dans les préoccupations humaines le premier plan  et soumettent les valeurs abstraites ou les nient. D’où, au cours de la dernière guerre (qui a été la première guerre moderne) la matérialisation  des principes religieux mobilisés au profit des drapeaux, comme de vulgaires troupiers de 2è classe. Notre époque aura vu cette chose inouïe : des prêtres tenir le rôle d’adjudants de « l’ordre moral » nécessaire à la victoire de l’un des partis. Pour la première fois, dit en somme Julien Benda, les valeurs abstraites sont non seulement négligées, elles sont niées, tournées en ridicule. C’est que pour la première fois dans l’histoire des hommes, telle que nous la connaissons, le poids de la matière est devenu dominateur et représente un nouvel absolu, s’il n’est pas grotesque d’employer un tel mot pour un tel élément.

Mais précisément, si nous examinons les aspects sociaux de l’heure présente, si nous étudions ce que j’appellerai la structure interne de leurs principes secrets, nous trouverons dans le socialisme une spiritualisation de la valeur humaine et sociale. Notre doctrine tend à organiser les deux phénomènes : production et consommation sur une base rationnelle à les détourner de leurs fins, individualistes pour les constituer non en principes de vie mais en simples moyens d’exister. Il faut toute l’indigence intellectuelle moderne pour proposer comme type de vie parfaite celle du travailleur des Etats-Unis « où un homme sur cinq possède une auto » comme si tout humain tenait dans plus ou moins de bien être. L’exemple des Etats-Unis fascine les esprits européens et cela se conçoit :le génie de l’utilité est le leur ; ils représentent la conclusion à la fois logique et absurde de l’évolution industrielle, la société construite à l’image des machines, et les fonctions humaines soumises à celle des rouages. Le film « Métropolis » et le roman de Jack London « le talon de fer » constituent la sommaire mais éclatante démonstration de l’état social créé par le seul mot : besoin.

En face d’une telle humanité, vivant non seulement sans idéologie mais dans un tressaillement d’entrailles, qu’est le socialisme sinon, avant toute chose, ce « verdict au cœur » dont Julien Benda note la disparition et qu’il considère comme seul capable d’apporter dans les rapports humains une détente consolatrice. Qu’est en effet notre doctrine dans ses fins essentielles, sinon « le grand cri » dont parle Malbranche qui entre « infailliblement dans les oreilles de ceux qui sont assez proches pour donner le secours dont on a besoin » et qui se fait entendre à eux, de quelque nation et de quelque qualité qu’ils soient car ce cri est de toutes les langues et de toutes les conditions.

Je sais tout ce que l’on peut opposer à cette affirmation, mais je répondrai, en citant l’attitude de jésus pénétrant dans le temple pour en chasser les marchands. Dans sa connaissance profonde de l’être humain, sans doute estimait-t-il impossible toute prédication tant que les marchands y tenaient leurs assises ; alors il fit le geste énergique dont la tradition a conservé le souvenir. Certaines forces ont le pouvoir de tout matérialiser. Ce que l’on nomme le capitalisme n’est pas autre chose que la puissance qui entraîne l’espèce humaine vers le principe dont cette puissance est issue. Loin de libérer l’individu, elle l’asservit en surexcitant en lui les facultés nocives qu’il ne peut vaincre qu’en leur substituant une perfection abstraite. La valeur du socialisme lui vient de ce qu’il propose à l’homme des buts qui ne seront jamais d’une réalisation immédiate, car le propre d’une pensée qui tend vers la perfection est d’éloigner perpétuellement celle-ci en la complétant sans cesse.

Maxime NEMO

JEAN GUÉHENNO CONTRE ROBERT GARRIC

par Maxime Némo

               n° 38, 23/2/1929, p.4 : « Hommes de ce temps : Jean Guéhenno contre Robert Garric »

Après l’article de Lefèvre dans « Les nouvelles Littéraires ». Un catholique et un révolutionnaire dialoguent. L’un recherche dans le passé l’image du présent, l’autre "voudrait donner à ce même présent l’aspect du futur imaginé". Il faut agir : collaboration des classes ou reconnaissance d’une lutte des classes "existante si l’on veut qu’un jour elle finisse".

 

RARES sont les entretiens qu'a Frédéric Lefèvre, avec certains de nos contemporains et que

« Les Nouvelles Littéraires » relatent sous ce titre: « Une heure avec... » qui vaillent notre attention. Confessions, souvenirs ou affirmations de gens de lettres et d'intellectuels, il n'est pas fréquent qu'on sente dans la personnalité qui s'exprime une de ces inquiétudes où celles de l'époque se retrouvent. Pourtant, il serait injuste de dire que cette époque est dépourvue d'angoisses ou d'aspirations ; je crois même une partie de l'esprit actuel assez troublé, car il paraît bien impossible qu'une certaine qualité d'esprit et de coeur ne soit pas capable de dominer les épaisses jouissances c 'e l'époque nous tend, et qu'on reste insensible devant tant de faillites intellectuelles, spirituelles, ou les deux à la fois.

Nous arrivons au bout d'un temps, et cette agonie d'une période qui eut, au moins, le souci partiel de la grandeur ne manque point de provoquer des réactions dominées par l'orientation ou la sensibilité particulières des esprits. Les uns vont chercher l'oubli du présent dans le passé, d'autres cherchent des raisons de croire et d'espérer dans l'avenir. Hélas, on cherche l'espoir et la force où l'on peut ! et il n'est que trop normal que, pour un esprit, sinon éclairé, du moins affiné par sa culture, le contact avec le passé soit aussi consolateur que la tension de l'être vers l'avenir. Notre esprit imagine le passé que sous la forme de l'illusion dont il a besoin, mais nous croyons à l'exactitude de cette forme pour la raison toute simple, d'abord que nous voulons croire et, aussi, que nous savons que le passé fut une réalité. Je suis pourtant persuadé qu'il est aussi difficile de ressusciter une chose morte que d'imaginer la forme que prendra le nécessaire futur, un atroce silence nous séparant de tout ce qui n'est pas étroitement le présent.

Frédéric Lefèvre a donc eu la pensée d'interroger deux hommes dans lesquels une partie de ce grand drame se joue, deux hommes d'action, nous dit-il, deux penseurs « tous deux tourmentés des mêmes questions, mais, la réponse à ces questions, M. Guéhenno la cherche, tandis que M. Garric la trouve dans le Catholicisme et s'applique surtout à inviter le peuple à l'y chercher. »

Pour nous, le problème que représentent ces deux hommes nous apparaît sous celle forme sommaire, peut-être, niais qui rend exactement notre pensée : Robert Garric est catholique et Guéhenno est révolutionnaire. II se peut que notre pensée soit fausse mais la loyauté veut que nous la disions comme elle nous apparut.

De la rencontre, un dialogue va naître et je n'en sais pas de plus pathétique : côte à ci;le, dans la même pièce, employant l'un et l'autre ce tutoiement qui nous dit le degré de leur intimité, ces deux hommes vont causer et chercher par dessus, non plus leurs divergences d'esprit, mais, ce qui est infiniment plus poignant, une partie de leurs ressemblances et (les liens qui les unissent, ils vont chercher à se rejoindre ; c'est le désir de tout être ému par le mot humain dont le mot social n'est que l'immédiate conclusion. Ces deux hommes en qui s'incarnent le conflit le plus angoissant de notre temps seront obligés de constater — l'un d'eux au moins le fera, mais n'est-ce pas assez? — que dès que les questions qu'ils examinent débordent et absorbent leurs personnalités, une volonté les oppose, les jette l'un contre l'autre, malgré une affection réciproque, malgré ce ton tranquille d'intellectuels manieurs d'idées qui peuvent évoquer les plus tragiques conflits, sans perdre de vue ce respect qu'ils doivent aux idées d'autrui.

Remarquons en passant que le meilleur de l'époque est en ces deux hommes, et non seulement de l'époque, mais du temps éternel, car ils portent en eux et transmettent cette inquiétude qui est l'honneur d'un être, d'où qu'elle vienne et où qu'elle aille. En dehors d'elle, on n'entend qu'In bruit de toupie; celui précisément que fait l'époque actuelle tournant sur elle-même, sans but visible, ce qui est la pire des occupations. Et c'est pourquoi la rencontre de ces deux esprits est à ce point symbolique, et c'est pourquoi leurs divergences sont tragiques ; ils incarnent les deux seules puissances qu'il faille aujourd'hui reconnaître comme telles : celle qui cherche dans un passé plus ou moins lointain l'image du présent, et l'autre qui voudrait donner à ce même présent l'aspect du futur imaginé. Au fond, les deux seules perspectives ouvertes sur la vie : le regret ou l'espoir.

Une partie de l'esprit humain murmure la lotte parole d'Auguste Comte : « Nous sommes gouvernés par les morts u — et ce n'est pas la moins considérable ; tandis que l'autre, frissonnant de ce contact perpétuel, se redresse et, tendue vers la vie aussi profonde de l'avenir, fière de sentir la vie dans ses jeunes flancs, l'autre murmure : « l'éternel est à moi et éternellement devant moi ». Dès lors, il était fatal qu'entre ces deux aspects de la fonction humaine nommée momentanément Garric et Guéhenno, il était nécessaire que dans leur conversation en apparence si tranquille, un mot intervienne, que leur loyauté réciproque appelait : la révolution. C'est justement ce mot que Guéhenno prononce et c'est ce mot que Garric n'aurait pas voulu entendre prononcer bien que, par ses paroles, il l'ait rendu indispensable pour la clarté de l'entretien et de la cause générale. Si terrible que soit certain mot, il ne faut pas avoir peur de l'articuler, mais je ne juge ni puéril ni dérisoire le frisson qu'il fait naître chez autrui. C'est un mot effrayant et qui suppose chez celui qui le conçoit vraiment une abnégation radicale et uns préparation silencieuse des meilleurs esprits et des plus grands coeurs. Le recul d'un homme désintéressé devant un tel mot ne m'étonne pas, et la haine que j'ai pour certains vient de ce fait qu'ils prononcent les mots sacrés sans daigner réfléchir à la transformation profonde à laquelle ils correspondent. Et voici que clans la conversation si paisible de Garric et de Guéhenno, le mot est intervenu nécessairement peut-être parce qu'ils étaient paisibles ou, tout simplement, parce que deux pensées se trouvaient dans l'obligation de s'expliquer ; comme nous ne sommes ici ni devant de bas politiciens et de vulgaires gens de lettres, les mots ont avec eux ce sens absolu qui éveille les idées, cette résonance que possèdent les grandes orgues.

Garric aspire à la formation d’un parti des sans partis, d'une union qui grouperait toutes les probités, ce qui serait évidemment parfait si la probité n'avait que la probité pour objet, s'il n'était point fatal que la probité clive aller quelque part, précisément parce qu'elle est la probité et que sa présence est nécessaire non seulement parmi les honnêtes gens niais surtout – et de plus en plus — devant la canaille, ce qui pose non plus le problème d'une probité individuelle mais celui des probités collectives.., quel problème, aujourd'hui !... Il est des heures, en effet, où la forme la plus pure de noire pensée nous ordonne de rompre avec cette facile pureté que nous procure l'isolement et de la mêler au fatal extérieur ; des heures où nous sentons la présence d'une volonté dominatrice, et que le geste le plus hautement humain que nous puissions accomplir est celui qui brise notre « trois fois chère solitude n.

Il faut agir ; nous vivons sous l'impératif de ce signe. Guéhenno et Garde sont résolus à agir, mais tandis que l'un affirme que la valeur humaine ne peut jaillir que « de l'union des probités », avec, je trouve, une lucidité parfaite, Guéhenno riposte que « la probité nous oblige à la séparation », c'est-à-dire à la classification, à l'analyse des états d'esprit, à laquelle correspondent non seulement des différences d'états sociaux, mais ce que j'appellerai: des différences sentimentales ou psychologiques; ce que, pour simplifier davantage et rendre parfaitement clair, je nommerai ou l'état révolutionnaire ou celui qui ne peut pas arriver à l'être, malgré son indiscutable honnêteté de pensée. Et la vie est telle et ses nécessités présentes, que nous devons balayer ce qui n'est pas nous ou avec nous; ce n'est pas le plus drôle de la tâche qui est la nôtre. Mais encore une fois, nos individualités ne sont rien que des puissances en action au service d'une foi. Mais pourquoi pas une action commune ? dirait certainement Robert Garric. Parce que cela est impossible, son raisonnement nous le prouvera. L'action à laquelle il pense serait une sorte d'évasion, de construction dans l'éternel, et, avec Guéhenno nous nous souvenons de l'éphémère et de ses misères, nous savons que l'éphémère « est un moment de l'éternel » et qu'une action qui vise précisément ce but doit, tout d'abord, se soucier de cet instant sans lequel la liaison avec l'éternel du plan humain, le seul qui nous importe — serait interrompue. « Pourquoi ne pas s'unir, pourquoi ne pas mener la même action u, dit Robert Garric.

Mais une action vers quoi, Garric ? répond aussitôt Guéhenno. Il ajoute : « La condition du progrès te paraît être sans doute la reconnaissance d'une collaboration nécessaire des classes, tandis que je ne cesserai de penser qu'il s'agit, au contraire, d'une lutte des classes, d'une bataille qu'il faut d'abord reconnaître comme existante si l'on veut qu'un jour elle finisse. »

Paroles qui nie semblent infiniment justes, car elles nous ramènent à cette obligatoire révolution à laquelle l'indigence spirituelle des dirigeants nous a acculés. Il s'agit de la Révolution et du sens que nous lui attribuons ; il s'agit de sauver l'homme en l'arrachant au prestige des mots dont Robert Garric chante les syllabes à voix basse : l'humilité, la charité. Par-dessus ces deux hommes, nous rejoignons le violent conflit qui lance aujourd'hui l'homme de demain contre l'homme d'hier, et, par-dessus les mondes abolis, les civilisations écroulées, le jeune Occident contre le vieil Orient, la volonté d'être — ne serait-ce que momentanément — contre la résignation à l'hypothétique existence surnaturelle. Le sens du réel intervient entre ces deux hommes comme, sourdement, il se mêle à tous les conflits du jour, car, tandis que Garric tient à distinguer le plan idéal, Guéhenno, au contraire, entend soumettre les réalités du moment — elles ne sont pas éternelles — aux disciplines de l'idéalisme' et exiger de ces réalités qu'elles plient le genou devant la puissance de l'idée socialement réincarnée. Tout le pathétique de cet entretien est dans l'affirmation de ces deux volontés dont la rencontre est impossible ailleurs que sur le plan des batailles, car essayer de définir la valeur humaine avant d'avoir libéré la race humaine de la servitude des choses « nos dures maîtresses », dit Guéhenno, est une utopie dangereuse. L'appel à la haine est nécessaire. Rien ne se ferait sans elle en cet instant ; mais, ne nous y trompons pas, cette forme de haine est encore un appel à l'amour, à la fraternité, en tout cas, à l'unité qui, seule, rendra l'amour enfin possible. « Cette haine, dit encore Guéhenno, vise les choses, va à certaines institutions, à des lois, non pas à des hommes », et, faisant allusion à son Caliban, il ajoute : « La révolution à laquelle il songe (Caliban ou l'homme du peuple) ne doit avoir d’autre effet que de supprimer les classes. La révolution est un esprit, un esprit prométhéen que je vois en action depuis le commencement du monde, mais plus particulièrement à certaines époques où l'homme prend conscience de sa destinée et décide d'en être le seul ouvrier ». A l'heure où mille forces souterraines tentent de rajeunir le christianisme, il est utile d'indiquer pourquoi nous ne pouvons collaborer à ces entreprises. L'homme moderne est antichrétien puisqu'il estime que son salut lui viendra de lui seul. A tort ou à raison, l'homme moderne affirme son dédain pour un certain invisible. L'oeil fixé sur la tâche humaine, l'esprit hanté par des concepts harmonieux, c'est à l'harmonie de cette tâche qu'il songe et qu'il voue le meilleur de lui-même. Si l'infini existe, nous le découvrirons, voilà tout. Ce n'est plus seulement par le silence que nous répondons « au silence éternel de la divinité » mais par une sorte de mépris et peut-être de haine ! car si nous sentons que nous n'avons que des adversaires ici-bas, c'est que nos ennemis sont là-haut.

L'attitude de Jean Guéhenno est la seule qui soit humaine, et moderne. Sa pensée incarne celle de l'homme en perpétuelle révolte contre les forces de l'inconnu. Actif, il se dresse contre le mystère ; résigné, il se couche à ses pieds. Mais c'est une chose bien belle de vivre et de sentir la vie aspirer à la totale lumière. N'aurait-elle que cette signification, la vie vaudrait d'être vécue et la lutte d'être poursuivie.

Verhaeren avait magnifiquement compris le sens de l'humain moderne, lui qui prêtait cette pensée et ce geste de révolte à son Eve qui, chassée du paradis, songe « ardente et lente »:

 

« Au sort humain multiplié par son amour.

« Elle espérait en vous, recherches et pensées,

« Acharnement à vivre et de vouloir le mieux,

« Dans la peine vaillante et la joie angoissée,

« Si bien que, s'en allant, un soir, sous le ciel bleu,

« Libre et belle, par un chemin de mousses vertes,

« Elle aperçut le seuil du paradis là-bas :

« L'ange était accueillant, la porte était ouverte,

« Mais, détournant la tête, elle n'y rentra pas ».                                    MAXIME NEMO.

MONDE 1929 – Les lettres – Notre galerie  François Mauriac par Maxime NEMO

n° 36, 9/2/1929, p. 3 : « Notre galerie  - François Mauriac » L’argent domine la vie sociale mais le Capital se montre sous des aspects différents à la Bourse ou en province où il se cache derrière la bourgeoisie. L’œuvre de Mauriac annonce la dissociation des valeurs de la classe bourgeoise dont l’ordre repose sur le mariage et la famille. Elle nous introduit dans un milieu médiocre qui étouffe toute originalité, et se trouve lui-même écrasé par les problèmes actuels.

La Classe, réalité poignante qui prend l’individu et fait qu’une nature artificielle s’ajoute à sa nature. Toute vie individuelle, collective est une lutte entre les impérialismes de groupe ou de caractère. La nature même de l’organisation sociale veut que l’individu soit saisi dès son enfance par une réalité plus grande et qu’à de rares exceptions, il soit tenu de s’incliner devant la volonté du groupe.

Nous avons connu la Classe du sang, nous subissons celle de l’argent. Elle domine impérieusement par les mille moyens que la vie sociale engendre, domination directe ou sournoise.

La société actuelle ? Une construction genre palace, avec son luxe sobre, ses larbins qui ont vu dix romans chez les bouquinistes, cent toiles dans les galeries d’arrière ou d’avant-garde ou des palais de ciment armé dans le cerveau. Ces messieurs sont propres et parfumés. Il leur arrive même d’être distingués bien que ce ne soit plus nécessaire. Ils sont stylés à souhait, savent accepter décemment les pourboires et même les places de vendeur aux galeries Lafayette où leur roman se vend 12 francs sans escompte, quoique au comptant, le sourire de l’auteur comblant la différence.

Une société bien faite ayant comme Louis XIV une littérature à son image et peut-être son siècle dans l’histoire des siècles.

Elle règne. Elle tient tout, le premier et l’arrière plan. Elle domine les villes populeuses où son luxe brille au centre comme le diamant d’une bague. Elle domine les pays qui étendent leur silence autour des capitales où sont les banques, les parlements, les académies et les prix littéraires. Elle tient les familles opulentes des grands centres. Par d’obscures mais certaines ramifications, elle tient l’opulence de nos sous-préfectures et des chefs lieux de canton. Ville idéologiques par le pouvoir monarchique elle a substitué une domination équivalente, elle tient dans sa main puissante  les raisons d’être du petit bourgeois de Bazas ou de Mimizan. Par ses moyens d’agir, elle leur vole la puissance des biens qu’ils ne possèdent plus car les capitaux du bourgeois sont entre les mains du financier de Londres ou de New York, mais à l’abri de leur pouvoir stricte et assure en échange  le lointain rôle conservateur d’un ordre social en même temps créateur – en tant que créations industrielles- et étroitement traditionnaliste. Les villes ne sont encore rien. Leur puissance dépend de la tranquillité des campagnes environnantes. Le pouvoir du capitalisme est fragile, il le sait et par sa presse, sa littérature, il entretient au loin, à l’écart des centres d’action, un état d’esprit dont la destruction l’atteindrait, il le sait. Il impose donc que de la Picardie au Poitou, le respect d’une classe soit obtenu par des moyens et que l’élément hobereaux et propriétaires terriens, bourgeois de petites villes continuer à jouer le rôle de franquers et d’arrière garde.

Selon le lieu, la valeur des arguments se trouve transformée, adaptée aux nécessités du cas précisément. A la Bourse dans les Conseils d’Administration au cours des discussions avec les syndicats, la puissance créatrice du capital est exaltée en tant que force indépendante de toute autre : dans les villes lointaines de province, on lui substitue les valeurs morales de la classe bourgeoise et les principes qu’elle représente. Il importe peu que la vie scandaleuse du grand financier soit dénoncée, la puissance s’impose toujours lorsqu’elle crée sans cesse. Mais le rayonnement de cette puissance moderne est limité, l’homme qui travaille au loin n’a aucune notion du lien qui unit son labeur aux agitations financières : ses maîtres son immédiats, leur prestige le touche. C’est ce prestige qu’il importe tant de sauvegarder. C’est pourquoi la plupart des romans « régionalistes » sont idylliques et comme imprégnés d’une béatitude à la fois virgilienne et conservatrice et c’est aussi pourquoi je dénonce en François Mauriac un destructeur de ces béatitudes salutaires à tant d’intérêts dissimulés.

Son œuvre est significative. Elle assure la lente mais sûre dissociation des valeurs d’une classe qui eut son heure d’énergie et par conséquent, d’utilité sociale.

Jadis, une classe aisée envoyait  ses fils achever leurs études dans les universités de Paris ou de province. ? Ils y devenaient avec le temps médecins, avocats et qui sait quoi encore ! Ils y restaient le plus d’années possibles au creux des tièdes voluptés  que ces centres contenaient car ces « fils de famille » redoutaient par-dessus tout, l’existence morte de la petite ville lointaine ou l’isolement dans la propriété paternelle. Ils savaient qu’à moins d’un hasard politique ile n’en sortiraient  que par la mort. Tandis que les sœurs cascadaient, les sœurs surveillaient l’épanouissement de leurs charmes dans la glace minuscule que les règlements du Sacré Cœur autorisaient dans la maison. Frères et sœurs se mariaient un jour : l’histoire sociale continuait. L’homme ou bien se résignait à la mort lente dans la solitude ou bien s’évadait grâce à la politique. La femme à l’abri des prestiges sociaux, cultivait son inquiétant bovarysme. Ce monde était tabou. Il était entendu une fois pour toutes, qu les vertus bourgeoises s’y conservaient intactes et qu’à l’abri des solides façades, la vie familiale s’y poursuivait sans hâte. C’est vers cette sainteté que François Mauriac dirige son regard aigu et ce sont les turpitudes de ce milieu qu’il peint. A l’heure où s’opère une si redoutable révision des valeurs sociales et humaines, je trouve le document important. Que deviendrait la classe dominante si par toutes les provinces des pays traditionnalistes : Angleterre, France, Italie, Espagne, le principe bourgeois s’écroulait ? Tout se tient dans le monde actuel : le financier le plus émancipé sait très bien qu’avec toute sa puissance, il resterait là en l’air face à face avec la gueule populaire, si cet immense et silencieux soutien lui manquait tout à coup.

François Mauriac ! Comme il est bon pour certaines béatitudes que vous ne pénétriez jamais dans les chefs lieux de cantons où vivent vos Fernand Cazenave et Thérèse Desqueyroux, car quel pouvoir de dissociation est le vôtre, homme amer et attardé.

Le peuple est vaste, obscur et incliné a écrit Charles Vildrac et cela est vrai. Or voici selon Mauriac devant quelle race de dieu le peuple s’est incliné.

L’ordre bourgeois repose sur ce minime syndicat du sang qu’est la famille. La vie de ses membres s’abrite derrière cette grille. Sans cesse il repeint les grandes lettres qui  composent le mot et sans cesse il tente d’en augmenter la hauteur. Ce sont précisément ces bannières que d’une main nerveuse, Maurras eramera et c’est cette ligne si privée ou collective qu’il va éluder.

Les raisons d’être de la bourgeoisie sont uniquement matérielles et les institutions qui la soutiennent se ressentent de ce contact. Naturellement et en dépit de tant d’œuvres romanesques qu’elle a inspirées, l’association qui préside à l’association de deux êtres, le mariage est d’essence éminemment pratique.  Tout le pays les mariait parce que leurs propriétés se touchaient  écrira François Mauriac au sujet des causes qui ont déterminé l’union de Thérèse Desqueyroux, livre dont l’importance du point de vue social, vaut d’être signalée. Lorsqu’après avoir tenté d’empoisonner son mari, grâce à la conjonction de puissantes influences (car sa condamnation toucherait « la famille »). Thérèse obtient un non lieu et pensant à son mari, se demande : « pourquoi l’ai-je épousé ? » Elle reconnaît que les deux mille hectares de Bernard (son mari et sa victime) ne l’avaient pas laissé indifférente. D’ailleurs, de son côté, « lui aussi était amoureux de mes pins » ajoute-t-elle.

Mais voilà l’association de deux sexes comporte des complexes que la seule passion de la terre ne saurait satisfaire et l’accumulation de tant de biens sur une même tête a des répercussions tout d’abord invisibles. La richesse porte en elle son œuvre redoutable, cette langoureuse et perfide oisiveté, mère des péchés capitaux. La vie sans buts suffisants impose rapidement à ceux qui la subissent d’éternelles sollicitations et de la chair abondamment alimentée naissent ces frémissements secrets  dont l’être tout d’abord s’épouvante auxquels il s’habitue et qu’il se prend enfin à chérir et à caresser, comme un animal familier. Un tumulte silencieux entretenu dans l’individu par des sollicitations obscures et lancinantes, œuvre de tant de forces sensuelles contenues par des générations et, aujourd’hui irritées dans la détente qu’apporte le trop grand bien être. Du trouble naît le rêve et le rêve du trouble. Terrible cercle d’abord immobile qui se met à vibrer, à chauffer et d’où s’élève en spirales, la ronde des dangereux désirs. De vibrations en vibrations, ils envahissent l’être, pénètrent la conscience et courbent sous le pouvoir de la seule loi, toutes les puissances non seulement  d’une vie mais de ce qu’il croit être la vie universelle. Un besoin de jouissance que nul cadre social ne peut réfréner est alors déchaîné, les traditions éclatent comme des vitres qu’on brise, tout est aboli par la force du besoin nu et « un ».

La famille devient alors ces barreaux vivants derrière lesquels François Mauriac voit son héroïne, celle qui incarne si bien la féminité de cette classe, « Thérèse Desqueyroux » tourner en rond à pas de louve. La chair molle et ardente est dressée contre toute loi et hurle dans son affreuse solitude l’âpre besoin d’être telle qu’elle veut- être. C’est la tragédie de la sensualité et c’est le crime rendu fatal car aucun équilibre ne peut contenir cette fureur. L’œuvre de François Mauriac est le résultat de cette décomposition mentale  que le bien être opère et qui ne peut que provoquer le crime sous toutes ses faces  comme  monstrueux du « baiser au lépreux », de « Génitrix » , du « Désert de l’amour » et de « Thérèse Desqueyroux » :crime obligatoire de cette fraction de l’humanité  détournée des buts sains et vigoureux que la vie  assigne aux hommes sans doute pour qu’elles reçoivent sans le savoir cette part que le démon s’est réservée dans l’homme. Mais des êtres plus sûrs de leurs muscles et de la solidité de leurs réflexes n’intéresseraient pas François Mauriac ni ses lectrices. Ceux là n’auraient pas d’histoire à leurs yeux. L’écrivain prend soin de loyalement nous en avertir.

Beaucoup  s’étonnent qu’on ait pu imagier une créature plus odieuse encore, il s’agit de Thérèse Desqueyroux que tous mes  (…)

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Les êtres peints par François Mauriac n’en sortent que pour aiguiser et laisser agir les facultés dangereuses qui sont en eux. Il est certes impossible de généraliser et de soutenir que c’est sa conception de l’homme que Mauriac nous apporte avec ces œuvres mais c’est incontestablement celle des êtres qui forment son milieu et ceux-ci ne lui apparaissent que sous l’aspect d’obscurs crétins ou de redoutables criminels.

Une classe vit dans cette œuvre. Dans le tumulte des villes « tentaculaires » nous perdons souvent la notion de l’immense ensemble qui les environne, nous oublions que les valeurs sociales ne sont pas représentées à Londres et à Paris comme elles le sont à Bazas, à Lannion ou à Carpentras. Et pourtant si nous pensons aux réalisations politiques de l’heure présente ( ou plutôt à l’absence de réalisations de ce temps) nous devons constater qu’une puissance comme secrète, entrave les essors vigoureux, parfois, ou, du moins les velléités. Pourquoi cet arrêt devant l’obstacle à sauter ?

Ne le dissimulons pas, un accord serait souvent possible entre gens dont les intérêts sont, sur certains points, identiques, et qui représentent dans la cité l’élément actif, mais leur bonne volonté est paralysée par l’inertie que leur oppose un pouvoir d’autant plus pesant qu’il vient de plus loin et se manifeste de façon anonyme. Conservateurs de droite et de gauche, petites gens pourvus de petits moyens, inaptes à vivre sur le plan ou des grandes questions industrielles ou des préoccupations morales et sociales qui sont nôtres, ratés de la révolution : engourdis par le silence qui pèse sur leur vie, et par les petits mensonges derrière lesquels se dissimule leur inaptitude à vivre au sens actuel du mot.

« Ici vous êtes condamnés au mensonge jusqu’à la mort » leur dit un des personnages de Mauriac. Ils apportent ce mensonge avec eux où qu’ils aillent et quoiqu’ils fassent et c’est pourquoi tout ce qu’ils tentent avorte ; ils peuvent faire échouer toute autre tentative par leur obstruction têtue, mais ils sont incapables de réaliser une œuvre dotée de vie.

Quand son père proclamait : « un dévouement indéfectible à la démocratie » elle l’interrompait : « Ce n’est pas la peine, nous sommes seuls. Elle disait que le sublime en politique lui donnait la nausée » ( Thérèse Desqueyroux)

Pénétrant dans ces milieux, Mauriac les regarde non seulement vivre mais penser et sentir et c’est sans que son œuvre nous introduit dans une humanité froide et médiocre qui ne peut admettre la puissance, quelque soit son aspect et qui, lorsqu’une virtualité veut manifester son originalité, tente aussitôt de l’étouffer en la ramenant au respect de mesquines disciplines.

Classe écrasée par les dimensions des problèmes du moment, dont elle essaye cependant de contenir le mouvement, ne fonctionnera qu’au rythme de la mort douce qu’on espère.

Maxime NEMO

 

 

 

 

 

Notre galerie MORT DE QUELQU’UN

Jules Romains romancier et auteur dramatique fait oublier par ses succès mondains, Jules Romains, poète. Dans l’article qu’on va lire, Maxime Nemo marque l’importance de l’unanimisme dans la poésie française en même temps que la vanité des œuvres actuelles du fondateur de cette école.

Nous étions avant la guerre, un certain nombre de désolés, mordus par la décourageante sensation de tourner à vide dans l’immensité d’une machine incompréhensible. Un livre vint à nous que le hasard ou le courant littéraire que nous suivions nous fit ouvrir : La Vie unanime de Jules Romains ; le livre entra dans nos existences, et y rayonna.

Le livre s’ouvrit devant nous, chargé de signes internes et externes ; nous prîmes les poèmes les uns après les autres. A nous qui avions lu Verhaeren, ce livre  précisait un rêve ou plus exactement confirmait le grand rêve qui se dégage du total verhaerenien. Du monde des forces frémissantes qui nous entouraient, il nous faisait descendre, ou monter – comme vous l‘entendrez- dans le cerveau de ce monde dans ses réflexes les plus invisibles et les plus silencieux.

Peu de livres, je crois, ont dit à  certains hommes les choses denses dont ils avaient besoin et que ce livre se mit à nous dire. Peu de livres peut-être ont dissipé autant d’angoisse et transformé la tristesse, l’étreinte de cette angoisse en une joie grave et qui, pour certains, devint définitive. C’est que le livre de Jules Romains nous apportait cet élément mystérieux qui manquait à nos vies et dont nous déplorions la disparition. Oui, d’autres mystères subsistaient, mais, pour nous, ils étaient effacés.

De suite, la sensation d’un mystère naissant nous berça et cette sensation donna à nos vies le sens ou la lumière qu’elles cherchaient. C’est qu’il y avait dans le livre des vers inoubliables, par tas :

L’univers marche ayant la tête dans un sac. 

Disait l’un d’eux et ce vers suffisait à nous confirmer notre trouble et à nous rendre le livre fraternel. Car nous sentions l’existence des choses réelles : de notre corps, de notre pensée, mais il y avait si longtemps que des hommes marchaient et pensaient que nous nous sentions isolés dans nos divers attribut physiques et intellectuels. Le livre, justement, disait un malaise qui était notre misère :

Nous avons décharné le monde

Fait par fait, soleil par soleil.

Et il ajoutait une phrase qui nous fut lumineuse :

Comme on serait content s’il on avait un dieu.

Je me souviens du choc que cette vérité produisit en nos poitrines et de la perspective qui s’ouvrit tout à coup devant nous. Notre mal était donc là ? Nous ne nous suffisions pas. Ni l’acide de Shopenhauer, ni l’alcool de Nietzche n’avait vraiment entamé notre être puisque nous avions besoin de « quelque chose » qui dominât l’aridité déconcertante de la personnalité éphémère et qui fût capable de coordonner nos efforts individuels et de transformer nos mouvements en rythmes. Car le poète, étudiant l’évolution qui s’accomplissait en lui, notait qu’après avoir pris vaguement encore, conscience de la notion d’une âme nouvelle, écrivait :

Qu’est-ce qui transfigure ainsi le boulevard ?

L’allure des passants n’est presque plus physique ;

Ce ne sont plus des mouvements, ce sont des rythmes

Et je n’ai plus besoin de mes yeux pour les voir. 

Le mystère de l’association humaine nous était révélé ; nous marchions avec le livre vers une certitude, car il n’y a de certitudes que celles crées par nos besoins d’esprit. Je crois intensément que la vérité n’est qu’une illusion ajoutée à tant d’autres et à laquelle nous nous accrochons parce que nous n’avons pas la fermeté d’âme nécessaire  pour nous en tenir à l’irréel et en faire la base de notre existence. L’évidence n’est que le résultat de nos désirs. La Vie unanime devint notre évidence. La notion dominatrice et douce de l’extérieur nous pénétra et s’associa à nous :

Toute l’immensité d’alentour le sature.

Il charge mes poumons, il empoisse les choses

Il sépare mon corps des meubles familiers

Et l’attache là-bas à des réalités

Que les murailles exilaient dans l’autre monde.

Et afin de nous rendre sensible le miracle qui venait de s’opérer, le poète trouva un vers d’une résonance infinie :

Les forces du dehors s’enroulent à mes mains.

Le romantisme eut l’ambition de fondre l’univers dans la sensation individuelle. La thèse peut encore se justifier, mais le moins qu’on puisse dire d’elle c’est que son désir de rendre l’individu gigantesque risque de détruire l’individu. Nous eûmes l’intuition que la pensée de Jules Romains en rendant à l’individu sa fonction seulement sociale le sauvait de l’isolement où l’avait conduit le romantisme. Il le séparait de la nature et surtout du cosmos, mais, par contre, il obligeait l’individu « à penser » l’humanité  en se concentrant sur elle, et de ce rapport constant, naissait, comme on l’a remarqué, une discipline. L’unanimisme en tant que volonté est une discipline, la seule raisonnable que nous avons eue depuis la disparition de l’idéal monarchique. L’anarchie est une fatalité naturelle dont la vie nous corrige.

Le romantisme après la double défaite révolutionnaire et napoléonienne devait fatalement isoler l’homme dans l’individu et celui-ci dans la recherche de la sensation primitive. La même fatalité – elle guide les évolutions personnelles et collectives – après la faillite de l’individualisme devait avoir pour conséquence de ramener l’homme vers l’homme et, par conséquent, vers la chose sociale. Une doctrine « constructiviste » devait succéder au nihilisme. La Vie unanime fut le lyrisme de cette évolution. Elle eut la volonté de chercher l’infini dans la chose humaine et de substituer à l’instinct primitif qui alimentait le romantisme (le plus souvent) le sentiment de l’imminente liaison sociale. La doctrine avait cette valeur formée par un poète, elle opérait la mystérieuse jonction des puissances de mysticisme et de raison qui sont au fond de tous désirs humains, du vague et irradiant pouvoir poétique, elle obtenait le premier d’un bel effort de pensée ; elle tirait la seconde. Elle répondait aussi à l’appel secret de nos natures qui n’avaient pas dit adieu à l’idéalisme mais qui le voulaient débarrassé de la lourde phraséologie des politiques. Le livre nous entoura de chaleur humaine et fit qu’en adhérant à cette pensée, nous eûmes l’illusion que cette chaleur augmentait. Notre nudité se sentit recouverte d’un uniforme social ; or, s’il est vrai que l’homme naît anarchiste, il devient humain en vivant, il se soumet à la vie, c’est à dire, le plus souvent, à la raison. La vie unanime réalisa l’accord  dont notre pensée avait besoin, elle constitua entre nos diverses sensibilités un élément d’harmonie.

Nous étions chargés d’une conscience qui était plus que la nôtre.

Notre « moi », désensorcelé de son isolement et du plaisir qu’il y trouvait avec une sorte d’ivresse vers ce nouveau mystère dont un poète nous parlait, celui des profondes associations humaines qui sont en effet, un des mystères de la vie, mais tellement constant qu’on n’y pense pas ou que, lorsqu’on l’évoque, c’est pour préciser les ennuis, les dégoûts qu’il procure, c’est pour finalement, le rejeter comme impur et indigne d’être jamais un rêve. Brusquement, nous n’étions plus sourds à la vie environnante dont les aspects se transformaient par le fait même que nous avions cessé de les déclarer hostiles à nous-mêmes :

J’écoute dans mon cœur comme dans une écluse

Affluer avec un immense clapotis

Les rêves, les désirs des hommes. J’engloutis

Un morceau de la cité dans ma poitrine accrue.

Et, avidement penché sur le livre, nous découvrions une raison d’être, d’être totalement dans le beau poème qui débute par ces vers :

Oh, lorsque notre espèce aura poussé plus drue,

Quand nous aurons fini de manger le désert,

Quand nos chairs se fondront en une seule chair…

Une sorte de tumulte musical retentissait en nous, devant nos pas et les guidant. Les accords du livre nous pénétraient : sons, idées, mots, tissant à travers le frémissement de notre esprit comme une nouvelle cellule pour notre âme. L’impérative et douce notion d’autrui nous pénétrait et trouvait un accueil amical en nous. Et il est bien certain que si « l’événement » avait alors éclaté, il aurait trouvé quelques jeunes hommes obscurs prêts à ces sacrifices dont celui de la vie est le plus léger.

L’événement ne se produisait pas ou plutôt, hélas ! ce fut la guerre. Entreprise unanime, diront certains ? C’est une prétention à laquelle nous pouvons le livre en main répondre : « non ». Certes l’unanimisme est une vertu virile, mais la morale qui doit en être déduite n’a de sens que dans une totale fraternité, atteignant le groupe humain tout entier. Réduite aux proportions d’un groupe secondaire : famille, nation ou syndicat, elle se détruit, car alors, elle se soumet à une forme limitée de la vie, ce qui est le contraire de son principe. Celui-ci a, en effet, pour but de nous faire sentir l’unité de la face humaine et d’aviver à ce point notre conscience qu’elle devienne le centre de sensibilité de tout phénomène humain :

Alors quand on fera la guerre aux antipodes…

Chaque homme percevra que sa chair à lui meurt…

Que le sang coule de la bête collective ;

La fièvre des blessés inconnus le mordra,

Et nous aurons le cœur plein de coups de canon.

Le rêve est assoupi. Je ne pense pas qu’il soit mort. Les nécessités vitales sont éternelles. La veulerie est toujours passagère, notre époque passera ; un jour, l’égout social emportera au loin, pêle-mêle les cadavres des pédérastes qui, eux aussi, s’en iront « dormir à reculons » et les débris des boîtes de nuit ou de jour. Il est peut-être salutaire que la guerre s’achève par cette immense fumure pour que le ricanement de tant de morts ait un sens inoubliable.

L’instinct de la santé étant impérissable, l’avenir, en se retournant, ne retiendra des œuvres écrites par nos générations

que celles qui tendaient vers cet équilibre qu’est la santé. Peut-être dans la poitrine des jeunes hommes de 19..  se produira-t-il ce choc éprouvé par la nôtre, lorsqu’ils retrouveront les feuillets jaunis de la Vie unanime.

Je souhaite qu’un heureux hasard ait détruit les œuvres dernières de Jules Romains pour que vivent dans le souvenir des jeunes hommes de cette époque, les seules choses de lui qui méritent l’admiration. Certaines chutes sont pénibles et même douloureuses. Or, le poète que nous aimions est tombé de la Vie unanime il est tombé au Dieu des corps. Hélas, le poète de Cromedeyre était déjà devenu l’auteur des Trouhadec et nous qui suivions cet homme, avec une sorte de tendresse inquiète, nous étions étonnés parfois, irrités souvent, déçus toujours. Je sais, un homme ne nous donne vraiment le son de sa vraie personnalité que lorsque le succès l’atteint. La pauvreté, l’obscurité ne sont pas difficiles à subir ; la plus grande épreuve de l’homme est celle de la richesse et du succès. C’est alors que l’anatomie d’un être apparaît.

Knock a été le succès de Jules Romains ; ce succès l’a perdu. Il se peut, certes, que la Vie unanime soit un tout, dans lequel le lyrisme du poète s’est exprimé et résumé, mais on n’a pas le droit, après qu’on a pris un tel engagement d’écrire n’importe quoi, ou alors, on change de nom, puisqu’on a changé d’âme. Le poète comme le prétendit Thibaudet, voulut-il, jadis, nous mystifier ? C’est possible, mais nous l’avons englobé dans la mystification et nous lui signifions que nous avons pris la chose au sérieux. Nous croyons encore à son œuvre si lui n’y a jamais cru. Or voici qu’après avoir écrit un roman « rose » : Lucienne, M. Jules Romains, écrit aujourd’hui un roman sexuel ou a l’intention de l’écrire. Malheureusement le don de la sensualité – qui peut atteindre le sublime- a été refusé à cet agrégé de philosophie et rien n’est plus froid que cet exercice cérébral qui croit trouver le secret de nouvelles pornographies littéraires dans la description des caresses les plus intimes. Les précisions de M. Jules Romains manquent d’alcool ou plus exactement, en dépit de son titre ambitieux, elles manquent de divinité. Les passions sensuelles ne sont divines qu’à leur pointe extrême, quand la perversité d’un Baudelaire ou la fougue d’un Byron les animent ; ou encore – surtout- quand le mélange des deux extrêmes s’opère dans une même nature et aboutit à la silhouette hallucinante de don Juan. Mais en vertu, peut-être de certains antécédents, ou parce qu’il n’a voulu s’encanailler dans l’époque que tout juste ce qu’il faut pour aboutir au gros tirage, M. Jules Romains nous conte l’histoire d’une sexualité honnête, sanctionnée et, je pense sanctifiée, par le double sacrement du mariage ; cette précaution prise, il nous décrit les nuits de noce – dans le sens le plus légitime du mot – de M. Pierre Febvre et des après midi qui suivirent.

Pour en arriver là, e, 252 pages, il nous avait fait assister à l’enlèvement du même Pierre Febvre par celle qui n’était encore qu’une maîtresse de piano à F….. les Eaux. La jeune fille  raconte « l’enlèvement », le marié, ce qui le suit. C’est assez dans l’ordre des choses. Cette double histoire aura encore une suite. Pour l’instant l’auteur nous apprend en 500 pages, comment le plus normalement du monde, on se rencontre, on se fiance, on s’épouse. Nous avions évidemment besoin de cette révélation.

Les gens heureux n’ont pas d’histoire, dit la vieille sagesse populaire. M. Jules Romains a voulu nous prouver le contraire. Je trouve qu’il n’y est pas parvenu. Peut-être l’avenir démentira-t-il mon affirmation. Pour l’instant la vie sensuelle de ses personnages ne dépasse pas en importance et en signification leurs modestes dimensions sociales, et que nous importe, dès lors, qu’ils fassent – le plus banalement du monde- l’amour : à pied, à cheval ou en voiture….

Est-il donc quand on a eu le malheur de tenir une plume entre ses doigts, est-il donc si difficile de s’abstenir d’écrire quand on n’a rien à dire ?

Il y a deux écrivains dans cet homme, nous nous garderons de les confondre. L’un des deux semble mort pour l’autre. Mais en vertu même du principe qui nous l’a donné, nous nous emparons du premier, certains que sa valeur spirituelle trouvera en nous un meilleur asile que dans la personnalité de son homonyme.

Maxime NEMO 

Voici la réponse apportée par un lecteur à la chronique de Maxime Nemo :

Défense de Jules Romains

L’article que Maxime NEMO consacre à Jules Romains, est loin de manquer d’intérêt. Je ne puis dire cependant qu’il me satisfait pleinement. Il était bon sans doute de rappeler à vos lecteurs l’importance de l’œuvre poétique de Romains. Le grand public ne connaît plus guère que l’auteur des Copains, de Knock et


de Volpone. Malgré sa récente réédition la Vie unanime est oubliée. Mais pourquoi Nemo s’en tint-il à ses seuls poèmes ?

Romains est accusé d’avoir voulu dans


Lucienne et le Dieu des Corps flatter l’opinion – « Roman rose » puis pornographie. Que Jules Romains ait fait d’un volume de pornographie la suite d’un roman rose, cela serait assez étrange. Pour appâter le public n’aurait-il pas dû commencer par où, selon Nemo, il finit ? Pornographie ratée d’ailleurs. Pourquoi faire à Romains l’injure de le croire incapable de bonne pornographie ? Avec tout son talent n’aurait-il pas réussi là où Victor Margueritte réussit si bien ? Pornographie limitée ? Ce n’est pas là le moyen d’arriver au gros tirage, surtout lorsque la critique avec ensemble imprime son ennui. Alors ? Ni Gide, ni Proust ne sont pornographes. Cependant les caresses de leurs héros sont autrement pimentées et bien aussi précisément indiquées que celles que Romains décrit avec la minutie que vous lui reprochez. Mais les héros de Romains sont normaux. Voilà le fond de notre argumentation. Normaux donc peu intéressants.

N’est-ce pas ici une grave erreur de Nemo, erreur qui le conduit à l’opération chirurgicale que rien n’imposait. L’auteur de la Vie unanime n’aurait-il pas le droit d’étudier le couple ? de l’étudier ne médecin, en physiologiste, en sociologue, en poète ? Et cela ne nous intéresserait pas ? Mais c’est la question toute entière de la famille que Romains pose. Comment dans notre société petite bourgeoise elle se constitue, dure et peut durer. Quelle que soit la réponse apportée, dont je ne puis préjuger car je n’ai pas lu les deux parties de Quand le Navire déjà parues dans la Nouvelle revue Française, elle ne peut nous laisser indifférents. Cette étude du coupe type de deux petits bourgeois, instruits, intelligents, artistes, mais prisonniers encore d’un réseau de conventions sociales désuètes est bien aussi riche d’enseignements que celle du plus anormal des homosexuels. La pédérastie peut-avoir son agrément ! Le couple est tout de même encore aujourd’hui une cellule sociale importante. On peut se demander ce qu’il deviendra.

Pardonnez encore d’allonger cette lettre. Je ne voudrais pas m’en tenir au seul Dieu des corps, Knock et les le Trouhadec ne sont-ils pas autre chose que des succès mondains ? Knock n’est pas seulement une satire contre les médecins. C’est encore de la médecine, force sociale, bien plus que celle du Docteur Knock, individu. Romains unanimiste n’avait-il rien à dire ? Faut-il passer sous silence la caricature politique du Voyage de le Trouhadec ? Le créateur du parti des honnêtes gens : un requin de la presse, un ancien cambrioleur, un banquier véreux, un grec de tripot et son président fantoche universitaire Le Trouhadec lui-même – a droit à autre chose qu’à notre mépris.

En somme j’accepte tout ce que Nemo dit du poète de la Vie Unanime. Mais je me refuse à couper Romains par le milieu, à embaumer la première moitié, à brûler la seconde. Tout entier il reste parmi les écrivains actuels, sinon un des plus près du prolétariat, du moins un des plus grands ennemis de la bourgeoisie, et un de ceux où, l’on peut trouver le plus d’enseignements féconds. 

( réponse d’un lecteur à Maxime NEMO dans MONDE)

ODE DANSANTE A PANAÏT ISRATI   in Alger Etudiant 1927-1928

Panaïki, Panaïki... tu sens bon, sentant le musc et les conifères. Panaïki, Panaïki, tu danses dans une lumière orange et la mer fait autour de ta taille une écharpe bleue. Panaïki, Panaïki, tu es beau comme un petit cheval arabe et ta douceur est celle d'un sucre d'orge, ô cavalier ! bouche pour les petits enfants qui nichent éternellement dans le cœur des hommes, qui sont le meilleur de leur cœur : cette chose qui fond et qui pleure, violente comme une jeune femme en amour et douce comme un amour apaisé, ô toi qui fonds comme du sucre d'orge et qui sucres les lèvres !

Parfum de rose et de sueurs turques, vendeur de salepgdi toi qui marches sur terre sans avoir de route devant les yeux afin de n'avoir pas de but sur cette terre, toi qui fais « je pleure », et puis » je chante » dans le même sourire, en te tournant à droite et à gauche vers d'invisibles amis, ô toi ! dont le cœur saute sous une petite veste turque, brodée et jolie (comme on n'en voit plus en Turquie) et sur laquelle se posa le long regard rêveur d'étranges seigneurs turcs, des beys et des effendis, dis Panait Istrati, l'as tu vraiment connue, Kyra Kyralinâ ?... et sa pitié si douce et ses vices qu'on dirait parfumés et sucrés...

O Panait, tu portes déjà bien des noms sonores dans la mémoire des hommes : Stavro, Codine et Nérranttsoula, tout le rêve du pauvre désir dès hommes, les élans de leur chair comme gonflée des souffles de leur âme, ou le contraire, ce qui serait encore pareil, tout étant la même chose pour le grand visionnaire, comme tout doit être pareil au regard du Dieu supérieur......

Car la nature est la Nature même, ô Panaïki, petit cheval arabe: l'horrible et doux mélange qui fait danser les hommes, rude et ravissante tendresse qui fait du crime une forme encore de l'amour et comme une autre fonction de l'amour ! car tu sais bien qu'il n'y a que l'amour sur la terre, à l'état de force, l'amour illégal et mensonger, le contraire de la raison puisque la raison de l'éternité... et c'est pourquoi tu portes ta notion humaine comme Cosma les femmes qu'il allait adorer, délaisser : sur un cheval noir, contre sa poitrine, près des battements de ce coeur qu'il savait inconstant, dans ses bras qui serraient leur être fragile avec une précautionneuse et virile tendresse... tandis que sa bouche parlait, qu'il devenait poète sous l'impulsion de la nuit et de l'amour et que, sur le cheval, la femme au creux de cette immense poitrine, sur le front de l'homme, les étoiles fuyaient, rieuses, sarcastiques et tendres, emportées dans le rythme qui tient le sang du monde et l'esprit du monde. Et Cosma parlait. Et dans la naissance de son désir, il ne sentait pas apparaître —et pourtant,il en était ainsi — la fin du désir qui venait de naître...

Tout est ainsi, ô Panaïtki ! seul, ce qui est à naître est fatalement vrai. Nous ne nous trompons que sur la mort et sur l'existence, mais le reste est vrai.

Maxime NEMO.


Je sens.

Eh quoi, rien que sentir ? Ô Destinée.

Je sens

Ombre du vaste monde jusqu’à moi murmurée ;

Perpétuel univers tendrement incliné,

Délicate et puissante structure,

Murmure étonnant que je sens !

Déjà,

Le diapason s’affaisse au sortilège clôt ;

Plus d’ombre qu’en ce ruisseau

Dont éclatent les ondes ;

Et, seul, au monde pétrifié,

J’apporte

D’étonnants souvenirs de murmures confus.

Quoi, attentif

A qui ne saurait bruire une seconde fois

Resterai à ce point inerte et curieux

Attendant, écoutant mon esprit conclure :

« le Vide est vide et ce néant ne saurait être ? »

Mais la redoutable et profonde présence renaît,

Ô douceur !

L’âme, en son secret insinue et ondule :

Ô trop lucide entendement !

Un monde éveille à sa tendre substance

Ta tige infiniment poreuse et frémissante

Mon âme

Puisque je sens !

 

Seul, mon refuge en cette certitude :

Je sens.

Et comme l’étonnant silence est venu jusqu’à moi !

Et que je suis empli de vide exclu !

Monde, ô monde murmuré,

Me voici nu jusqu’au bout de moi-même !

Nu

Et attentif

A ne pas être une unique présence.

 

Par un seul geste, par un seul mot,

Mon esprit s’emplit à ta mesure

Ô Tout illimité,

Et d’une si profonde et si chaste substance

Qu’un vertige arrêté t’a calculé : Néant.

 

Néant ; erreur.

Forces ,

Libérez-vous par ce rire éclairé !

Ma joie vous nie, ô négations anticipées !

Et ma pensée, heureuse sur sa pente,

Coule jusqu’à l’immonde et ravissante certitude :

Je sens !

Mais quelle horreur :

Improviser aux libertés de ce chaos

Un monde étonnamment organique et diffus ?...

Ah, fuyez-moi, rapides illusions !

Vipères qui ne donnez  que d’informes prémices,

Je me refuse à ce spectre étouffant.

Un sort m’attend, gonflé de touffes d’herbes,

L’air y circule en un cycle croissant,

Mes pieds sont joints à des fuites rapides,

Ah, tout s’émeut dans l’herbe, folle, avide

Que le reptile y séjourne, impuissant !

 

Solitude d’un Tout où je me répercute !

Ombre de ma conscience augmentée au Puissant,

Mon Moi qui n’est plus moi !

Ô prisonnier que j’aime !

La vie n’a que fixé la mort pour illusion

Et l’instant pour prison !

Mais regardez  j’ai terrassé ces brèves apparences,

Et je suis libre : Espace !

Et je suis fixe : ô Temps.

 

Maxime NEMO   27mars / 7 avril 1936


PORTRAIT

Non ! Le cadre n’entraîne pas

A sa fragile investiture

La vie profonde qui t’anime

Et renaît à ce pur portrait.

Que je retrouve cet élan,

Illuminé par ton sourire,

Acquis depuis notre aube heureuse.

 

Chère, une ferveur en moi s’attise

A la rencontre du souvenir

Liant ma vie à sa perspective.

Oh, que tu me fus une aube heureuse

Toi, qui, conquise par mon amour

Me laissa, ce soir tendre où troublé,

Cherchant un sillage disparu

Je restais, éperdu, douloureux

A contenir la trace évanouie.

 

Viens ! nulle autre âme que la nôtre assiste

A ce festival retrouvé, où liés

Par ces constants secrets nous évoquons

Tous nos rappels explosant en échos

Aux quatre coins de l’univers fermé

 

Qu’ensemble et bercés par le chant

Telle une symphonie entretenue

Intime au point de n’atteindre que soi

Ton être uni au mien subjugue et crée

Par son timbre, ô mémoire ! ô diapason !

 

Viens, ta lèvre douce, onctueuse, enchante, ravit

Mon émotion, penchée sur elle ! et ton sourire

Est une clarté apparue – et si menue !

Où tremble, en vis-à-vis, on ne sait quoi de moi

Qui se suspend à ces reflets et les reprend

A cette image au profit de qui sait quel songe !

Je regarde, immobile, image resplendissante

Les dons qui, par toi exprimèrent leur mystère

Et je rentre dans ce passé que tu remplis

D’abandons, de beauté, de claire intelligence,

Emu devant le fleuve où nous coulons, paisibles

Tels une même chose à son sort associée

Et si sereine au creux de sa vie composée

Que la grande ombre de la mort est traversée

Par le jet de notre être identique en clarté.


 

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