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19 novembre 2021 5 19 /11 /novembre /2021 23:27

Que j’ai erré par les rues, dans ce temps-là ! Combien, dans mon impatience, j’ai vu, j’ai recherché de choses ! Car je ne voulais certes pas borner mon expérience au seul Paris de 1904. Avec mes sens en éveil, avec mon cœur, j’étais aussi en quête du Paris de Henri IV, de Louis XIV, de Napoléon et de la Révolution, du Paris de Rétif de la Bretonne et de Balzac, de Zola et de Louis-Philippe, avec toutes ses rues, ses visages et ses événements. Ici, comme toujours en France, j’éprouvais avec une force persuasive combien une grande littérature tournée vers le vrai donne en retour à son peuple une force qui l’éternise ; car tout, à Paris, était déjà en fait familier à mon esprit grâce à l’art évocateur des poètes, des romanciers, des historiens, des peintres des mœurs, avant que je le visse de mes propres yeux. Cela ne faisait que se ranimer quand je le rencontrais, la vision concrète devenait en réalité reconnaissance, cette joie de l’anagnôsis des Grecs qu’Aristote loue comme la plus grande et la plus mystérieuse des jouissances artistiques. Et pourtant, ce n’est jamais par les livres, ni même par de diligentes flâneries qu’on reconnaît un peuple, une ville, dans ce qu’ils ont de plus intime et de plus secret, mais toujours par ses représentants les plus excellents. C’est seulement dans l’amitié spirituelle avec les vivants que l’on pénètre les vraies relations entre le peuple et le pays ; tout ce qu’on observe du dehors reste une image inexacte et prématurée. De telles amitiés me furent accordées, et la meilleure de toutes avec Léon Bazalgette. Grâce à mes relations étroites avec Verhaeren, à qui je rendais visite à Saint-Cloud deux fois par semaine, j’avais été préservé de tomber, comme la plupart des étrangers, dans le cercle battu par les vents des peintres et littérateurs internationaux qui peuplaient le Café du Dôme et demeuraient au fond partout les mêmes, que ce fût à Munich, à Rome ou à Berlin. Avec Verhaeren, au contraire, j’allais voir les peintres, les poètes qui, au milieu de cette ville jouisseuse et pleine de tempérament, vivaient chacun dans son silence créateur comme dans une île solitaire consacrée au travail ; j’ai vu encore l’atelier de Renoir et les meilleurs de ses élèves. Extérieurement, l’existence de ces impressionnistes, dont les œuvres se paient aujourd’hui des dizaines de milliers de dollars, ne différait en rien de celle du petit-bourgeois ou du rentier ; une petite maison quelconque à laquelle s’adossait un atelier, pas de « grand spectacle » comme celui qu’offraient, à Munich, Lenbach et d’autres célébrités, avec leurs luxueuses villas qui voulaient imiter le style pompéien. Les poètes avec lesquels je me liai bientôt personnellement vivaient aussi simplement que les peintres. Ils avaient pour la plupart un petit emploi de fonctionnaire qui ne leur demandait que peu de travail effectif ; la haute estime où l’on tenait la production intellectuelle en France, dans tous les rangs de la hiérarchie, avait conseillé depuis des années déjà cette sage méthode consistant à conférer de discrètes sinécures aux poètes et aux écrivains qui ne tiraient pas grand profit de leur travail ; on les nommait, par exemple, bibliothécaires au ministère de la Marine ou au Sénat. Cela leur assurait un petit traitement et ne leur donnait que peu de travail, car les sénateurs ne demandaient que très rarement un livre, si bien que l’heureux bénéficiaire d’une de ces prébendes pouvait composer ses vers au calme et bien à son aise durant ses heures de service, installé dans le vieux palais du Sénat si plein de style, devant sa fenêtre qui donnait sur le jardin du Luxembourg, et sans avoir à songer jamais aux droits d’auteur. Cette modeste sécurité lui suffisait. D’autres étaient médecins, comme plus tard Duhamel et Durtain, ou avaient une petite galerie de peinture comme Charles Vildrac, ou étaient professeurs de lycée comme Romains et Jean-Richard Bloch ; ils passaient leurs heures de bureau à l’Agence Havas, comme Paul Valéry, ou étaient employés chez des éditeurs. Mais aucun n’avait la prétention, comme leurs successeurs gâtés par le film et les grands tirages, de fonder immédiatement une existence indépendante sur leur inclination première pour les arts. Ce que ces poètes attendaient de leurs professions modestes, choisies sans desseins ambitieux, ce n’était rien d’autre que le minimum de sécurité matérielle dans leur vie extérieure qui leur garantissait l’indépendance dont ils avaient besoin pour leur œuvre. Grâce à cette sécurité, ils pouvaient négliger les grands quotidiens parisiens tous plus ou moins corrompus, écrire sans exiger d’honoraires pour leurs petites revues qui, toutes, ne se maintenaient qu’au prix de sacrifices personnels, et accepter tranquillement que l’on ne jouât leurs pièces que dans de petits théâtres littéraires et que leur nom ne fût connu d’abord que dans le cercle de leurs relations. Durant des dizaines d’années, seule une élite très restreinte a connu l’existence de Claudel, de Péguy, de Rolland, de Suarès, de Valéry. Dans cette ville affairée et remuante, il n’y avait qu’eux qui n’étaient pas pressés. Il leur paraissait plus important de vivre et de travailler dans le silence et le calme pour un cercle paisible, à l’écart de la « foire sur la place 15 », que de se pousser, et ils ne rougissaient pas de vivre en petits-bourgeois un peu serrés pour, en revanche, dans le domaine de l’art, penser avec liberté et audace. Leurs femmes faisaient la cuisine et tenaient le ménage ; ces soirées entre camarades étaient pleines de simplicité, et d’autant plus cordiales de ce fait. On s’asseyait sur des chaises de paille bon marché autour d’une table négligemment couverte d’une nappe à carreaux — il n’y avait pas plus de luxe que chez le monteur qui logeait au même étage, mais on se sentait libre et sans entraves. Ils n’avaient pas le téléphone, pas de machine à écrire, pas de secrétaire ; ils évitaient tout appareil technique de même que les moyens de propagande et l’apparat propres à frapper les esprits, ils écrivaient leurs livres à la main ainsi qu’il y a mille ans, et même dans les grandes maisons d’édition comme le Mercure de France, il n’y avait point de prescriptions autoritaires ni d’apparat compliqué. Rien n’était gaspillé pour le prestige et la représentation ; tous ces jeunes poètes français vivaient, comme le peuple tout entier, pour la seule joie de vivre, dans sa forme la plus sublime, il est vrai : pour la joie de créer une œuvre d’art. Ah ! comme ces amis que je venais de me faire, avec leur propreté morale, m’obligèrent à réviser l’idée que j’avais alors de l’écrivain français ! Que leur genre de vie différait de ce qu’on voyait alors représenté chez Bourget et les autres romanciers à la mode, pour qui le « salon » s’identifiait avec le monde ! Et comme leurs femmes m’instruisaient sur la fausseté criminelle du portrait que, sur la foi de nos lectures, nous avions conçu chez nous de la Française, une mondaine ne songeant qu’aux aventures, à la dissipation ! Jamais je n’ai vu de femmes d’intérieur plus honnêtes et paisibles que dans ce cercle fraternel : économes, modestes et gaies même dans les conditions les plus difficiles, apprêtant de petites merveilles sur un fourneau minuscule, surveillant les enfants et, avec cela, dans une fidèle intimité spirituelle avec leur mari. Seul celui qui a vécu dans ces milieux, en ami, en camarade, sait ce que c’est que la France véritable. Ce qui était extraordinaire chez Léon Bazalgette, cet ami entre mes amis, dont le nom est fort injustement oublié dans la plupart des tableaux de la littérature française contemporaine, c’est qu’au milieu de cette génération de poètes il mettait toute sa force créatrice au service d’œuvres étrangères, réservant ainsi toute la merveilleuse intensité de sa nature à ceux qu’il aimait. En lui, le « camarade » né, j’ai appris à connaître le type incarné et absolu de l’homme prêt à tous les sacrifices, véritablement dévoué, qui considère comme la tâche unique de sa vie d’aider les valeurs essentielles de son époque à exercer leur action et ne cède pas même à l’orgueil légitime d’être loué pour les avoir découvertes et fait connaître. Son enthousiasme actif n’était qu’une fonction naturelle de sa conscience morale. D’apparence un peu militaire, encore qu’ardent antimilitariste, il mettait dans son commerce la cordialité d’un vrai camarade. Toujours prêt à servir, à conseiller, inébranlable dans sa probité, ponctuel comme une horloge, il s’inquiétait de tout ce qui touchait autrui, jamais de son avantage personnel. Le temps ne comptait pas pour lui, l’argent ne comptait pas pour lui quand il s’agissait d’un ami, et il avait des amis dans le monde entier, troupe restreinte mais choisie. Il avait consacré dix années de sa vie à faire connaître Walt Whitman aux Français par la traduction de tous ses poèmes et une biographie monumentale. Inciter sa nation à porter un regard au-delà des frontières, rendre ses concitoyens plus virils, leur inculquer l’esprit de camaraderie, en proposant cet exemple d’un homme libre, épris du monde entier, était devenu le but de son existence : le meilleur des Français, il était en même temps l’adversaire le plus passionné du nationalisme. Nous nous liâmes bientôt d’une amitié intime et fraternelle parce que nous ne pensions ni l’un ni l’autre en termes de patries, parce que nous aimions tous les deux servir des œuvres étrangères avec dévouement et sans aucun profit matériel, parce que nous estimions l’indépendance de la pensée comme le bien suprême dans la vie. C’est en lui que j’ai appris pour la première fois à connaître cette France « souterraine » ; quand je lus plus tard dans le livre de Romain Rolland la rencontre d’Olivier avec l’Allemand Jean-Christophe, je crus presque y voir ce que nous avions personnellement vécu. Mais le plus merveilleux dans notre amitié, ce qu’elle a pour moi de plus inoubliable, c’est qu’elle avait toujours à triompher d’un point sensible et délicat, dont la résistance opiniâtre, dans des circonstances ordinaires, aurait dû empêcher une sincère et cordiale intimité entre deux écrivains. Ce point délicat, c’est que Bazalgette, avec sa magnifique loyauté, rejetait énergiquement tout ce que j’écrivais alors. Il m’aimait en tant que personne, il avait l’estime la plus reconnaissante pour mon dévouement à l’œuvre de Verhaeren. Chaque fois que je venais à Paris, il m’attendait fidèlement à la gare et était le premier à venir vers moi pour me saluer ; partout où il pouvait m’aider, il était présent ; nous nous accordions mieux que des frères sur toutes les questions essentielles. Mais il disait résolument non à tous mes travaux personnels. Il connaissait des poésies et des morceaux de prose de moi dans les traductions d’Henri Guilbeaux (qui, plus tard, pendant la guerre mondiale, joua un rôle important en qualité d’ami de Lénine), et les rejetait avec sa franche brusquerie. Tout cela n’avait aucun rapport avec la réalité, objectait-il inlassablement, tout cela était de la littérature ésotérique (qu’il haïssait du fond du cœur), et il s’irritait parce que c’était justement moi qui l’écrivais. Absolument loyal envers lui-même, il ne faisait sur ce point comme ailleurs aucune concession, pas même celles de la courtoisie. Quand, par exemple, il prit la direction d’une revue, il me demanda mon aide — c’est-à-dire qu’il me pria de lui amener d’Allemagne des collaborateurs essentiels, donc des articles qui valussent mieux que les miens ; quant à moi, son ami le plus proche, il s’obstina à ne pas me demander une ligne, à n’en pas publier une, bien que dans le même temps, avec un total dévouement, et sans toucher un sou d’honoraires, il consentît par pure amitié à réviser pour un éditeur la traduction française d’un de mes livres. Le fait qu’en dix ans cette camaraderie fraternelle n’ait pas connu une heure de refroidissement à cause de cette curieuse circonstance me l’a rendue encore plus chère. Et jamais l’approbation de quiconque ne m’a procuré plus de joie que celle de Bazalgette quand, au cours de la guerre mondiale — reniant tout ce que j’avais fait jusque-là —, j’atteignis enfin à une forme d’expression personnelle. Car je savais que son oui accordé à mes nouveaux ouvrages était aussi sincère que le non abrupt qu’il m’avait opposé pendant dix ans.

Stefan Zweig  Le monde d'hier 1944

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